L’impérialisme aujourd’hui

Éléments d’analyse sur la phase de putréfaction du capitalisme

Antitesi (Italie)

La guerre en Ukraine, en raison de ses prémices évidentes et de ses conséquences probables, toutes deux fondamentalement liées à la contradiction interimpérialiste, impose aux communistes la nécessité de relancer un débat approfondi sur la nature et les caractéristiques de l’impérialisme contemporain. Nous souhaitons apporter notre contribution à cette réflexion afin de renforcer idéologiquement la ligne juste qui consiste à « transformer la guerre impérialiste en lutte révolutionnaire ».

Le débat sur ce thème, imposé par la tragique réalité d’une guerre en Europe, a déjà suscité des positions divergentes et une grande confusion parmi ceux qui se considèrent communistes. Il ne peut en être autrement, compte tenu de l’état de désagrégation dans lequel se trouvent les zones marquées par l’influence idéologique du révisionnisme et de l’impuissance et de la désorientation qui caractérisent celles qui sont les plus marquées d’un point de vue révolutionnaire.

La clarté idéologique et la ligne révolutionnaire sont à la fois les prémisses et les résultats de cette réflexion approfondie. La clarté idéologique renforce la ligne révolutionnaire, « sans théorie révolutionnaire, il n’y a pas de mouvement révolutionnaire »1, tandis que l’élaboration et la vérification d’une ligne révolutionnaire renforcent, par la pratique, la théorie révolutionnaire. Dans le développement de cette dialectique, nous pensons qu’il est essentiel, à l’heure actuelle, de mener un travail théorique visant à nous doter d’une conception correcte de l’impérialisme.

Pour saisir l’impérialisme de notre époque, tel qu’il est lié structurellement, et non seulement historiquement, au capitalisme, c’est-à-dire pour en étudier la nature essentielle, il faut partir de « la question économique fondamentale, la question de la substance économique de l’impérialisme, car sans cette analyse, il n’est pas possible de comprendre ni la guerre actuelle ni la situation politique actuelle »². D’autre part, pour comprendre le développement de la tendance à la guerre, telle qu’elle se concrétise dans cette phase, il faut considérer le développement historique des dynamiques superstructurelles : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Toute guerre est indissolublement liée au régime politique dont elle découle. (…) si vous n’avez pas étudié la politique menée par les deux groupes de puissances belligérantes au cours des dernières décennies, si vous n’avez pas montré le lien entre cette guerre et la politique qui la précède, vous n’avez rien compris »3.

Une difficulté à laquelle nous sommes confrontés dans le traitement de cette question est celle de comprendre que l’impérialisme auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est la concrétisation du développement et de la crise de la phase impérialiste du capitalisme. C’est sa nature structurelle qui dialectise sur le plan superstructurel la tendance à la guerre.

Le passage à ce que Lénine appelle la phase impérialiste du capitalisme est un saut qualitatif qui s’est concrétisé dans le passage du capitalisme concurrentiel (phase classique) au capitalisme monopolistique (phase impérialiste). En ce sens, l’impérialisme est le capitalisme de notre époque : une modalité qui est à la fois une réponse structurelle aux crises du capitalisme classique-concurrentiel (déterminant une nouvelle phase de développement) et une condition d’aggravation de la tendance à la crise générale du mode de production capitaliste (phase suprême et phase de putréfaction). Si l’on ne parvient pas à cette compréhension, et si l’on n’adopte donc pas une approche léniniste, on tombe facilement sous l’influence de la conception géopolitique bourgeoise qui réduit l’impérialisme aux politiques impérialistes plus ou moins agressives menées par les États. On ne saisit ainsi que certains aspects phénoménaux, certains traits de l’impérialisme qui se manifestent au niveau superstructurel, et on laisse dans l’ombre sa véritable essence économique. Cette conception a toujours été appréciée et reprise par les révisionnistes et les réformistes car elle contemple l’illusion de la réformabilité des politiques dans le cadre de l’ordre structurel donné : c’est-à-dire l’illusion de la possibilité d’existence, à notre époque, d’un capitalisme non impérialiste et donc non belliciste.

La conception de l’impérialisme de Marx à Lénine

Lénine, dans son essai populaire L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (écrit en 1916 en pleine Première Guerre mondiale), esquissant la définition de la phase impérialiste du capitalisme (qui peut être située historiquement avec la sortie de la grande crise de 1872-1896), met l’accent sur l’avènement du caractère monopolistique comme déterminant de la structure économique. Le développement du capitalisme, avec l’immense croissance de l’industrie et le processus très rapide de concentration et de centralisation4 de la production dans des entreprises de plus en plus grandes, conduit à un certain stade de son évolution au seuil du monopole. Ce processus, qui commence par la constitution de trusts sectoriels dans la seconde moitié du XIXe siècle, aboutit à la combinaison, à l’union en une seule entreprise de différentes branches industrielles, d’abord à l’échelle nationale, puis, après la Seconde Guerre mondiale, à l’échelle multinationale. L’histoire a ainsi confirmé que « le protectionnisme et la liberté des échanges ne déterminent que des différences non essentielles dans les formes du monopole ou dans le moment où il apparaît, mais que l’émergence des monopoles, sous l’effet du processus de concentration, est, en général, une loi universelle et fondamentale du stade actuel de développement du capitalisme »5.

La concurrence a déterminé la concentration et la concentration a conduit au monopole. Mais comme le précise Marx, ce monopole moderne « n’est pas une simple antithèse (de la concurrence, ndlr) ». Il est la synthèse du monopole féodal (thèse) et de la concurrence (antithèse) : « Le monopole moderne est la négation du monopole féodal, en ce qu’il suppose le régime de la concurrence, et il est la négation de la concurrence en ce qu’il est monopole. Ainsi, le monopole moderne est le monopole synthétique, la négation de la négation, l’unité des contraires »6.

