Tous les signes annoncent la guerre. Alors que l’OTAN continue d’intensifier la guerre en Ukraine en livrant des armes, elle prépare en coulisses une guerre directe contre la Russie. En Allemagne, hormis les protestations contre le génocide en Palestine, il n’y a pratiquement pas de protestations ni de résistance. Cela s’explique notamment par la crise du mouvement pacifiste. Dans les discussions sur le renforcement du mouvement pacifiste, le front transversal apparaît comme une solution prétendument attrayante : dans ce contexte, on entend souvent dire qu’un mouvement pacifiste aussi large que possible ne doit pas se laisser diviser entre la gauche et la droite. Ces débats reviennent également sans cesse dans les groupes pacifistes et le travail de masse.
Avec cette série d’articles, nous voulons donner un aperçu de l’histoire, du développement et des stratégies autour de la question du front transversal. Non pas pour monter l’opinion contre les groupes pacifistes qui ne prennent pas clairement position sur ces questions – comme les médias diffament le mouvement pacifiste en le qualifiant d’« ouvert à la droite » –, mais pour engager la discussion et montrer que le front transversal a toujours été une stratégie venue d’en haut et quels sont les objectifs que la droite poursuit avec lui.
Dans le premier article de la série, Nasin Düll présente un aperçu des origines du concept de front transversal. Elle discute ensuite des efforts actuels en faveur du front transversal et de la manière dont la gauche anti-impérialiste et les communistes devraient y faire face.
Rédaction de KO
Front transversal
Bref aperçu historique, formes actuelles et tentative d’évaluation politique
Contribution de Nasrin Düll
Pourquoi parler du front transversal ?
Avec la guerre en Ukraine, le ralliement d’une grande partie de la gauche allemande au camp de l’OTAN a atteint son apogée. Les opposants à l’OTAN et les anti-impérialistes restants sont largement isolés de la majorité de la population. En outre, il manque une stratégie contre la préparation de la guerre. La nécessité, précisément en ce moment, de mobiliser les masses contre le réarmement, les préparatifs de guerre et la participation allemande à la guerre en Ukraine se heurte à leur propre insignifiance politique relative. Cela se traduit en partie par la peur, le silence et l’autocensure. En ce moment de faiblesse, le camp anti-OTAN restant doit se prononcer sur une offre immorale : le front transversal.
L’accusation de front transversal ou d’« ouverture à la droite » est devenue ces dernières années un moyen facile et populaire utilisé par les médias bourgeois pour discréditer les protestations.1 On attribue sans vergogne des intentions nazies là où il n’y en a pas, uniquement pour diviser et délégitimer les protestations. Que ce soit lors des veillées du lundi, des manifestations contre le coronavirus ou des manifestations contre la guerre en Ukraine. Personne ne parle autant de « front transversal » que les médias bourgeois et les institutions de l’« antifascisme » d’État (belltower news & Co.).2
Et pourtant, les communistes ne doivent pas fermer les yeux sur le fait qu’il existe, notamment dans le « nouveau » mouvement pacifiste, de véritables projets de front transversal ou du moins des ébauches de tels projets, et que ceux-ci – et c’est peut-être effectivement nouveau – sont également tolérés, défendus ou même lancés par certains membres de la gauche. Comme le risque d’être instrumentalisé en raison de notre faiblesse est actuellement grand, le « front transversal » doit être compris comme un concept de nos adversaires qui vise à annuler l’opposition de gauche, à canaliser le potentiel de protestation dans des voies inoffensives pour l’impérialisme allemand et à induire en erreur la classe ouvrière et d’autres couches de la population. S’il est juste de protéger les initiatives et les manifestations pacifistes contre les campagnes de diffamation des médias grand public de gauche libérale, la gauche et les communistes ne doivent pas ignorer la veste camouflage de la droite sous le plumage de la colombe.
