Voici un extrait d’un entretien avec Gene Bruskin, qui revient sur ses 35 années d’expérience en tant qu’organisateur dans le mouvement ouvrier et le mouvement de solidarité internationale. Bruskin est notamment l’un des fondateurs de US Labor Against the War. L’entretien complet, publié en anglais au format audio par le magazine Cosmonaut, est disponible ici : https://cosmonautmag.com/2024/02/gene-bruskin/ Dans cette conversation, il se remémore son travail au cours de la fin des années 1960 auprès à Austin. Il évoque les difficultés rencontrées pour établir des liens de confiance avec des travailleurs nouvellement arrivés dans le pays et ne parlant pas anglais, tout en illustrant la créativité et le dynamisme du style de travail qu’il a apporté pour surmonter ces obstacles. Bruskin met en avant l’importance d’aborder les gens avec une attitude non présomptueuse et une volonté de les rencontrer là où ils en sont.
Vous avez mentionné votre travail auprès des employés des blanchisseries. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?
Quand j’ai quitté le boulot de chauffeur de bus, j’étais vraiment pas sûr de ce que j’allais faire. J’étais crevé de toutes ces bagarres. J’ai pris quelques mois de repos. Un pote à moi venait de reprendre une petite section syndicale de blanchisseries dans la ville. C’était un petit syndicat national qui représentait pas très bien les travailleurs, mais mon pote, lui, il était progressiste. Il voulait organiser, et il m’a proposé un boulot… payé des clopinettes, à peine de quoi vivre.
Il m’a dit : « Bon voilà ce qu’on a. La plus grosse blanchisserie de la ville d’Austin s’appelle Hospital’s Laundry. Ils font tous les draps, les serviettes, tout ça pour les hôpitaux. »
Ainsi, des choses horribles étaient souvent jetées dans le panier à linge. Genre, si de la morphine était renversée sur un drap, ça se retrouvait dans le linge. Donc les travailleurs manipulaient toutes sortes de produits dangereux. Et la blanchisserie était planquée dans les sous-sols du Fenway Park.
C’était au fond, là où y avait avant le parking, qu’ils avaient transformé en blanchisserie. Les ouvriers arrivaient et repartaient sous terre, sous ces plafonds sombres, avec des machines énormes qui tournaient sans arrêt, en manipulant du sang, des excréments, tout ça. C’était un boulot dur.
Et tout ça appartenait aux hôpitaux les plus prestigieux du monde, les hôpitaux de Harvard. Alors mon président m’a dit : « Va organiser ça. » Et moi j’avais jamais organisé de travailleurs en dehors de mon propre lieu de travail. Je savais comment faire à l’intérieur, mais pas de l’extérieur.
C’est une chose complètement différente. Donc je suis allé à la blanchisserie. Je restais dehors, je regardais les travailleurs quand ils sortaient pendant la pause, quand les camions-resto venaient. Ils prenaient un café, dix minutes, et retournaient dedans. Moi j’étais en face, à les observer, tous ces gens qui parlaient des langues différentes.
Et là je me disais : Mais qu’est-ce que je fous là ? J’suis juste un petit blanc, j’ai jamais fait ça. Pas d’équipe, pas de plan. Comment je vais m’y prendre ?
Un jour, on reçoit un coup de fil. Le type dit pas qui il est, juste qu’il avait été superviseur là-bas. Il dit : « Ces gens sont prêts. Va voir Luisa Mendoza. C’est elle qu’il faut. » Et il raccroche.
Alors je retourne là-bas. J’avais passé quelques jours à les regarder entrer et sortir, sans savoir quoi faire. Et puis je me suis approché du camion-resto, et j’ai vu une ouvrière qui, je pensais, parlait peut-être anglais. Je lui ai dit : « Hé, dis, Luisa Mendoza, elle est là ? » « Ah, Luisa Mendoza… Hé José, elle est où, Luisa ? »
Ils trouvent une Portoricaine, et elle arrive. Elle me regarde, et direct je comprends qu’elle se demande c’est qui ce mec. Elle me sort : « Ouais, et qu’est-ce tu me veux, toi ? »
Alors je lui dis : « On peut parler deux minutes là-bas, tranquille ? » On va derrière un petit muret. Je lui dis : « Je suis avec le syndicat des blanchisseurs. On a reçu un appel de quelqu’un, sûrement tu sais qui c’est, moi non. Il m’a dit qu’il fallait que je te voie. »
Elle me dit : « OK, viens chez moi. » Et elle me donne son adresse.