Le capitalisme, avec sa connotation monopoliste, entre donc dans la phase impérialiste en conservant intact le cadre général de la libre concurrence formellement reconnue, mais en renforçant l’oppression que les monopoleurs exercent sur les autres classes et sur les peuples. Le monopole moderne se développe donc avec la concurrence, concurrence qui prend ainsi également la forme d’une lutte entre monopoles.

Comme le précise Lénine, la compréhension de l’importance des monopoles modernes est incomplète si l’on ne tient pas compte de la fonction exercée par les banques. Leur fonction initiale était de servir d’intermédiaire dans les paiements. Sur cette base, elles ont développé la collecte de toutes les rentes en argent et leur mise à disposition des capitalistes, favorisant ainsi la transformation du capital liquide inactif en capital actif, c’est-à-dire producteur de profit. Avec la concentration et la centralisation, les banques se transforment de modestes intermédiaires en puissants monopoles qui disposent de la quasi-totalité du capital liquide, des moyens de production et des sources de matières premières au niveau national et international.

Le développement monopolistique du capital bancaire a conduit à une situation dans laquelle un nombre toujours plus grand d’entreprises distinctes sont soumises à un centre unique. Ainsi, grâce à l’activité des grandes banques, une poignée de monopoleurs ont pu contrôler la majeure partie des opérations industrielles et commerciales tant au niveau national qu’international. Il s’est donc réalisé une symbiose monopolistique entre le capital bancaire et le capital industriel, qui a concrétisé le passage de la domination du capital en général à la domination d’une section dominante constituée en capital financier7.

À ce stade du développement du capitalisme, la séparation entre la possession du capital et son utilisation dans la production, la séparation entre le rentier et l’industriel, trouve également son expression maximale. Le capital financier se concentre entre les mains d’une oligarchie financière dont la consolidation est favorisée par la très forte rentabilité qui résulte du développement du capital fictif (cotations boursières, émission de titres, financement de la dette publique et des prêts et investissements étrangers, etc. La spéculation (financière et autre) et l’accumulation par spoliation (par exemple à la suite d’une insolvabilité) accentuent ce processus. Un effet important est que ce type de capital, et l’oligarchie financière qui le détient, réalise d’énormes profits tant en période de croissance économique qu’en période de crise. En effet, dans ces dernières, avec la récession, ce sont surtout les petites et moyennes entreprises (non monopolistiques), mais aussi certains grands groupes, qui font faillite et deviennent la proie d’opérations financières, pouvant être rachetés à des prix dérisoires pour être « assainis », « reconvertis », « délocalisés » ou « dépouillés ».

Une autre condition indiquée par Lénine comme caractéristique du stade impérialiste du capitalisme est la prévalence de l’exportation des capitaux sur l’exportation des marchandises. « La nécessité de l’exportation du capital est créée par le fait que, dans certains pays, le capitalisme est devenu « plus que mûr » et qu’il ne reste plus de champ d’investissement « rentable » pour le capital »8. Avec la constitution des monopoles, le capitalisme dans ses formes les plus avancées est entré dans une situation de suraccumulation structurelle (excédent de capital) en raison de l’augmentation de la composition organique (C/V) et de la baisse tendancielle correspondante du taux de profit (P/C+V). C’est cet excès de capital par rapport aux possibilités de valorisation qui détermine la poussée vers l’exportation de capitaux vers des formations où il est facile d’obtenir des privilèges monopolistiques (colonies, semi-colonies, zones d’influence), où la main-d’œuvre coûte beaucoup moins cher et où la composition du capital est plus faible.

En définitive, l’investissement étranger constitue une soupape d’échappement fondamentale et nécessaire de la suraccumulation, car il limite et repousse la possibilité que celle-ci déclenche une crise structurelle dans les formations avancées. Cette exportation de capitaux, rendue nécessaire par le fait que dans les pays au capitalisme « plus que mûr », il reste de moins en moins de domaines d’investissement rentables, accélère l’exploitation (et le développement capitaliste) dans les pays où il afflue. Il s’agit d’un flux de capitaux qui se produit également sous la forme de prêts entre entités étatiques, souvent à la condition qu’une partie de l’argent prêté soit utilisée pour l’achat de produits du pays qui accorde le prêt, en premier lieu du matériel militaire. Dans ce contexte, l’espionnage et la corruption règnent en maîtres et la classe bourgeoise compradore est cultivée dans les formations dominantes.

Avec la croissance des exportations de capitaux, le développement du marché mondial s’accélère, les relations « extérieures » d’exploitation (colonies, semi-colonies et sphères d’influence) s’élargissent et s’approfondissent, des accords entre groupes monopolistiques se développent et, surtout après la Seconde Guerre mondiale, les entreprises multinationales (principalement américaines) qui dominent les chaînes de valeur au niveau mondial prolifèrent.

En outre, « à l’ère du capital financier, les monopoles d’État et privés s’entremêlent et ne sont que des maillons de la chaîne de la lutte impérialiste entre les plus grands monopoles pour le partage du monde »9. La synergie entre le public et le privé est présente depuis les origines de la phase impérialiste, lorsque le développement monopolistique s’est souvent engagé sous l’égide de l’investissement public et du protectionnisme étatique : condition nécessaire pour empêcher qu’il ne soit étouffé par l’ingérence des monopoles extérieurs (voir le cas du développement monopolistique du secteur sidérurgique après l’unification de l’Italie). Cette synergie s’est ensuite développée avec l’expansion des dépenses publiques, qui ont depuis longtemps dépassé 50 % du PIB dans les formations avancées. Les groupes monopolistiques en ont particulièrement profité sous différentes formes : des intérêts dus à la financiarisation de la dette publique, aux commandes (civiles et militaires), aux défiscalisations, aux financements à fonds perdus et aux diverses incitations.

La phase impérialiste est un cadre dans lequel, parallèlement au développement du capital financier en tant que section dominante et à la constitution d’entreprises multinationales, se dessine la tendance à l’internationalisation de la forme étatique ; un développement superstructurel qui se concrétise dans des domaines et des accords supranationaux (ONU, FMI, BM, OMC, ALENA, ASEAN, G7, G20, BRICS, Quad, ainsi que l’OTAN, la CEI, l’AUKUS, etc.) et dans la projection internationale des États individuels à travers des politiques de puissance visant à définir, élargir et consolider leur sphère d’influence10.

