Georges Lukacs (1940)
supernova n.8 2025
“La littérature ne se corrompt que dans la mesure où les hommes deviennent plus corrompus. “
Gœthe
La signification générale de la problématique léniniste
L’ouvrage de Lénine Que faire ? servit à démasquer la philosophie opportuniste des « économistes » influente à l’époque de sa parution (1902). Ceux ci protestaient contre l’unité théorique et d’organisation du mouvement révolutionnaire russe ; seule, à leur avis, était importante la lutte des travailleurs pour leurs intérêts économiques immédiats, leur action spontanée contre les représailles des patrons.
Ils limitaient le rôle du révolutionnaire conscient à l’aide qu’il apporte aux luttes locales et immédiates des travailleurs. Reconnaître dans chaque heurt particulier entre les classes unélément de la tâche historique générale du prolétariat, éclairer à la lumière de la théorie socialiste, par la propagande politique, les moments particuliers du combat, unir les mouvements particuliers de résistance en un mouvement politique révolutionnaire pour renverser le capitalisme et faire triompher le socialisme c’était, aux yeux des « économistes », un « viol » des masses travailleuses qui recelait le danger d’isoler des masses l’intelligentsia révolutionnaire. Les « économistes » assuraient que le mouvement spontané, par son simple développement, entraîne aussi toujours un éveil de la conscience.
Lénine mit en pièces cette « théorie » opportuniste et montra que 1’« économisme » détourne le prolétariat de la lutte politique, incite par nature les travailleurs à renoncer au renversement du capitalisme et à se contenter d’améliorer temporairement la situation de certains groupes de travailleurs. Lui, par contre, tenait alors le renversement de l’autocratie qui offrait en Russie la protection la plus sûre aux capitalistes, pour la tâche la plus immédiate de la révolution. La lutte contre l’unité d’organisation, l’éloge de la spontanéité font que, selon Lénine, les « économistes » ouvrent la voie à l’influence de la bourgeoisie sur la classe ouvrière.
Quand il élabore les bases idéologiques du parti marxiste et démasque l’essence bourgeoise de la « théorie » réformiste, Lénine oppose deux types d’idéologues ; le type du tribun révolutionnaire et celui du bureaucrate. Il constate que prédomine, aussi bien dans l’Occident capitaliste de son époque que dans la Russie économiquement retardataire, le type du secrétaire de trade union, du bureaucrate.
La « théorie » de l’opportunisme l’internationale et la russe de la même manière s’efforce avec ardeur d’éterniser ce retard et cette dégénérescence. C’est contre cette double tendance qui, dans les conditions de la Russie tsariste, avait un seul et même effet, qu’est dirigé le livre de Lénine. Car le développement spontané d’un mouvement ouvrier à ses débuts dans un pays en retard sur le plan du capitalisme, rencontre les phénomènes de pourrissement de l’époque impérialiste : la « théorie » de Bernstein, la pratique de Millerand, tout l’opportunisme qui converge au niveau international. Le pamphlet de Lénine qui anéantit au plan théorique toutes ces tendances jusqu’en leur noyau ne marque donc pas seulement un tournant dans le mouvement ouvrier russe, il est un jalon pour l’histoire générale de la pensée révolutionnaire : le premier barrage de principe contre l’opportunisme à l’échelle internationale. L’opposition entre tribun du peuple et bureaucrate syndical comme types vers lesquels tendent les orientations antagonistes du mouvement ouvrier, l’esprit révolutionnaire marxiste et l’opportunisme, va dans sa signification bien audelà des circonstances temporelles et nationales qui l’ont suscitée : « On ne saurait souligner assez, dit Lénine, que l’idéal d’un social démocrate ne doit pas être le secrétaire d’une tradeunion, mais le tribun du peuple qui sait réagir à toutes les manifestations quelles qu’elles soient de l’arbitraire et de l’oppression, où qu’elles se produisent, quelle que soit la couche sociale ou la classe qu’elles touchent, qui sait réunir toutes ces manifestations en un tableau global de l’arbitraire policier et de l’exploitation capitaliste, qui sait utiliser la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques pour rendre claire à tous et à chacun la signification historique universelle de la lutte libératrice du prolétariat. »
Les couleurs concrètes de ce tableau sont empruntées à la réalité russe contemporaine. Mais le portrait de ce type d’homme est d’une généralité si frappante qu’il est encore tout à fait valable aujourd’hui.
Etant donné la nature objective de ce sujet, il va de soi que les recherches de Lénine devaient toujours aller audelà de la classe ouvrière et de ses organisations. L’affadissement vulgarisateur du marxisme dont l’expression politique était l’opportunisme de droite et de « gauche », isolait, au niveau de sa réflexion, la vie du prolétariat du mouvement général de la société.
