Le 22 juillet dernier, la Commission européenne a publié le document « Budget de l’UE pour la période 2028-2034 ». Ce document se caractérise principalement par son soutien déclaré à l’économie de guerre des puissances impérialistes européennes.
On peut parler d’un possible « keynésianisme de guerre ». Le keynésianisme militaire est une politique économique de guerre dans la phase impérialiste. Alors que le keynésianisme classique, par le biais de l’endettement public, favorise l’augmentation des dépenses publiques pour produire des infrastructures civiles, avec le keynésianisme militaire, c’est le budget de la défense qui est augmenté à des fins anticycliques en période de crise pour lutter contre la récession, dans un contexte de guerre imminente pour le partage du monde. D’un côté, la crise conduit à la guerre et, de l’autre, la guerre est utilisée pour tenter de faire face à la crise.
Tout comme les mesures du keynésisme civil, celles du keynésisme militaire, en ce qui concerne leur mise en œuvre, augmentent la demande globale (investissements plus consommation) par le biais des dépenses publiques et de l’endettement de l’État (déficit spending) afin de tenter de contrer la crise de suraccumulation et de relancer un cycle économique expansionniste.
À cette fin, dans le domaine de la production, le financement public de la recherche et du complexe militaro-industriel alimente l’innovation technologique afin d’augmenter la composition du capital et la productivité du travail, avec des retombées également dans le secteur civil (développement dual band).
L’exemple le plus typique du keynésianisme militaire est celui de l’Allemagne nazie, où la concentration des capitaux dans le secteur militaro-industriel a favorisé, dans la seconde moitié des années 30, une expansion très rapide de la capacité de production de l’industrie, réduisant ainsi considérablement le chômage.
Un autre exemple est constitué par les mesures adoptées en 1950 par l’administration américaine (Truman) au début de la guerre froide avec la National Security Concil Resolution 68 (Ncs-68). Ce document secret (rendu public seulement au milieu des années 70) prévoyait, sur proposition du complexe militaro-industriel, une forte augmentation des dépenses militaires, un engagement stratégique mondial, le renforcement de l’OTAN et le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest. Les relations entre les groupes monopolistiques producteurs d’armements et la bureaucratie politico-militaire ont connu un essor sans précédent, notamment grâce au climat de guerre froide qui a émergé avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est ainsi qu’est apparu ce que l’on appelle communément le « keynésianisme militaire, l’économie de guerre » ou « l’économie du Pentagone ». Au cours des deux guerres mondiales, le système de contraintes et de liens entre les monopoles et la bureaucratie politico-militaire, étroitement lié à l’organisation et au fonctionnement d’un appareil militaro-industriel, s’était défini. Il s’agissait d’un élément essentiel pour agir en temps de guerre, mais dont les contraintes, contrairement à d’autres phases antérieures du capitalisme, cessèrent d’avoir un caractère conjoncturel imposé par des crises politico-militaires momentanées et se transformèrent en un phénomène qui, de plus en plus, commença à faire partie intégrante du mécanisme général de fonctionnement de la reproduction capitaliste. En d’autres termes, la production d’armes et de matériel de guerre en général commençait à faire partie intégrante du mécanisme de reproduction du capital. Elle était fortement stimulée par l’avantage que représentait pour les groupes industriels militaires le fait de pouvoir produire aux frais de l’État. Le keynésianisme militaire est toutefois une réponse à la crise qui, comme l’histoire l’a démontré, est également le préalable à son aggravation jusqu’à la tragédie de la guerre mondiale. D’une part, l’instabilité financière peut s’aggraver sous l’effet de l’augmentation de la dette publique, d’autre part, l’augmentation de la production militaire renforce la tendance à la guerre : les armes produites sont des marchandises qui doivent également être vendues et consommées (c’est-à-dire utilisées).
Un autre aspect important du document est la volonté déclarée de ne pas respecter les paramètres « libéraux » que les États membres de l’UE s’étaient eux-mêmes fixés et qu’ils ont imposés comme un dogme aux populations européennes au cours des 30 dernières années.