Le soir même, je vais chez elle. On discute dans son salon, et son fils passe. Elle me dit : « Ah lui, il bosse à la blanchisserie. » Puis son mari traverse la pièce. Puis son père… En fait, tout l’appart à Dorchester bossait à la blanchisserie !
Il s’est avéré que le personnel, c’était à peu près un tiers Latinos (Portoricains et Dominicains), un tiers Noirs, et un tiers Cap-Verdiens. Le Cap-Vert, c’est une ancienne colonie portugaise au large de l’Afrique.
Alors Luisa me dit : « T’inquiète pas, moi j’te ramène tous les hispanophones du coin, j’te le garantis. Je vais les secouer et les mettre en ordre. Mais les Cap-Verdiens, laisse tomber. Ceux-là, tu les auras jamais. Ils savent rien, ils parlent pas anglais, ils viennent direct du bateau. Oublie-les. »
Et en effet, beaucoup venaient d’arriver. Des veuves vêtues de noir de la tête aux pieds, presque personne parlait anglais. Elle ajoute : « Mais écoute, viens pas m’embêter tant que t’as pas chopé les Cap-Verdiens. Sinon, on perd notre temps. C’est le plus gros groupe. »
Ça, c’était un vrai défi ! Mais cette femme, elle savait de quoi elle parlait. Et j’étais persuadé que personne n’oserait dire non à Luisa. Elle, elle pouvait mobiliser les Latinos.
Alors un jour de paie, je vois un groupe d’ouvriers noirs marcher ensemble dans la rue. Je les suis, ils rentrent dans un petit magasin d’alcools acheter une canette de bière. Ensuite ils s’assoient dehors, contre un mur, à siroter tranquille un vendredi après-midi. J’y vais, je me présente, on discute bien.
Et eux me disent : « Écoute mec, nous t’as pas besoin de t’inquiéter, on est avec toi. On va embarquer tout le monde. Mais les Cap-Verdiens, oublie. Tu les auras jamais. Alors reviens pas tant que t’as pas réglé ça. »
Le problème, c’est que j’avais suivi qu’une seule formation syndicale, qui avait duré une journée. C’est tout. Alors je me dis : Mais comment je fais pour atteindre les Cap-Verdiens ? Non seulement ils parlaient pas anglais, mais même pas vraiment portugais. Comme les Haïtiens avec le français : ils comprennent un peu, mais parlent surtout leur créole.
J’ai appris qu’il y avait une épicerie dans le quartier de Roxbury où ils vivaient tous. Le gérant était Cap-Verdien, sympa. Je l’ai rencontré, il voulait bien aider, mais il pouvait pas faire grand-chose. Il m’a mis en contact avec un prof de lycée cap-verdien. Pareil : prêt à me conseiller, mais pas plus.
Alors j’ai commencé à noter les plaques d’immatriculation devant la blanchisserie. À l’époque, on pouvait aller au registre et retrouver le nom et l’adresse qui correspondaient. Du coup, j’ai fait du porte-à-porte. Souvent, les parents parlaient pas anglais, mais c’était leur gamin de 6 ans qui traduisait pour sa mère de 50 ans. Petit à petit, j’ai formé un comité… composé d’ados ! C’étaient eux qui faisaient le tour avec moi.
Le prof m’a dit : « Va à l’église. Si tu arrives à convaincre Padre Pio, tu peux les avoir. » (Il y en avait sûrement d’autres du même nom, mais celui-ci s’appelait comme ça : Padre Pio). Donc j’y vais. Et je rencontre Padre Pio : un vieux prêtre qui avait passé quarante ans au Cap-Vert avant de venir à Roxbury pour servir sa communauté. Et en plus, c’était un vieux curé communiste !
Je lui dis : « On pourrait faire une réunion à l’église. Vous, vous viendriez juste dire bonjour, me serrer la main… Enfin, nous bénir quoi. Moi je sais pas trop, je suis juif, mais vous voyez l’idée. »
On a fait cette réunion. J’ai ramené mes ados et ma femme, puisque c’était à l’église. On avait aussi un traducteur portugais du syndicat. Bref, on a pu construire cette unité.