Origines historiques du concept de front transversal
Le terme « front transversal » ou stratégie de front transversal désigne généralement la volonté de créer une alliance, un « front » politique transcendant les clivages entre la gauche et la droite. Il convient toutefois de tenir compte des éléments suivants : a) historiquement, une telle « stratégie » a toujours été une aspiration des forces conservatrices de droite, voire fascistes, et b) elle ne doit pas être simplement assimilée à l’activité sociale et démagogique quotidienne des fascistes, qui consiste à s’approprier les symboles, les concepts et les revendications du mouvement ouvrier (socialiste) ; c) il existe de nombreuses définitions imprécises du front transversal. L’utilisation inflationniste de l’accusation de front transversal comme instrument de diffamation politique contribue à diffuser davantage ce concept.
Le concept de « front transversal »3 lui-même est apparu pour la première fois au début des années 1930, dans le cadre des discussions politiques sur les changements de cabinet présidentiel dans la phase finale de la République de Weimar, et était particulièrement associé au nom de Kurt von Schleicher. Schleicher voulait résoudre la situation d’instabilité politique par une large alliance qui devait regrouper la Reichswehr, les syndicats et l’aile dite « gauche » du NSDAP autour de Gregor Strasser. La « troisième voie » de Schleicher mettait l’accent sur la question sociale et exigeait un « équilibre social » au détriment des grands agriculteurs et dans le but d’intégrer les syndicats. L’objectif de Schleicher était de fournir une base populaire à son cabinet militaire dictatorial de facto4 (Schildt 1981, 7).5
Sur le plan idéologique, le concept de front transversal a été élaboré, entre autres, par le groupe Tatkreis, proche de la révolution conservatrice. Pendant une courte période, les dirigeants de l’Allgemein Deutscher Gewerkschaftsbund (ADGB, Confédération générale des syndicats allemands) et une partie du NSDAP ont effectivement manifesté leur sympathie pour un tel projet, et des négociations ont même eu lieu entre les dirigeants de l’ADGB, Schleicher et des fonctionnaires du NSDAP par l’intermédiaire de médiateurs : « À partir de la fin août 1932, la formation d’un cabinet Schleicher – Gregor Strasser – Leipart (le président de l’ADGB) semblait toutefois être un scénario politique réaliste aux observateurs contemporains. Mais cela en resta là. Lorsque Schleicher fut nommé chancelier du Reich début décembre 1932, le concept de front transversal était déjà caduc. »(AIB 2004)
Schleicher démissionna, Hitler fut porté au pouvoir, jusqu’ici, rien de nouveau. Le KPD, l’USPD (Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne) et les ailes gauches du SPD n’ont jamais fait partie de ce projet d’alliance. Il ne s’agissait donc pas d’une alliance des « extrêmes », comme le prétendent souvent aujourd’hui les médias bourgeois à propos de l’origine des stratégies de front transversal. Le rôle de Schleicher est mystifié après la fin du fascisme (Schildt 1981, 7), ancien historien vedette du revanchisme allemand et du Frankfurter Allgemeine Zeitung. L’historien bourgeois Ernst Nolte parle même d’« antifascisme syndicaliste-national-socialiste ». Le concept de front transversal de Schleicher est idéalisé comme une « troisième voie » qui aurait pu sauver la République de Weimar à la fois du « chaos » démocratique et du fascisme (Nolte cité par Schildt 1981, 9). Les historiens de la RDA, en revanche, soulignent le caractère « transitoire » du cabinet Schleicher, qu’ils considèrent comme un « gouvernement de transition » vers la dictature hitlérienne. Les efforts de front transversal visaient notamment à neutraliser l’ADGB et reflétaient en même temps la montée du sentiment nationaliste parmi les responsables de l’ADGB et une certaine aliénation de ceux-ci par rapport au SPD.