L’idée que ce processus d’internationalisation constitue un espoir de paix entre les peuples dans le cadre du régime économique capitaliste, encore très chère aux révisionnistes et aux opportunistes (de Kautsky à Negri), a été largement réfutée par l’histoire de la phase impérialiste. Une histoire dans laquelle, entre les différents groupes monopolistes, « se forment des rapports déterminés sur le terrain du partage économique du monde et, parallèlement à ce phénomène et en relation avec lui, se forment également entre les ligues politiques, c’est-à-dire les États, des rapports déterminés sur le partage territorial du monde »11. En réalité, « les alliances « interimpérialistes » ne sont qu’un répit entre deux guerres, quelle que soit la forme que prennent ces alliances, qu’il s’agisse d’une coalition impérialiste contre une autre coalition impérialiste (exemple : l’OTAN, ndlr) ou d’une ligue générale entre toutes les puissances impérialistes (exemple : l’ONU, l’OMC, etc., ndlr). Les alliances de paix préparent les guerres et naissent à leur tour de celles-ci »12.

Si la motivation principale de la lutte entre les groupes monopolistes est la nécessité de donner un débouché à la suraccumulation, le contenu de la lutte est le partage du monde sur le dos des peuples opprimés. C’est un partage qui tend à se réaliser proportionnellement au capital, c’est-à-dire proportionnellement à la force dans le régime capitaliste. Ce contenu de la lutte reste toujours le même, tandis que la forme de la lutte (économique, politique ou militaire) change en fonction du degré atteint par les contradictions. Le fait que ces contradictions s’aiguisent au cours du processus historique est une conséquence du développement inégal qui caractérise le capitalisme ; une condition qui finit par modifier périodiquement les rapports de force sur le terrain, entraînant la décadence des anciens potentats et l’émergence de nouveaux, et provoquant ainsi le déclenchement de nouvelles guerres de partage.

À l’appui de cette lutte pour le partage du monde, ce que Lénine appelle le « bubon opportuniste » qui se développe au sein de la classe ouvrière revêt une importance particulière. Les groupes de la bourgeoisie impérialiste, « en accumulant des profits monopolistes élevés, ont la possibilité de corrompre des couches isolées de la classe ouvrière et, de façon transitoire, même des minorités considérables de celle-ci, en les ralliant à la bourgeoisie (…). Cette tendance est renforcée par l’antagonisme acharné qui existe entre les peuples impérialistes en raison du partage du monde. Ainsi se crée un lien entre l’impérialisme et l’opportunisme »13.

Structure monopolistique en crise

Dans le développement le plus récent de la phase impérialiste, le caractère de putréfaction est devenu prédominant. La crise de suraccumulation se manifeste de plus en plus fréquemment et de plus en plus gravement, en premier lieu dans les formations avancées. Ici, la crise de la valorisation est affrontée en accélérant les vagues de restructuration-reconversion à la recherche de surprofits par l’innovation technologique, la financiarisation et l’accumulation par spoliation. Une accélération qui se traduit, sur le plan interne, par des investissements dans le saut technologique afin d’augmenter la productivité du travail et de se placer ainsi dans une position plus compétitive dans la lutte monopolistique pour l’appropriation des surprofits, ainsi que par une poussée vers la création de domaines de production où les taux d’exploitation sont plus élevés, comme par exemple l’externalisation de tâches productives, le corollaire des marchés publics et des sous-traitances (aux petites entreprises et aux coopératives), le grand développement du secteur des services aux entreprises, jusqu’au phénomène des start-ups dans le domaine de l’innovation.

Parallèlement, sur le plan extérieur, la concurrence mondiale s’intensifie entre les monopoles dans les secteurs stratégiques de l’innovation technologique et du contrôle des sources de matières premières. Une concurrence qui se développe et est accentuée par l’exportation de capitaux et la croissance anormale de la sphère financière. La première conduit inévitablement à une lutte pour le contrôle des sphères d’influence et des chaînes de valeur, tandis que la seconde constitue le terrain d’action de la spéculation, comme la dynamique de dévaluation-réévaluation monétaire qui, par des formes de spoliation financière, vise à garantir la rentabilité en répercutant les effets de la crise de suraccumulation sur les concurrents.

Le développement anormal de la sphère financière est alimenté par l’afflux de capitaux fuyant la crise de valorisation qui frappe le secteur productif et a été accentué par « l’économie de la dette » privée et publique, mise en œuvre dans le but de reporter les effets les plus négatifs de cette crise. Le keynésianisme financier, qui s’est concrétisé par des mesures expansionnistes telles que l’assouplissement quantitatif (promu par toutes les banques centrales occidentales) a pour conséquence une forte augmentation de la masse monétaire qui, ne trouvant pas d’espace d’investissement productif, reflue vers des fonds de réserve ou des fonds spéculatifs, dans une dynamique qui gonfle des bulles financières destinées à éclater (comme dans le cas de la crise des subprimes de 2007), provoquant des crises financières qui constituent des rebondissements aggravant la crise générale. Lorsque, en revanche, l’expansion monétaire et l’intervention publique permettent un début de reprise économique, la crise resurgit sous la forme d’une explosion inflationniste, qui oblige les banques centrales à mettre en place des mesures restrictives qui rouvrent la porte à la récession.

Une voie de plus en plus étroite qui est abordée par la mise en œuvre de plans d’intervention financière publique tels que ceux post-pandémiques, dont le Recovery Plan est l’exemple européen14. Ainsi, le keynésianisme financier se résume à des plans d’intervention dans le domaine de la production qui poursuivent l’objectif d’augmenter rapidement la composition organique du capital par l’innovation technologique. On s’engage ainsi sur la voie du financement public pour mettre en œuvre la soi-disant économie verte (électricité, énergies renouvelables, économie circulaire, etc.) et on donne le coup d’envoi à une nouvelle détermination du keynésianisme militaire (recherche à double usage, augmentation drastique des dépenses militaires, développement des complexes militaro-industriels et du secteur aérospatial, etc.).