Que compte donc faire l’Union européenne ? Il y a certainement une tentative d’uniformisation des marchés et des législations des pays membres, afin de construire un marché intérieur européen unique et d’attirer davantage d’investissements ; la voie choisie pour atteindre cet objectif s’oriente vers un assouplissement des contraintes réglementaires – tant au niveau de l’économie réelle que de la finance –, du moins à ce stade. Un autre aspect important est la subordination à aux besoins du secteur militaire de toutes les politiques en matière de compétitivité, de progrès technologique et de construction de nouvelles infrastructures de transport et d’énergie.
Financement du budget et contributions nationales
En 2028, le remboursement des fonds Ngeu (168 milliards, y compris les fonds du Pnrr) débutera, coïncidant avec le début de la programmation budgétaire. Cela entraînera des charges supplémentaires pour les caisses des États, raison pour laquelle la Commission a déclaré qu’elle maintiendrait les contributions nationales ordinaires à l’UE pratiquement inchangées. Néanmoins, la manœuvre s’élève à 1 980 milliards d’euros, soit 1,26 % du revenu national brut de l’UE-27. Ce dernier paramètre est celui qui est utilisé pour définir le plafond – c’est-à-dire la limite maximale – des paiements qui peuvent être demandés par l’UE. Or, ce seuil est relevé à 1,75 %, ce qui signifie que des contributions supplémentaires pourront être demandées aux pays. En outre, en cas d’inflation supérieure à 3 %, le « déflateur » (l’indice qui mesure la variation moyenne des prix des biens et services), auquel est indexé le seuil susmentionné, serait augmenté et, de ce fait, les contributions nationales seraient automatiquement fortement ajustées à l’inflation, entraînant des dépenses supplémentaires. Il en irait de même, à l’inverse, dans une situation d’inflation inférieure à 1 %.
Cela dit, pour financer son budget, la Commission dispose d’autres ressources que les contributions des différents pays. Il s’agit essentiellement de ressources commerciales (droits de douane, taux de TVA), mais elles comprennent également certains autres types de taxes, comme celle sur les déchets d’emballages plastiques non recyclés, dont l’augmentation est d’ailleurs proposée. À l’avenir, il est prévu d’introduire de nouveaux prélèvements sur les transactions commerciales et les activités économiques et productives. Il s’agira :
– d’un taux de 30 % sur la taxe appliquée au système d’échange de quotas d’émission de CO2. À partir de maintenant, seuls 70 % des recettes provenant de ces transactions seront perçus par les États nationaux. C’est peu, dira-t-on : pour l’Italie, les recettes totales de 2012 à 2024 s’élèvent à « seulement » 15,6 milliards, soit un peu plus d’un milliard par an en moyenne. À notre connaissance, cependant, il semble qu’un détail ait échappé à la plupart des gens. À partir de 2027, en effet, un système de tarification du carbone sera également appliqué aux fournisseurs de carburants et de combustibles fossiles pour les secteurs des transports, des bâtiments et des petites et moyennes entreprises avec le système EU ETS 2. Les coûts du CO2 seront, en fait, transférés des fournisseurs d’énergie fossile aux consommateurs finaux. Le « signal » du prix du CO2 devrait donc inciter les consommateurs à opter pour l’efficacité énergétique et l’électrification de la consommation finale, en adoptant des solutions à zéro ou à faible émission. Tout cela se traduira par une augmentation des recettes tant pour les États que pour l’UE, financée par l’augmentation des factures des ménages. Le budget, cependant, se garde bien d’en parler ;
– une taxe aux États sur les déchets électroniques non collectés. « L’application d’une contribution nationale basée sur les déchets non collectés communiqués par les États membres incitera à la réduction des déchets et encouragera le tri sélectif » ;
– une nouvelle contribution des entreprises, avec une exemption pour les petites et moyennes entreprises ;
– une nouvelle taxe sur le tabac ;
– « de nouveaux tarifs [non précisés] liés aux politiques de l’Union ».
En réalité, les contributions nationales augmentent, même si on ne veut pas le dire.