Dans ce sens, nous observons tout au long de la période de Weimar, dans le contexte de la révolution victorieuse d’octobre, de la guerre perdue et du mouvement ouvrier allemand relativement fort, différentes formes de démagogie sociale agressive et éhontée de la part des national-conservateurs et des fascistes. Ces mascarades, encouragées par la bourgeoisie monopoliste allemande, avaient pour objectif de gagner une base de masse parmi les travailleurs et d’affaiblir le mouvement ouvrier socialiste et social-démocrate. Le camouflage des frères Strasser par la création de la légende d’une opposition « de gauche » et social-révolutionnaire anti-Hitler au sein du NSDAP a été l’une de ces manœuvres visant à semer la confusion dans le mouvement ouvrier en se présentant comme une force anticapitaliste. L’objectif de ces manœuvres a toujours été de tromper la classe ouvrière et, comme effet secondaire positif, de semer la confusion dans les organisations de gauche/communistes du mouvement ouvrier – créant ainsi une diffusion et une immunisation politiques. Pour ce dernier point, les frères Strasser en sont un exemple typique, dont la légende d’opposition anticapitaliste et socialiste à Hitler persiste encore aujourd’hui, et pas seulement dans les cercles nazis.6
En se référant à l’analyse des groupes monopolistiques de Gossweiler7 concernant le concept de front transversal de Schleicher, Schildt démontre que la « différenciation des groupes monopolistiques » et les intérêts économiques divergents ont également entraîné des contradictions politiques sous la forme de concepts tactiques et stratégiques concurrents (voir Schildt 1981, 13ff.). . Il n’est pas possible ici de vérifier dans quelle mesure l’affirmation de Gossweiler selon laquelle le concept de Schleicher exprimait la « ligne maximale » de l’IG Farben8 est correcte. Il est toutefois clair que même si Schleicher, tout comme le « Tat-Kreis », exprimait une stratégie (ou une tentative de stratégie) politique claire dans la lutte entre les différents groupes monopolistiques à la fin de la République de Weimar, il ne se distinguait en rien de la clique hitlérienne dans sa fonction de représentation fondamentale des intérêts de l’impérialisme allemand/du capital monopolistique.9
Même le groupe « national-révolutionnaire » « Front noir » d’Otto Strasser, qu’il a fondé après avoir quitté le NSDAP, n’a jamais été une organisation antifasciste, même si certains opposants sincères à Hitler s’y sont égarés. Il faut plutôt suivre l’évaluation faite par le journal Die Rote Fahne à la fin de l’année 1930 : « Le rôle du nouveau parti nazi de Strasser est clair : avec des discours révolutionnaires et encore plus radicaux que ceux d’Hitler et de Goebbels, il doit empêcher les masses, inévitablement déçues, de se rallier à la révolution prolétarienne. Il doit les captiver à nouveau et les attacher au drapeau contre-révolutionnaire à croix gammée » (cité d’après Gossweiler 1994, 48).
On peut se demander si, d’un point de vue historique, on peut déjà parler d’une stratégie cohérente en ce qui concerne le concept de front transversal, non seulement en raison d’un manque d’élaboration, mais aussi parce qu’il s’agissait davantage de manœuvres tactiques qui correspondaient à la « flexibilité » politique des fascistes dans une situation politique exceptionnelle. Néanmoins, le concept de front transversal de Schleicher, du Tatkreis et des frères Strasser reflète une problématique d’intégration qui, selon Schleicher, persiste dans le fascisme puis dans la République fédérale (cf. également Schildt 1981). Son objectif a toujours été la création (soutenant l’État) d’une base de masse, de préférence dans les syndicats et les couches prolétariennes, en les soustrayant à l’influence de la social-démocratie ou des communistes. En simplifiant, on peut donc qualifier de tentatives de front transversal les conceptions qui visent à intégrer les forces de gauche et les fractions (notamment social-démocrates) du mouvement ouvrier dans une alliance temporaire avec les forces de droite et réactionnaires pour un objectif limité et, en tant que front transversal idéologique, la réinterprétation stratégique par la droite politique/le mouvement fasciste des concepts, idées et slogans autrefois de gauche et socialistes mouvement fasciste. L’un des objectifs centraux est d’affaiblir et de paralyser politiquement le mouvement ouvrier, de le désorienter et de le rendre incapable d’agir, de le neutraliser. C’est là l’intérêt de la bourgeoisie et le but du front transversal.