Le keynésianisme militaire, et plus généralement l’intervention publique visant à promouvoir le développement des monopoles militaro-industriels comme moteur de la reprise économique, est la carte extrême que la bourgeoisie impérialiste a appris à utiliser pour tenter de faire face aux explosions de la crise structurelle au cours de la phase impérialiste. Cette réponse à la crise, qui se détermine dans le cadre de la structure économique, conclut le passage de l’État providence à l’État guerrier et est alimentée par l’aiguillage des contradictions interimpérialistes. Il apparaît ainsi clairement que ce n’est pas la guerre qui conduit à la crise, mais la crise qui conduit à la guerre. L’aggravation de la crise a pour conséquence directe l’accélération de la tendance à la guerre interimpérialiste jusqu’à ses conséquences les plus néfastes (comme les deux guerres mondiales).

La question de la superstructure

Comme on a pu le deviner d’après ce que nous avons examiné jusqu’à présent, la relation dialectique entre la structure productive et la superstructure juridique, politique, institutionnelle et militaire s’est considérablement développée au cours de la phase impérialiste, en particulier à la suite de l’aggravation de la crise.

Pour aborder cette question, nous devons tenir compte des limites auxquelles Lénine s’est heurté lors de la rédaction de son essai sur l’impérialisme, limites qu’il précise dans la préface15, puis poursuivre notre analyse.

L’incapacité ou la difficulté à saisir le développement de la relation entre structure et superstructure dans le contexte de la tendance à la guerre réside dans l’absolutisation de l’un des deux pôles de la dialectique : soit l’aspect structurel, soit l’aspect superstructurel. Dans le premier cas, l’accent est mis uniquement sur les éléments structurels de la centralisation du capital financier, du flux mondial des capitaux multinationalisés. En absolutisant ainsi la soi-disant mondialisation, on se prive de la possibilité d’étudier la relation qui se détermine concrètement et historiquement entre l’interconnexion mondiale et la concurrence monopolistique, entre les crises et les ruptures superstructurelles. Dans le second cas, on ne considère que l’aspect de la confrontation dans le domaine superstructurel, la confrontation entre les superstructures politiques, militaires et stratégiques, et on réduit la question de la guerre interimpérialiste à une simple politique de puissance, comme le fait la géopolitique bourgeoise.

En réalité, comme l’indique Lénine, le capitalisme de la phase impérialiste est un capitalisme dans lequel les monopoles réalisent une plus grande intégration entre le capital privé et le capital public-étatique. Avec la phase impérialiste, il est devenu nécessaire que la superstructure étatique entre en relation avec la structure économique sous une forme directement productive, que son action économique ne se limite pas à la forme de la dette publique, mais qu’elle prenne également celle du capital public (monopoles publics ou participés). Une vérité fondamentale largement constatée dans la phase impérialiste est qu’une croissance importante du secteur dit public est l’une des conditions nécessaires pour faire face aux crises de valorisation auxquelles est confronté le capital sous sa forme monopolistique. En particulier, en période de crise, l’action économique de l’État vise à favoriser la valorisation du capital monopolistique de référence. Cette action se développe dans différents domaines : 1) promotion (par des investissements directs ou des subventions) de secteurs productifs stratégiques (par exemple, l’énergie, les TIC, etc.) et de réseaux logistiques stratégiques (par exemple, les réseaux énergétiques, les télécommunications, les routes, les chemins de fer, les aéroports, etc.) ; 2) incitations publiques au développement de la recherche scientifique et à la formation de cadres (par exemple, universités, centres et laboratoires de recherche, etc.) ; 3) prise en charge des passifs des secteurs déficitaires (par exemple, santé et éducation publique et privée) ; 4) création de marchés publics pour favoriser le développement des secteurs stratégiques (par exemple, armement, aérospatiale, etc.) ; 5) financement direct ou indirect en faveur du capital monopolistique (intérêts sur la dette publique, subventions, défiscalisations, hyper-amortissements pour l’industrie 4.0, bonus énergétiques pour les entreprises, sauvetage des entreprises trop grandes pour faire faillite, etc.).

L’intervention de l’État interagit avec l’économie des monopoles dans le but premier de renforcer leur capacité de choc vers l’extérieur (voir les politiques coloniales ou semi-coloniales), ou leur capacité de défense contre les intrusions de monopoles concurrents (politiques protectionnistes), dans un contexte d’augmentation incessante des exportations de capitaux. Et lorsque la contradiction interimpérialiste atteint un point critique, cette intégration s’impose comme un élément de force dans le conflit entre les groupes qui s’affrontent pour le partage du monde. Avec la guerre, le conflit entre les monopoles se transforme alors en conflit entre les superstructures avec lesquelles ils sont en relation dialectique. Cela est particulièrement évident dans le processus historique récent : des guerres monétaires, des mesures protectionnistes directes ou indirectes (dont le Golden power est l’exemple le plus significatif), en passant par l’escalade des sanctions (bien avant la guerre en Ukraine), sans oublier les affrontements armés proprement dits (tant sous forme directe que sous forme de guerre par procuration, de la Syrie à la Libye, en passant par l’Ukraine). À ce stade, la lutte entre les monopoles est une lutte dont les armes principales sont les superstructures étatiques et leur capacité globale à exercer leur hégémonie et à faire valoir leur force économique, politique et militaire.

Surtout dans les anciennes formations occidentales (depuis longtemps gravement suraccumulées), la politique de l’État est mise au service de la protection des monopoles de référence (nationaux ou alliés) et la guerre est la poursuite par d’autres moyens de cette politique nécessairement impérialiste. Il s’agit d’un processus de subordination de l’État aux monopoles, qui s’accompagne d’un renforcement de la prévalence du pouvoir exécutif sur le pouvoir législatif. Un exécutif qui se lie de plus en plus étroitement à la fraction dominante du capital financier et qui, pour ce faire, tend à se soustraire et à s’affranchir des formes classiques du contrôle démocratique parlementaire bourgeois.