Modalités de financement, gouvernance, rationalisation administrative
Concernant les modalités de financement. Au niveau du budget, il y aura une plus grande flexibilité grâce à la possibilité de réaffecter les fonds en fonction de l’évolution des besoins et, surtout, à la constitution de trois niveaux de réserves financières anti-crise, jusqu’à celui défini comme « mécanisme de crise ». Il ne s’agit pas seulement des crises économiques, mais aussi des guerres, des épidémies, des catastrophes environnementales, etc.
Le mécanisme utilisé pour trouver les fonds du PNRR prévoyait que l’UE emprunte des capitaux sur le marché à la place des différents pays – étant donné qu’elle pouvait accéder à des taux d’intérêt avantageux, en tant qu’institution financièrement plus solide –, pour ensuite « les leur transférer ». C’est précisément au marché que nous devrons rembourser ces ressources, avec les intérêts. Quoi qu’il en soit, le nouveau budget prévoit que ce mécanisme soit « institutionnalisé » et qu’il puisse fonctionner pour tout pays qui en a besoin, à condition que ce besoin soit réel et fortement motivé.
Un autre aspect important est la gouvernance des financements. Le versement des tranches, comme cela a été le cas avec le PNRR, se fera sur la base de la vérification des résultats obtenus. Il ne s’agira plus seulement d’approuver des projets et de faire avancer les chantiers – ce dans quoi nos gouvernements ne se sont d’ailleurs pas montrés excellents –, mais plus généralement de « garantir que les investissements produisent les résultats escomptés », en rendant possible de subordonner explicitement les prêts les plus importants – et donc ceux qui ont des objectifs plus généraux – à des indicateurs économiques relativement indépendants, tels que la productivité, la capacité à attirer des investissements dans un secteur donné afin de pouvoir ouvrir certaines activités productives, etc. Ce qui, auparavant, avec le PNRR, était obtenu en combinant les investissements et les réformes, qui devaient garantir leur mise en œuvre sur le plan politique, on veut désormais l’obtenir conjointement. Ce qui ne change pas, c’est l’intention de réduire considérablement les obligations de reddition de comptes pour les bénéficiaires des fonds, en concentrant les vérifications et les contrôles sur les résultats tangibles des projets plutôt que sur les coûts, pour le plus grand bonheur du crime organisé…
Les aspects politiques du document (qui est techniquement une communication de la Commission européenne) n’ont aucune valeur opérationnelle ni aucune valeur juridique contraignante. Toutefois, ils peuvent être traités presque comme s’ils en avaient : il s’agit de l’avis d’un organe législatif (l’Union européenne), doté d’une autorité limitée, qui décide de son propre chef. C’est pourquoi les communications de la Commission sont importantes : elles expriment une attente hautement probable, souvent presque certaine, concernant la législation et les orientations futures.
Sans comprendre cela, on ne comprendrait pas pourquoi, par exemple, la Commission peut présenter comme un fait certain que des garanties budgétaires seront accordées à tout va, dans le cadre du paquet d’instruments de financement, pour soutenir des produits tels que la dette à risque, les prêts et les investissements en capitaux propres, afin de jouer un rôle plus important dans la réduction des risques pour les investissements privés et dans le déblocage de financements provenant d’investisseurs privés.
Comme toujours en période difficile, les gouvernements tentent de mettre en place une sorte de rationalisation de l’administration, afin d’économiser et/ou d’attirer des capitaux. C’est également ce que fera l’UE, en simplifiant les conditions d’accès au financement, en réduisant les programmes, en appliquant un système unique de suivi des dépenses, etc.
Nouveaux instruments économiques de mise en œuvre
Les plans de partenariat conclus avec les pays ou les régions, qui renforceront les investissements antérieurs dans les politiques communes européennes (par exemple dans le domaine de l’agriculture), constitueront un instrument fondamental du nouveau budget. L’objectif est d’uniformiser progressivement le marché intérieur, au moins dans certains secteurs définis comme « prioritaires ». Actuellement, les divisions nationales créent une myriade de législations et de systèmes fiscaux différents et entraînent en outre une réduction des économies d’échelle et des coûts plus élevés pour les entreprises (appelés « coûts de conformité »), c’est-à-dire moins d’investissements. Ces plans de partenariat bénéficieront de 865 milliards d’euros.