Évolution après 1945
On sait que le strasserisme a continué à jouer un rôle d’orientation idéologique pour certains groupes nazis dans l’après-guerre, indépendamment de la création par Otto Strasser de son propre parti, l’Union sociale allemande (DSU). Ainsi, il existait au sein du NPD, comme dans les structures de camaraderie libres, une aile « révolutionnaire nationale » voire « bolchevique nationale ». La réception de Strasser et Niekisch ou Spengler, Jünger & Co. dans la « nouvelle droite » (allemande) émergente à partir des années 1970 est également intéressante. Le strasserisme, par exemple, présentait plusieurs avantages pour la modernisation du fascisme visée par la nouvelle droite. D’une part, il n’était pas aussi brûlé qu’une référence directe au fascisme hitlérien allemand et, d’autre part, il pouvait s’appuyer sur un répertoire de démagogie sociale pour travailler au sein de la classe ouvrière.
Une variante précoce du thème « ni de gauche ni de droite », qui est devenu virulent au plus tard avec les manifestations Querdenken dans le sillage de la pandémie de coronavirus, se retrouve également dans la phase initiale de formation des Verts, dont les groupes fondateurs locaux (« listes vertes ») propageaient un consensus transcendant les clivages politiques sur la base d’une identité écologique. En conséquence, certains anciens et nouveaux nazis ont participé à la mise en place des structures. Il convient de souligner ici le réseau des Gemeinschaftsdenker10, un courant qui allait devenir une source non négligeable des Verts et dont les principaux protagonistes étaient des personnalités völkisch-strasseristes de la République de Weimar, dont certaines occupaient également des postes à responsabilité dans l’État nazi. La tendance au sein des Verts fondée sur une conception völkisch de la nature a ensuite été exclue du parti en 1980.
Avec la contre-révolution, les cadres fascistes de la RFA ont conquis le territoire de l’ancienne RDA comme nouveau champ d’action. Les années 1990 ont ainsi été marquées par la terreur ouverte des nazis et l’installation systématique de leurs cadres en Allemagne de l’Est. À la fin des années 2000, l’AfD a tenté, avec succès, de s’implanter sur une base sociale plus large et de sortir de son relatif isolement. Avec l’AfD, les forces de droite et fascistes ont été et continuent d’être établies, normalisées et dotées de ressources massives. Des personnalités telles que l’ancien cadre du groupe K Jürgen Elsässer ont joué un rôle clé dans la popularisation de leurs positions. Les projets médiatiques d’Elsässer & Co., fondés sur la théorie du discours et menés de manière professionnelle, visent à créer une « contre-opinion publique », l’appropriation délibérée de thèmes traditionnellement associés à la gauche et la création d’un vaste réseau de publication dans lequel, outre les militants d’extrême droite, des journalistes critiques inoffensifs et même des militants de gauche peuvent écrire et publier. Le langage est populaire et les nombreux formats, qu’il s’agisse de KenFM ou de Compact, s’adressent à un large public. Dans la rue, ces orientations programmatiques ont été testées lors des veillées pour la paix de 2014, du mouvement Occupy et enfin des manifestations Querdenken, afin de créer une base de masse et d’établir la formule « ni gauche, ni droite ». Aujourd’hui, avec la guerre, ils apparaissent comme la voix forte de la raison contre les cris de guerre, du moins dans les rues de l’Allemagne de l’Est, ainsi que lors de manifestations où sont représentées certaines parties de l’« ancien » et du « nouveau » mouvement pacifiste. Dans les organes de la nouvelle droite (Junge Freiheit, Cato), les journaux proches de l’IfS, les maisons d’édition et les podcasts (Antaios Verlag, Kanal Schnellroda, Sezession), ce mouvement fait l’objet de discussions ouvertes. Ainsi, dans son livre « Querfront »11, publié en avril 2023 aux éditions Antaios Verlag, l’auteur de Sezession Manfred Kleine-Hartlage appelle à la « coopération entre la gauche et la droite » . Dans une critique du livre, Martin Sellner, cadre de l’IB, expose de manière éclairante les objectifs politiques concrets qu’un front transversal devrait désormais atteindre :
«Ce que Kleine-Hartlage envisage ici, ce n’est pas seulement une coopération temporaire, mais la refondation et la reconstruction d’une démocratie allemande en dehors du système des cartels. En substance, il voit déjà cela se profiler dans le domaine de la contre-opinion publique et de la formation théorique. Au plus tard depuis la crise du coronavirus, un débat animé fait rage entre les anciens communistes, la nouvelle droite, les libéraux classiques, les chrétiens traditionalistes, les ésotéristes New Age et de nombreux autres courants, niches et factions. L’AfD seule ne peut peut-être pas offrir un foyer à cette diversité. Il faut d’autres partis, ou du moins une gauche extra-systémique comme partenaire de coopération et de communication, afin de construire une masse et une pertinence suffisantes. Le front transversal ne signifie pas ici que l’AfD deviendrait un parti de gauche ou que Wagenknecht deviendrait un parti de droite. Il consiste en un rejet commun de la géopolitique transatlantique, de la politique identitaire et démographique anti-allemande ainsi que de la politique de censure antidémocratique du cartel. Contrairement aux forces de gauche, hautement idéologiques, les forces de droite sont appelées à inviter les forces de gauche à cette coopération distanciée contre le cartel. (…) » (M. Sellner, dans : Sezession Online, 10/07/2023).