Dans ce contexte, le rôle de la bourgeoisie bureaucratique (haute fonction publique, politiciens, bureaucrates, administrateurs, magistrats, dirigeants bancaires, hiérarchie militaire, etc.) apparaît particulièrement important.

« L’un des effets du développement de la forme étatique est la croissance fonctionnelle et quantitative de la bourgeoisie bureaucratique. Il s’agit d’une section de la bourgeoisie qui ne jouit pas de la propriété directe de parts de la plus-value globalement produite, mais qui se trouve à gérer l’action de l’État visant à garantir la valorisation globale du capital. (…) Elle s’« organise » en chaînes bureaucratiques en forte osmose avec le système politique et économique avec lequel elle échange du personnel. C’est une section de classe fortement intégrée à la bourgeoisie impérialiste dont elle constitue une partie essentielle et stratégique. Une intégration garantie par les innombrables « portes tournantes » qui permettent à la couche dirigeante de circuler entre les institutions étatiques et supranationales, les sociétés participées, les banques et les institutions financières et les grandes entreprises. Le principal ciment est l’oligarchie financière, à laquelle participe également la couche la plus élevée de la bourgeoisie bureaucratique. La couche supérieure de cette classe, la grande bourgeoisie bureaucratique, occupe l’État profond et le met au service des intérêts du groupe dominant de la bourgeoisie impérialiste »16.

La guerre est entre les superstructures

Lorsque la contradiction entre les groupes interimpérialistes devient antagoniste et que les politiques impérialistes, promues par les groupes monopolistes, se poursuivent par d’autres moyens, le conflit armé se développe entre les superstructures étatiques et supranationales. « C’est à travers les facteurs qui composent la superstructure et leur interaction que le mouvement économique (aujourd’hui caractérisé par la crise, ndlr) finit par s’imposer comme un élément nécessaire au milieu d’une masse infinie de choses accidentelles »17.

Tout mouvement dans le domaine de la politique, de l’idéologie, de l’hégémonie et de la domination (et donc aussi la guerre) n’est pas l’expression directe, immédiate ou mécanique de la structure économique, car il est également le résultat du processus historique de la superstructure, de la manière dont les différentes superstructures se sont développées historiquement (tant à l’intérieur, sous forme de blocs hégémoniques consolidés par la lutte des classes, qu’à l’extérieur, sous forme de guerres et d’alliances entre les puissances impérialistes).

La tendance à la guerre se développe sur la base structurelle de la concurrence entre les monopoles, du développement inégal entre les formations socio-économiques et de la crise de suraccumulation. Mais la guerre, dans sa réalité historique, est faite par les superstructures qui ont surgi ou se sont redéfinies afin de rendre hégémonique le pouvoir de la fraction dominante du capital financier.

Les superstructures qui visent aujourd’hui l’affrontement interimpérialiste pour le partage du monde sont principalement celles des formations socio-économiques « occidentales » (États-Unis, UE, G7, OTAN, Quad, Aukus, etc.) et elles le font contre les superstructures des formations socio-économiques émergentes (Russie, Chine, BRICS, CEI, etc.). Les premières sont poussées à la confrontation par la crise de valorisation qui étouffe leurs économies. Ce sont les superstructures colonialistes et impérialistes historiques qui, avec la guerre froide, s’étaient réorganisées dans une fonction antisoviétique au sein d’une hiérarchie impérialiste dominée par les États-Unis (G7, OTAN). Les secondes (principalement la Chine et la Russie, mais aussi l’Inde) doivent défendre leur accumulation capitaliste qui dispose encore de larges marges de valorisation (comme l’indique la ligne de croissance harmonieuse de la Chine). Ce sont des superstructures qui se sont historiquement définies sur la base de processus de rupture révolutionnaire (socialiste ou anticoloniale) et qui, dans cette transition, ont également réussi à conquérir l’autonomie stratégique nécessaire pour se libérer de la soumission semi-coloniale et de la compradorisation de la classe dirigeante. Ces superstructures se sont ensuite reconverties, par des restaurations et des dérives révisionnistes, pour être fonctionnelles au capitalisme de notre époque, c’est-à-dire à l’impérialisme (au sens de Lénine).

En tant que base structurelle, les deux types de superstructures ont le même développement monopolistique que le capitalisme (les conditions indiquées par Lénine dans L’impérialisme). Cependant, elles expriment des modalités différentes dans la relation impérialiste. Sur la contradiction entre impérialisme et peuples opprimés, les anciennes puissances aggravent le mode d’oppression semi-coloniale avec son cortège de guerres et de coups d’État (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Bolivie…), d’occupations militaires et d’assassinats ciblés visant à imposer l’asservissement et le pillage des ressources. Tandis que les puissances émergentes reprennent facilement les relations nouées dans le cadre de la lutte anticoloniale et établissent des rapports hégémoniques et d’exploitation plus « éclairés » (infrastructures en échange de concessions d’exploitation des ressources).

Sur le plan interne, les deux types de superstructures se caractérisent par une relation différente entre l’oligarchie financière, la bourgeoisie productive et la bourgeoisie bureaucratique. Pour simplifier et schématiser afin de clarifier le concept, aux États-Unis (et en « Occident »), ce sont les milliardaires qui désignent les présidents, tandis qu’en Chine et en Russie, c’est le pouvoir politique (détenu par la bourgeoisie bureaucratique) qui décide des milliardaires. Ces rapports de force différents, qui se sont historiquement définis entre les sections qui composent la classe dirigeante impérialiste, structurent des systèmes hégémoniques différents : les sociétés « ouvertes » des soi-disant démocraties et les sociétés « fermées » des soi-disant autocraties.