Le critère de réalisation des tâches de partenariat sera, une fois de plus, l’obtention de résultats. Toutefois, par rapport au PNRR, il y aura une plus grande liberté quant aux modalités permettant d’atteindre les objectifs. Le problème est toutefois autre : la migration, la gestion des frontières et la sécurité seront de plus en plus liées à l’autorité européenne, car désormais, les projets communs dans ces domaines feront partie des plans de partenariat, de sorte que les investissements correspondants ne seront débloqués qu’à la suite des réformes convenues : Le lien entre les réformes et les investissements incitera davantage les États membres à mettre en œuvre le pacte sur la migration et l’asile et la stratégie de sécurité intérieure de l’UE.
Un autre instrument très important sera le Fonds européen pour la compétitivité, financé par des ressources budgétaires (c’est-à-dire des fonds publics). Préconisé dans le rapport Draghi, ce fonds soutiendra des secteurs critiques pour la compétitivité de l’UE : transition propre et décarbonisation ; leadership numérique ; résilience et sécurité, industrie de la défense et espace ; santé, biotechnologies, agriculture et bioéconomie. L’objectif est de servir de catalyseur aux investissements privés. Le Fonds européen pour la compétitivité offrira un ensemble complet d’instruments de financement pour attirer les investissements privés, en diversifiant l’offre. Deuxièmement, le Fonds financera également des partenariats public-privé, tels que les IPCEI.
D’autres instruments sont, par exemple, Horizon Europe (financement de la recherche) et Global Europe, qui s’occupe de la projection « géopolitique » de l’UE. Sur les 200 milliards d’euros alloués à Global Europe, environ 25 milliards d’euros devraient être consacrés à l’aide humanitaire ; le reste se traduira principalement par des investissements économiques.
Projection mondiale de l’UE et défense
Il ne s’agit pas d’un budget normal, mais d’un budget de guerre. Les mesures contenues dans le document qui concernent le secteur militaire sont innombrables et sont mentionnées à la fois dans les politiques de compétitivité et dans celles relatives aux liaisons routières, ferroviaires et énergétiques entre les États membres, qui seront conçues en tenant compte des besoins militaires : « la guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine a mis en évidence l’importance d’investir dans la mobilité militaire (…). Les investissements seront destinés à faciliter le transport des troupes et des équipements par chemin de fer, route, voie aérienne, ports maritimes, voies navigables intérieures et terminaux multimodaux » ; des « projets de transport à double usage civil-militaire seront financés afin de permettre une mobilité militaire sans interruption dans toute l’UE ».
Les marchés publics militaires transnationaux seront largement utilisés et la production d’armements sera rationalisée. Le budget européen fait explicitement référence à la possibilité de déroger aux contraintes budgétaires nationales afin d’augmenter les dépenses de défense, en raison de la nécessité (inhérente à la logique capitaliste) d’« une nouvelle ère d’investissements stratégiques dans les capacités et la préparation de la défense européenne, y compris le développement conjoint de capacités de défense critiques [alias, nucléaires ?] ». Du point de vue du financement, il est également essentiel que les dépenses de défense soient incluses dans le Fonds européen pour la compétitivité, dans le but d’attirer des capitaux privés dans ce secteur également.
Saboter l’économie de guerre doit donc devenir l’objectif principal de tous les mouvements qui se donnent pour programme la défense des intérêts sociaux et politiques populaires. Démanteler l’UE ne signifie pas proposer un « souverainisme » français, car la France est un pays impérialiste, nier cela conduit inévitablement à soutenir des positions chauvines. Organiser l’autonomie prolétarienne est donc non seulement nécessaire, mais devient la seule voie réelle que les mouvements en France peuvent emprunter pour éviter de subir une fois de plus les sirènes impérialistes (de la droite réactionnaire et de la gauche de l’OTAN).