En observant les débats dans la Junge Freiheit, Sezession, Antaios Verlag & Co, on constate qu’aujourd’hui encore, l’idéologie du fascisme est en principe flexible et n’accorde pas beaucoup d’importance à la pureté idéologique. Alors que Jürgen Elsässer souhaite ouvertement mettre en place un « front populaire » transcendant les clivages politiques, une grande partie des (…) mise plutôt sur une flexibilité démagogique maximale, un « pluralisme interne » (Sellner, 2023). Les éléments d’un « front transversal idéologique » font ainsi partie intégrante du répertoire d’une partie non négligeable du néofascisme allemand, ce qui ne signifie pas pour autant que l’on aspire toujours à des alliances organisationnelles « transversales » avec des groupes de gauche. Mais au moins dans le brouillard intellectuel de l’IfS, on recommande assez ouvertement à l’AfD : faites du front transversal autant que vous pouvez ! Sur le plan idéologique, on assiste à l’appropriation éhontée et à l’instrumentalisation démagogique des luttes, des concepts et des objectifs du mouvement ouvrier (anciennement) socialiste (antifascisme, anti-impérialisme) dans Compact, à la réhabilitation et à la normalisation des fascistes et de leurs organisations dans la rue, à la désorientation politique par des formules telles que « gauche-droite-peu importe ». 12 La réinterprétation d’anciens concepts politiques de gauche est formulée de manière stratégique sous le terme de « métapolitique »13 et peut être consultée dans Sezession, Junge Freiheit& Co. La stratégie consiste ici à trouver un équilibre habile entre imitation et changement de discours – son idéologie de droite et fasciste est toujours exposée autant que possible – et cachée autant que cela est opportun et nécessaire. Ainsi, le racisme, voire l’anticommunisme, peuvent parfois être mis de côté dans l’agitation, sans pour autant renoncer politiquement d’un pouce à ces positions. Le fasciste Benedikt Kaiser a ainsi parfaitement résumé la tactique intelligente du chef du parti AfD, Tino Chrupalla, en ce qui concerne l’agitation de l’AfD dans la guerre en Ukraine : « Avec le ralliement d’une grande partie du parti Die Linke à la position dominante dans la crise ukrainienne, l’AfD, sous la houlette de son chef Chrupalla, habile stratège, a monopolisé politiquement l’image de « parti de la paix » ou de « force de paix » ; le « plan de paix » d’Alexander Gauland l’a également souligné au niveau parlementaire. Des termes à connotation positive tels que « paix », « diplomatie » et « entente » sont désormais associés à l’AfD, un parti auquel on associe généralement des termes négatifs. » (Benedikt Kaiser, Täglich grüßt die Querfront, dans : Sezession Online, 23 février 2023)
D’autres exemples sont le projet Demokratischer Widerstand (Résistance démocratique) lancé par Anselm Lenz, qui n’a manqué pratiquement aucune réunion de la « nouvelle droite » l’année dernière ; il a ainsi été invité à la Schnellroda-Sommerakademie (Académie d’été de Schnellroda) par le stratège fasciste Götz Kubitschek. Des projets médiatiques tels que apolut (qui a succédé à KenFm) ou manova se considèrent comme des « têtes de pont » entre Nachdenkseiten, Rubikon, Epoch Times, NuoViso, Demokratischer Widerstand, RT, etc. Des (anciens) communistes tels que Rainer Rupp y publient également. Même si l’on y trouve parfois des critiques à l’égard de l’AfD, faute d’alternative électorale, on aboutit finalement à un alignement politique de facto sur l’AfD.