Et cet affadissement se targuait en outre démagogiquement d’être « authentiquement prolétarien », de tenir le rmouvement ouvrier à l’écart des influences étrangères. L’argumentation de Lénine éclaire le véritable état des choses, les liens multiples et indissolubles qui unissent le destin de la classe ouvrière à la vie de toute la société. D’une part le prolétariat ne peut pas se libérer sains briser toute oppression, toute exploitation de toutes les classes et couches de la société entière.
D’autre part la vie et le développemeent de la classe ouvrière reflètent toutes les aspirations sociales et économiques qui ont une réelle importance pour la suite du mouvement de la société ; même les tendances négatives qui freinent le; développement ; et dans l’impérialisme jusqu’aux tendances parasitaires. Dans sa critique de l’impérialisme, Lénine fait remarquer à maintes reprises qu’il ne faut pas concevoir le parasitisme de cette période d’une manière étroite et superficielle, mais le comprendre comme une tendance socialement universelle ; selon lui elle s’exprime également en tant que telle dans le mouvement ouvrier.
Par suite du (caractère de plus en plus réactionnaire du capitalisme, par suite de: la corruption de 1’« aristocratie ouvrière », par suite de la démoralisation générale de la vie politique, de la limitation de la démocratie, une tendance au bureaucratisme, à se séparer des masses, à se détacher de la vie apparaît aussi dans les, organisations ouvrières réformistes.
Pour le capitalisme luimême, la bureaucratie est un phénomène nécessaire, un résultat obligatoire de la lutte des classes. La bureaucratie est l’une des premières armes de la bourgeoisie dans la lutte contre le système féodal ; elle devient de plus en plus indispensable à mesure que la bourgeoisie doit très vite affirmer son pouvoir contre le prolétariat et que ses intérêts entrent en contradiction ouverte avec ceux des masses travailleuses. Le bureaucratisme est donc un des modes d’expression fondamentaux de la société capitaliste.
Pour nos considérations, c’est l’aspect culturel de cette question qui est au premier plan. Nous avons déjà pris connaissance des traits généraux de ces deux militants types opposés du mouvement ouvrier que Lénine a caractérisés sur la base d’une analyse approfondie de la société capitaliste et des conditions de la libération du prolétariat l’un comme idéal à s’efforcer d’atteindre, l’autre comme négativité à surmonter. Examinons maintenant brièvement sur quoi reposent les traits caractéristiques essentiels de cette négativité afin de comprendre sa généralité sociale dans le capitalisme comme une généralité nécessaire.
L’analyse de Lénine relie en allant au fond des choses bureaucratisme et spontanéité. Il est question de spontanéité là où l’objet de l’intérêt et de l’activité est immédiat et seulement immédiat. L’immédiateté de la relation avec l’objet est bien entendu le point de départ évident de toute activité humaine. Ce qu’il y a de particulier dans le phénomène que nous examinons maintenant, c’est que la « théorie » de la spontanéité la glorification idéologique du bureaucratisme exige que l’on en reste à cet objet immédiat et proscrit comme inauthentique et faux tout dépassement de ce stade, dépassement où s’exprime justement la vraie théorie (la théorie sans guillemets).
L’ « économisme », la tendance d’alors à la bureaucratisation du mouvement ouvrier, masque cette immobilisation dans l’immédiateté, cette glorification de la spontanéité en les disant « purement prolétariennes » ; il limite l’activité combattante des travailleurs à la résistance à l’exploitation économique immédiate dans l’usine, aux oppositions d’intérêt immédiates entre patron et personnel de l’entreprise.
Ce point de vue « purement prolétarien » abandonne ainsi à la bourgeoisie libérale tous les grands champs de bataille du changement démocratique de la société, il renonce dans les faits, non certes dans ses grandes phrases à sa transformation socialiste.
A cette immédiateté objective de l’objet correspond nécessairement la limitation à la spontanéité subjective du comportement. Tout ce qui va au delà de cette spontanéité, qui repose sur la connaissance des rapports objectifs et des lois du mouvement de toute la société, est rejeté « par principe » comme « non prolétarien », comme « élément étranger ». On oppose à la connaissance théorique de l’ensemble la primitivité de la réaction spontanée à des incitations immédiates comme étant une forme plus élevée de la subjectivité, une relation plus juste avec la réalité. C’est seulement le plein déploiement de l’impérialisme qui a révélé la véritable profondeur de la critique léniniste de la théorie de la spontanéité. En effet, c’est seulement dans la perspective de ce développement que peuvent être réellement compris les fondements sociaux et théoriques réels de l’opportunisme international.