L’intensification de la confrontation stratégique sur le plan superstructurel a des répercussions fondamentales sur le plan structurel. Ces répercussions touchent en premier lieu la sphère financière, où la perte de l’hégémonie mondiale des États-Unis entraîne une accélération de la crise du dollar et où l’on assiste au phénomène de la dédollarisation des relations économiques, avec la diminution des réserves en dollars et la vente d’obligations américaines par les formations émergentes. À titre d’exemples récents, citons la baisse de 9 % en un an de la dette publique américaine détenue par la Chine18 ; la société russe Usal, premier producteur mondial d’aluminium, qui a levé 4 milliards de yuans fin juillet grâce à la première émission en Russie d’actions libellées en yuans ; et l’annonce en septembre par cinq multinationales chinoises de leur retrait de Wall Street, avec un désengagement de 370 milliards de dollars19. À cela s’ajoute la promotion, par les BRICS, d’échanges non libellés en dollars. Ce phénomène touche désormais des parts importantes du marché mondial des matières premières.

Ces répercussions touchent toutefois également le domaine technologique et productif, comme en témoignent la guerre de la 5G et des puces électroniques, ainsi que la rupture et la réorganisation de nombreuses chaînes de valeur, à commencer par celles des matières premières, de l’énergie et des technologies, sur la base d’alliances stratégiques (reshoring et nearshoring). Si la guerre en Ukraine a pour enjeu économique particulier le contrôle des ressources en matières premières (terres rares et production agricole), le conflit dans la région indo-pacifique, centré sur Taïwan, a pour enjeu particulier le contrôle du cycle de production des hautes technologies, dont l’île chinoise, réduite à une semi-colonie américaine, est le leader mondial de la production de puces20.

Sur le plan financier, le système est sous pression. Les BRICS visent une nouvelle monnaie internationale qui remplacerait le dollar : une monnaie de compte (garantie par les matières premières sur lesquelles les BRICS ont une position monopolistique sur les marchés) qui fonctionnerait comme une monnaie mondiale. Mais la perte de ce sceptre par les États-Unis, outre qu’elle marque une grave crise de leur hégémonie mondiale, redessine les relations économiques et consacre la fin d’un système financier unipolaire, au profit d’un système multipolaire ou bipolaire. Un processus qui s’est déjà manifesté avec la création de l’Aiib, une banque de développement promue par la Chine et combattue par la finance occidentale, principalement américaine21.

La fin du monopole du dollar comme monnaie mondiale, outre qu’elle déclenche une nouvelle ruée vers l’or et alimente le flux des cryptomonnaies virtuelles spéculatives telles que le Bitcoin, risque d’avoir des répercussions irréversibles sur la stabilité financière des États-Unis : ils ne pourront plus imprimer allègrement de la monnaie pour financer leur dette anormale (étant donné que le dollar perd son rôle de représentant universel exclusif de la valeur, leur dette cesse d’être de l’or)22 et, en outre, ils ne pourront plus drainer les ressources mondiales par le jeu de la dévaluation-réévaluation, plongeant ainsi les autres formations dans la récession et leur refilant leur crise (comme cela s’est déjà produit au cours des dernières décennies pour le Mexique, l’Argentine, la Russie, les Tigres asiatiques, etc.). Tout cela ne pourra qu’avoir de graves conséquences sur leur économie et aggraver la crise de leur hégémonie mondiale.

La guerre en Ukraine en particulier, avec le réalignement de l’OTAN, a marqué la fin de la possibilité d’un développement des relations économiques entre l’Europe et la Russie, renforçant au contraire celles entre la Russie et la Chine (ainsi que celles entre la Russie et l’Inde et les BRICS en général). Dans ce contexte, la position de l’UE (l’Allemagne en premier lieu) est celle du nouvel agneau sacrificiel sur l’autel des intérêts de la fraction financière dominante américaine qui, par la guerre, outre de contrer l’hégémonie russe dans sa propre sphère d’influence, décharge la crise de suraccumulation outre-Atlantique. À cette fin, les États-Unis cultivent, comme tête de pont, la détermination de la « Nouvelle Europe » anti-russe (Pologne, pays baltes).

Au sein de l’UE, l’alliance atlantique superstructurelle, qui se consolide avec la guerre, entre en contradiction avec le développement structurel dans lequel l’accumulation était auparavant garantie par le gaz et les matières premières russes à bas prix. Une position inconfortable qui se manifeste également dans la faiblesse actuelle de l’euro et dans la perspective possible d’une grave récession de longue durée. Cependant, une fois la contradiction exprimée en termes de guerre, l’oligarchie financière européenne et la bourgeoisie bureaucratique des principales formations du continent (Allemagne, France, Italie) ne peuvent que se ranger du côté de la fraction financière dominante anglo-américaine (États-Unis, Grande-Bretagne, Canada, Australie), allant même à l’encontre des intérêts de leur propre capital productif.

L’impérialisme sur le front intérieur

Dans la plupart des formations avancées historiques, la crise structurelle s’est transformée en un grave processus de déstabilisation institutionnelle. Une spirale qui est particulièrement évidente dans le conflit interne à la bourgeoisie impérialiste américaine représenté par le cas Trump, les démissions de Boris Johnson en Grande-Bretagne et de Draghi en Italie, la grave faiblesse de Macron en France et de Scholz en Allemagne. La même situation de crise de valorisation qui pousse à l’exportation de capitaux et à la projection impérialiste qui en résulte, jusqu’à la guerre de partage du monde, a déterminé sur le front interne la difficulté de définir un bloc social hégémonique, un champ d’alliances dirigé par l’oligarchie financière. Les espaces économiques se sont réduits et la contradiction avec les couches de la petite bourgeoisie et du travail indépendant s’est aiguisée. Le capital monopolistique multinational, avide de profits, pousse à la « libéralisation » afin d’acquérir et de réorganiser à son avantage des domaines concurrentiels (voir le cas Uber-taxi, les concessions balnéaires, etc.). Le drainage fiscal de l’État, afin de peser de moins en moins sur la valorisation du capital, touche les petits patrimoines (voir la réforme des estimations cadastrales, etc.). Une situation de compression des espaces de reproduction dans laquelle la petite bourgeoisie s’agite et tente de résister en abandonnant les anciennes représentations politiques et en alimentant les représentations souverainistes (en Italie, la Ligue, le Mouvement 5 étoiles et maintenant les petits partis anti-pass sanitaire).