Et la leçon pour moi, c’était clair : où que tu ailles, même aujourd’hui si tu veux organiser chez Amazon ou dans une grande usine, tu rencontres toujours plein de communautés différentes. Et faut les traiter avec respect, dans leur identité. Tu peux pas juste dire : « Allez, tout le monde à la réunion ! » Ça marche pas comme ça. Y a trop de méfiance. C’est un pays raciste. Les travailleurs sont montés les uns contre les autres. Donc faut montrer du respect à chaque groupe, dans sa culture, sa langue. Et après seulement, tu peux les rassembler.
Et franchement, c’était une sacrée leçon.
Un jour, en réunion, y avait une vingtaine de personnes. Tout était traduit. On parlait du vote à venir. Et un gars me dit : « Hé, moi j’suis dominicain. Dans mon pays c’est dictature, j’ai jamais voté de ma vie ! » Les Noirs enchaînent : « Ah ouais mec, pareil ! Moi j’ai grandi en Alabama. Tu veux voter, ils t’cassent la gueule. Jamais voté non plus ! »
Et les Cap-Verdiens, eux, non seulement ils connaissaient pas les syndicats, Ils ne connaissaient pas l’argent. Beaucoup venaient d’un mode de vie en économie de troc, à échanger leurs récoltes entre voisins. Alors entre ça et mettre un bulletin dans une urne… y avait un monde.
Moi je leur disais : « Faut voter oui ! » On avait même traduit les bulletins (même si la plupart savaient pas lire). Mais je n’avais pas réalisé qu’ils savaient pas comment faire concrètement. Ça m’était même pas venu à l’esprit !
Alors je dis à mes volontaires (qui parlaient espagnol, portugais, ou venaient de la communauté afro-américaine) : « On a un problème. Faut qu’on leur apprenne à voter. » Et c’est ce qu’on a fait : on allait dans chaque maison, on accrochait un drap dans un coin, et on faisait une simulation. Toute la famille venait voir : les grands-parents, les cousins, tout le monde. On donnait un papier marqué “Syndicat oui/non” dans leur langue. La personne allait derrière le drap, faisait une croix, et ressortait. Tout le monde applaudissait.
Ça a commencé à marcher. Un jour, je vais chez une de nos leaders cap-verdiennes, une femme hyper maligne, super respectée. On installe le petit coin de vote, et je remarque son bras, tout bleu. Je lui demande : « Oh, tu t’es blessée au boulot ? » Elle me dit : « Mais non… Je me suis donné des coups de poing exprès depuis des jours. Comme je sais pas lire, j’me fais un bleu du côté où je dois cocher sur le bulletin. Comme ça, le jour du vote, j’me trompe pas. »
J’étais scotché. C’était l’une de nos principales leaders. Et voir une telle détermination, un tel respect pour le mouvement… ça m’a marqué à vie.
Et au final, on a gagné. On a négocié un contrat en trois langues. Tout le monde était à la table. On négociait en public — ce qu’on appelle aujourd’hui la “négociation en plein jour”, avec les travailleurs présents, informés en temps réel. Pas une petite délégation fermée. Quand on pouvait, on ramenait même les prêtres et les leaders communautaires, assis derrière nous, pour que l’entreprise voie qui regardait.
On liait la valeur du syndicat aux valeurs de la communauté. Et on a remporté la victoire. Le syndicat des blanchisseurs a fini par fusionner avec UNITE, un syndicat national beaucoup plus solide, qui représentait bien mieux les travailleurs.
Et moi, j’ai retenu une chose : faut toujours avoir une perspective internationale. Les Cap-Verdiens, pour certains, paraissaient juste “des veuves en noir qui parlent pas anglais”. Mais derrière, y avait des vies, des histoires incroyables. Et si tu connais un peu leur pays, leur parcours, ça change tout.
Et donc l’idée de trouver comment instaurer le respect et l’unité entre les classes et les races, et reconnaître le pouvoir des femmes dans ces situations, car les femmes ne sont pas les personnes qui parlent le plus dans une réunion. Un homme peut se lever et citer toute la rhétorique révolutionnaire lors de la première réunion, lorsque vous essayez de vous organiser. Mais parfois, tout le monde le trouve lourdingue. Et la femme au fond, qui dit rien, mais qui sort suivie par six autres… c’est peut-être elle, la vraie leader. Il faut comprendre ce genre de dynamique. Faut savoir repérer ça.