Tandis que des « orthodoxes » comme Kautsky tentaient de présenter les oppositions avec Bernstein comme des questions tactiques particulières, Lénine voit déjà très clairement à cette époque que les élucubrations de Bernstein incluent le renoncement délibéré à l’établissement du socialisme par la lutte et même à la réalisation de toutes les exigences démocratiques révolutionnaires, une adaptation du mouvement ouvrier révolutionnaire à ce qui agrée à la bourgeoisie libérale. Cette liquidation du marxisme se déroule dans le milieu impérialiste.
Comme la bourgeoisie a cessé d’être porteuse du progrès social, le refus de croire à la possibilité de connaître la réalité objective, le mépris de toute théorie, la ridiculisation de l’entendement et de la raison prennent dans son idéologie une place de plus en plus grande. L’appel à la spontanéité, la glorification de la pure immédiateté comme dernier recours pour la domination de la réalité sont en conséquence une tendance culturelle et idéologique essentielle de la période impérialiste. La forme bourgeoise de la spontanéité, l’adhérence à l’immédiateté, résulte nécessairement de la division capitaliste du travail. Son produit idéologique correspond lui aussi pleinement aux intérêts de classe étroits et égoïstes de la bourgeoisie.
Le fonctionnement sans accrocs de la domination bourgeoise est facilité par le fractionnement des masses populaires, par leur idéologie corporatiste, par la satisfaction que professe chacun du travail particulier que lui attribue la division sociale du travail dans le capitalisme, par l’approbation consciente des formes de pensée, des possibilités données à la pensée, des modes de sensibilité qui naissent spontanément de cette division du travail. Plus la bourgeoisie devient réactionnaire, plus cet aspect idéologique apparaît nettement. Aussi longtemps que les tendances démocratiques révolutionnaires ont de solides appuis dans la bourgeoisie et dans la petite bourgeoisie, dans l’intelligentsia bourgeoise, cette spontanéité objective de l’idéologie de la division capitaliste du travail et son soutien par les intérêts de classe étroits de la bourgeoisie sont sans cesse battus en brèche. Le parasitisme réactionnaire de la période impérialiste en fait le courant dominant dans la société bourgeoise jusque dans le mouvement politique et dans l’idéologie du prolétariat.
Il est facile de comprendre pourquoi la bourgeoisie est intéressée par de telles conceptions. La spontanéité signifie l’effacement par la pensée de tous ces rapports multiples de l’évolution sociale qui sont objectivement présents et actifs dans toute manifestation de la vie. Elle signifie donc le renoncement à la connaissance des lois du mouvement de la société capitaliste, de ces lois qui montrent clairement les contradictions insolubles de cette société et la nécessité de la dépasser par la révolution.
Plus les réactions intellectuelles comme affectives de l’homme restent solidement enfermées dans le misérable cachot abstrait de la spontanéité, plus la sécurité de la classe dominante est grande. Il va de soi que cela touche surtout le mouvement ouvrier ; mais c’est également valable pour tous les domaines de la vie culturelle.
Assurément, de nombreuses réactions spontanées au capitalisme expriment dans leurs origines une révolte et souvent elles conservent subjectivement, même si elles ne quittent pas le niveau de la spontanéité, leur projet oppositionnel ou rebelle. Mais objectivement ces manifestations qui restent spontanées rejoignent la plupart du temps le courant des efforts qui visent au maintien du régime dominant. L’esprit de révolte doit s’élever jusqu’à une conscience déterminée des rapports objectifs pour pouvoir se tourner effectivement et pas seulement en intention contre le système d’oppression et d’exploitation.
Le tribun du peuple selon Lénine est l’annonciateur d’une telle conscience, d’une conscience révolutionnaire. Si l’on veut le comprendre correctement en tant que type, il ne faut pas s’en tenir aux caractéristiques extérieures du comportement du tribun. Le brillant de la parole, l’éloquence fondée sur une rhétorique entraînante ne suffisent pas pour faire un tribun ; ce ne sont pas les orateurs éblouissants, Mirabeau, Vergniaud ou même Danton, qui furent les vrais tribuns de la Révolution française, mais le sobre Marat et le sec Robespierre.
Le niveau de conscience avec lequel conformément au stade atteint par l’évolution historique les déterminations objectives de l’ensemble de la société sont reconnues dans son mouvement, la fermeté avec laquelle sont défendus les besoins les plus profonds de la libération du peuple travailleur (ce sont là deux aspects de la même chose) élèvent seuls l’homme au rang de tribun.