La même situation de crise a également réduit les marges de cooptation corporative de la classe ouvrière, déstabilisant ce que Lénine appelle le « bubon opportuniste », comme le montre bien la crise politique qui secoue le révisionnisme et le réformisme, qui ne parviennent plus à représenter les intérêts de classe sur le plan institutionnel. Des intérêts qui finissent souvent par être utilisés de manière instrumentale dans une optique souverainiste-réactionnaire par des fractions bourgeoises (Trump, Le Pen, la Ligue, etc.).

Tout cela se traduit par une grave perte d’hégémonie de la classe dominante sur le front intérieur. Cette perte est compensée par une centralisation plus accentuée du pouvoir décisionnel, de plus en plus libre des contraintes imposées par les contrepoids « démocratiques » (tels que le parlement, les corps intermédiaires, les syndicats, etc.), par la mise en œuvre de nouvelles formes technologiques de contrôle et de disciplinarisation des relations sociales (du contrôle des espèces au passeport vert) et par la « dictature médiatique ». Il se dessine ainsi un processus de fascisation en réponse au fait que les anciennes méthodes de la démocratie bourgeoise deviennent pour l’oligarchie financière un obstacle de plus en plus important à la conduite de sa politique, tant sur le plan intérieur qu’extérieur. Il s’agit d’un processus de fascisation qui, pour l’instant, se déroule en conservant formellement l’enveloppe de la démocratie bourgeoise, mais qui, en substance, sous le couvert de l’urgence, force le droit bourgeois lui-même (liberté individuelle, liberté d’association, liberté d’expression, droits constitutionnels). Ce processus est d’ailleurs accéléré par la concrétisation de la tendance à la guerre interimpérialiste. Dans cette situation, la bourgeoisie impérialiste est en effet poussée à réorganiser et à redéfinir les fonctions de ses instruments idéologiques, institutionnels et répressifs afin de gérer les contradictions de classe et de contenir la résistance des masses sur le front intérieur.

La tendance à la guerre conduit à une nouvelle détermination de la dialectique entre structure et superstructure, dans laquelle le second aspect acquiert un rôle de plus en plus dirigeant par rapport au premier, du fait que la guerre est promue par les groupes impérialistes à travers les États et leurs armées. Dans ces conditions, aux yeux des masses, l’État perd toute prétention d’être une entité au-dessus des classes, se révélant pour ce qu’il est concrètement, l’instrument de la dictature d’une classe sur une autre à l’intérieur et de la défense stratégique des intérêts monopolistiques à l’extérieur. Comme l’histoire l’a démontré, si la guerre plonge les masses dans la barbarie, elle crée également les conditions les plus favorables à l’action des révolutionnaires, à l’abolition de l’ancien monde.

Il est donc fondamental d’avoir une clarté idéologique et une ligne révolutionnaire visant à construire le sujet révolutionnaire qui agira dans la phase actuelle.

Une ligne révolutionnaire sur l’impérialisme se distingue des courants révisionnistes, réformistes et opportunistes qui interprètent l’évolution des événements de manière unilatérale et non dialectique. Telles sont les positions de ceux qui interprètent les contradictions comme la simple expression d’un conflit entre superstructures et en viennent à considérer la Russie ou la Chine, en raison de leur rôle anti-américain, comme des forces anti-impérialistes en soi, présupposant la possibilité d’un capitalisme non impérialiste à l’étranger comme chez soi. À l’opposé, les positions qui voient dans l’impérialisme uniquement le rôle de la structure sont comme celles de celui pour qui « dans le noir, toutes les vaches sont noires ». Elles ne tiennent pas compte des contradictions interimpérialistes, sont facilement influencées par la conception du superimpérialisme (voir Empire de Negri) et ne comprennent pas les raisons de la guerre et donc les déterminations particulières nécessaires au développement d’une ligne concrète contre leur propre bourgeoisie, aboutissant à un maximalisme sans issue. C’est le cas, par exemple, de la position abstraite et stérile de ceux qui affirment aujourd’hui « ni avec l’OTAN ni avec Poutine », ce qui signifie concrètement mettre sur le même plan la contradiction avec notre ennemi principal et direct, qui anime le processus de guerre impérialiste, et celle contre son ennemi extérieur et mondial.

1 Lénine, Que faire ?, Œuvres choisies en deux volumes, éditions en langues étrangères, Moscou, 1947, p. 156

2 Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (conclusion de la préface), dans Œuvres, vol. 22, p. 190, Editori Riuniti, Rome 1966

3 Lénine, La guerre et la politique, Œuvres, vol. 24 pp. 409-431, Editori Riuniti, Rome 1966 (conférence donnée par Lénine à Petrograd le 15 mars 1917)

4 Marx précise qu’il s’agit de deux processus différents. Par concentration, on entend l’expansion des capitaux, c’est-à-dire des moyens de production et de la main-d’œuvre, qui se détermine sur la base de l’augmentation résultant de l’accumulation. Par centralisation, on entend le regroupement, par fusion en un capital unique, de capitaux initialement différents. Cf. C. Marx, Le Capital, vol. 1, chap. 23, p. 797-798, éd. Il Sole 24 ore

5 Lénine, L’Impérialisme, Œuvres, vol. 22, p. 202, Editori Riuniti, Rome 1966

6 C. Marx, Miséries de la philosophie, p. 127, Editori Riuniti, 1973

7 « Concentration de la production ; monopoles qui en résultent ; fusion et symbiose des banques avec l’industrie : voilà en quelques mots l’histoire de la formation du capital financier », Lénine, L’Impérialisme, op. cit., p. 227

8 Ibid. p. 242

9 Ibid

10 Pour l’Italie, la définition de la zone d’intérêt stratégique de la « Méditerranée élargie » telle qu’elle ressort, en dernier lieu, de l’Acte d’orientation 2022 du ministère de la Défense, disponible sur difesa.it