C’est en tribun de la révolution que Lénine engage le combat contre la spontanéité. Le dépassement de l’immédiateté qui le conduit jusqu’à la claire conscience du mouvement du tout, il l’accomplit porté par un amour ample et profond du peuple opprimé qui remplit toute connaissance du pathétique de la révolte, de la volonté tumultueuse de libération sur la base de cette connaissance adéquate que seule permet la dialectique matérialiste, le marxisme. La supériorité de la raison qui s’efforce de parvenir à l’universalité de la connaissance sur la simple immédiateté n’a jusqu’à présent été proclamée nulle part aussi vigoureusement.
Mais cette vigueur contient, conservées en elle, toutes les transitions dialectiques de la réalité. La distinction métaphysique entre spontanéité et conscience est une faiblesse idéologique générale de la période bourgeoise décadente. Elle ne s’exprime pas seulement chez ceux qui capitulent devant la spontanéité, mais aussi chez la plupart des descendants attardés des Lumières qui luttent pour la conscience mais n’ont pas surmonté la distinction figée, propre à la décadence, entre spontanéité et conscience, et se bornent donc à répéter la théorie décadente, avec seulement une inversion de signe. Lénine voit là aussi l’unité dialectique de la vie.
Il rejette la spontanéité comme idéal, comme barrière, mais il la reconnaît comme expression de la vie, comme partie, comme moment correctement compris du mouvement général. Il tire les leçons des mouvements de grèves en Russie et constate la relativité de la spontanéité et de la conscience et l’incessant renversement de celle là en celle ci. « Cela nous montre que l' »élément spontané » ne représente à vrai dire rien d’autre que la forme embryonnaire de la conscience du but. »
Ainsi fut définie pour la première fois dans l’histoire de la pensée sociale l’interaction réelle de ces deux catégories. Et c’est seulement cette affinité naturelle, jointe à la distinction la plus rigoureuse, qui éclaire comme il convient la conception léniniste des rapports entre conscience et spontanéité. Dans la spontanéité en tant que « forme embryonnaire de la conscience du but » s’exprime la priorité de l’être sur la conscience, la formation nécessaire du reflet approprié de la réalité à partir du mouvement de la réalité elle même.
Mais ce mouvement ne se produit pas automatiquement. L’ouverture de la conscience à la compréhension réelle du monde et des tâches que doit accomplir l’homme pour le transformer, ne peut pas se faire d’elle même, sans travail conscient et sans prise de conscience du monde extérieur et de soi même. Pour cela, la rupture avec la spontanéité est indispensable. Car c’est seulement par cette rupture qu’on peut connaître la totalité des forces actives de la société, leur orientation, les lois auxquelles elles obéissent, les possibilités de les influencer, et que cette connaissance peut devenir le bien spirituel de ceux qui luttent pour une société meilleure.
Il faut avoir clairement devant les yeux ces deux aspects du rapport entre la spontanéité et la conscience pour apprécier à sa juste valeur la formulation de Lénine selon laquelle la conscience révolutionnaire est apportée au prolétariat « de l’extérieur ».
Mais le sens exact de cette « formulation anguleuse », comme dit Lénine lui même, est aussi simple que profond et important : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est à dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le domaine où ce savoir peut être puisé est le domaine des rapports de toutes les classes et couches sociales avec l’Etat et le gouvernement, le domaine des rapports mutuels entre toutes les classes. » L’embryon de la spontanéité ne devient un véritable fruit que par le travail conscient d’une telle conscience ; la classe en soi devenant classe pour soi. C’est le tribun qui éveille cette conscience. L’universalité de ses connaissances accélère la croissance de l’embryon jusqu’à son épanouissement ; il précède l’évolution qu’il favorise et entraîne. Par contre, ceux qui glorifient la spontanéité, qui, béats et irréfléchis, l’éternisent, doivent se contenter d’enregistrer après coup les faits accomplis : comme dit Lénine, ils marchent « à la remorque du mouvement réel ». Et ils ont beau prendre un ton aussi extasié ou « révolutionnaire » ou « prolétarien » qu’ils veulent, leur activité reste un enregistrement prosaïque et infructueux, bureaucratique. Bureaucratique au sens le plus général et le pire du terme : qui freine le développement de la vie. Car la spontanéité qui n’est pas capable d’atteindre par elle même à l’accomplissement est orientée par sa fixation dans la conscience ainsi produite et erronée, par son élévation au rang de principe unique dans des directions fausses et étriquées qui entraînent des phénomènes de dégénérescence. Le mouvement spontané du prolétariat reçoit un contenu bourgeois : sa fixation théorique n’est pas apolitique, elle est politique et réactionnaire.