11 Ibidem

12 Ibidem, p. 295

13 Ibidem, p. 300

14 Voir Il Recovery Plan, il capitale tra programma e propaganda (Le plan de relance, le capital entre programme et propagande), Antitesi n° 11, p. 6

15 « La brochure a été écrite en tenant compte de la censure tsariste. C’est pourquoi j’ai été contraint de m’en tenir à une analyse théorique, surtout économique, mais aussi de formuler les quelques observations politiques indispensables avec la plus grande prudence, par allusions et métaphores, ces métaphores maudites auxquelles le tsarisme condamnait tous les révolutionnaires qui prenaient la plume pour écrire quelque chose de « légal ». » Lénine, L’impérialisme, op. cit., p. 189

16 Antitesi n° 6, p. 42-43

17 F. Engels dans une note à K. Marx, La guerre civile en France, p. 40-41, note 2, Editori Riuniti, Rome, 1962

18 cf. Andrea Muratore, La Chine se débarrasse de la dette américaine, it.insidover.com

19 M. Carrà, Cinq géants chinois quittent Wall Street : un détachement de 370 milliards, 12.8.2022, fobers.it

20 Parallèlement à l’intensification du conflit entre les États-Unis et la Chine, le Congrès américain a adopté le projet de loi bipartite Chip and Science Act 2022. 52 milliards de dollars ont été alloués pour renforcer la recherche et le développement des semi-conducteurs sur le territoire américain.

21 La Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures a été fondée à Pékin en octobre 2014 à l’initiative de la République populaire de Chine. Il s’agit d’une initiative qui s’oppose au FMI et à la Banque mondiale. Après sa création, elle est passée de 57 à 78 membres en quatre ans.

22 voir Antitesi n° 11, p. 81

Le groupe Bilderberg

Le club Bilderberg est un domaine dans lequel la bourgeoisie impérialiste du bloc atlantique trouve son consensus. L’une des meilleures définitions du Bilderberg est qu’il s’agit du « lieu où le capital financier rencontre la politique internationale » (D. Moro, Club Bildenberg – Gli uomini che comandano il mondo, p. 72, Alberti Editore, 2013). Il s’agit d’un « think tank » composé de financiers, de propriétaires et de dirigeants de sociétés, de grands managers privés et publics, de personnalités politiques, d’universitaires et de journalistes, qui poursuit ses activités jusqu’à aujourd’hui.

Le groupe a été créé en 1954, au début de la guerre froide, cinq ans après la création de l’OTAN, avec laquelle il partage précisément le même camp. Sa création est le fruit d’une initiative de la monarchie néerlandaise (propriétaire de la multinationale Royal Dutch Shell). Le fondateur et premier président du Bilderberg jusqu’en 1976 était Bernhard van Lippe-Biesterfeld, descendant de l’aristocratie allemande avec un passé nazi, qui avait épousé en 1937 la future reine Julienne des Pays-Bas. Il est soutenu par les plus grandes puissances financières (Rockefeller, Rothschild). La raison d’être initiale était de favoriser l’expansion du modèle capitaliste dans le monde et de contrer l’URSS et l’avancée du socialisme, aujourd’hui celle d’affirmer l’ordre mondial des anciennes puissances impérialistes du camp de l’OTAN.

Le club Bilderberg est une association « privée », ses participants (environ 130) sont cooptés en vertu de leur pouvoir et de leur richesse, ils ne répondent à aucune autorité publique ou privée et proviennent en grande partie des États-Unis et d’Europe occidentale. Le groupe se réunit chaque année lors de conférences (non accessibles au public) avec des débats de trois à quatre jours, auxquelles participent des personnalités éminentes de la haute finance européenne et anglo-américaine et des dirigeants des plus grandes entreprises internationales (Royal Dutch Shell, BP, Pfizer, Alcoa, Nestlé, Unilever, Coca-Cola, Nokia, Barclays, Rothschild, Goldman Sachs, Zurich Insurance et bien d’autres), ainsi qu’une représentation de l’élite politique des pays du bloc atlantique, qui comprend notamment des chefs d’État, des chefs de gouvernement, des ministres de l’économie et des affaires étrangères, des dirigeants de banques centrales, du FMI et de la Banque mondiale (parmi les participants italiens, on peut citer Mario Draghi, la famille Agnelli, Franco Bernabè, Tommaso Padoa-Schioppa, Mario Monti, Enrico Letta, Romano Prodi, Matteo Renzi). À cela s’ajoute une représentation importante du système médiatique (propriétaires, dirigeants et journalistes des médias les plus influents, pour l’Italie par exemple : Lucio Caracciolo, Matteo Feltri, Lilli Gruber). Le contenu des réunions peut être divulgué par les participants, mais sans référence aux sources, afin de permettre une liberté de débat maximale, sans responsabilité vis-à-vis de l’« opinion publique ».

Même si les règles internes stipulent que les politiciens doivent être exclus du comité directeur du club, celui-ci est le lieu où s’organise le mécanisme des « portes tournantes » qui caractérise l’establishment occidental, ses membres passant normalement de fonctions économiques dans des groupes bancaires et multinationaux à la direction de gouvernements et de structures interétatiques (comme l’UE).

Le Bilderberg n’est que l’un des plus influents des innombrables clubs de ce qu’on a appelé la « classe capitaliste transnationale », mais qu’il serait plus juste de définir comme la bourgeoisie impérialiste du camp atlantique (les Russes et les Chinois en sont strictement exclus, tandis que les Turcs en font partie).

D’autres clubs, plus exposés à l’attention du public, sont la Commission trilatérale et le Forum économique mondial de Davos (tous deux promus par des représentants du Bilderberg). Le premier rassemble, outre les États-Unis et l’UE, la bourgeoisie impérialiste japonaise, tandis que le second est ouvert à la participation de sections de la même classe du reste du monde (Russie, Chine, Inde, etc.).

Antitesi, 2022

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