La gauche et le rôle des efforts actuels de front transversal
Malheureusement, force est de constater que cette tactique porte en partie ses fruits, non seulement parce que l’AfD et, par conséquent, de nombreux anciens cadres nazis ont réussi à briser leur isolement social et à se constituer une base populaire, mais aussi parce qu’une partie de l’ancien mouvement pacifiste a été neutralisée et qu’une minorité s’est même engagée dans le « moindre mal » supposé, par opposition aux Verts bellicistes et fascistes.
La gauche allemande est responsable du succès de cette stratégie qui n’est pas nouvelle et qui est tout à fait transparente (un coup d’œil au programme du parti AfD révèle que ces prétendus anges de la paix sont en réalité des militaristes purs et durs). Au plus tard depuis la guerre en Yougoslavie, certaines fractions de la gauche ont périodiquement rejoint ouvertement le camp de l’OTAN et donc aussi celui de l’impérialisme allemand. Le parti Die Linke, centre et catalyseur de cette mauvaise évolution, est flanqué de toutes sortes de groupes radicaux de gauche ayant perdu leurs repères, du rôle étatique des syndicats et de l’opportunisme de la direction syndicale, etc. La faiblesse due au social-démocratisme et à l’opportunisme, l’équidistance et l’éloignement de la gauche politique par rapport à la classe ouvrière ont, de différentes manières, préparé le terrain pour la droite et les fascistes. Ils ont permis une diffusion idéologique, laissant les gens seuls face à leurs problèmes, et ont récemment rejoint complètement le camp des bellicistes au pouvoir, poussant ainsi de nombreuses personnes dans les bras des nazis.
Même si cela semble à première vue contre-intuitif, ce sort attend dans le pire des cas les parties du mouvement pacifiste qui pensaient s’être sauvées de justesse de la récente chute de la gauche de l’OTAN dans la tourmente nationaliste d’Azov. Car la situation dans laquelle nous nous trouvons est extrêmement compliquée. La pression exercée sur les forces pacifistes et anti-impérialistes restantes pour qu’elles agissent est forte, compte tenu de l’escalade en Ukraine et des préparatifs de guerre directs contre la Russie. Il est urgent d’adopter une position ferme contre l’OTAN, mais celle-ci est également reprise de manière démagogique par la droite. Une grande partie de la population rejette également la guerre. Beaucoup d’entre eux pensent pouvoir exprimer leur opposition à la guerre en votant pour l’AfD et sous-estiment en partie le danger que représente ce parti. La dépendance relative incontestable de la RFA vis-à-vis des États-Unis et le rôle belliciste de ces derniers renforcent le fait que les positions nationalistes allemandes nationalistes allemandes puissent se donner un visage progressiste. Mais en réalité, elles expriment, même si ce n’est pour l’instant qu’une possibilité théorique, l’aspiration de l’impérialisme allemand à s’émanciper et à s’imposer comme une grande puissance indépendante. Il n’est pas si facile de mettre en œuvre une telle aspiration sur le plan politique et social. Si les forces de droite comme celles de gauche y contribuent, l’effet s’en trouve renforcé. Cela semble être un contexte plausible pour les conceptions actuelles du front transversal.
Si, dans le cadre d’initiatives visant à mettre fin à la guerre, des forces telles que l’AfD ne sont pas systématiquement isolées et combattues, on contribue, inconsciemment ou même pour des raisons « tactiques », à donner une place à des acteurs politiques qui ne se contentent pas de diviser la classe ouvrière, la propagande raciste et la misanthropie, mais aussi, en ce qui concerne la question de la paix, lorsqu’ils parlent de « paix avec la Russie », à la soumission de la Russie en tant que fournisseur bon marché de matières premières à une Allemagne en pleine ascension. Car pour l’essentiel, l’AfD et d’autres forces de droite partagent l’objectif du gouvernement : reconstruire l’Allemagne en tant que grande puissance guerrière. Il est tout à fait naïf de croire que celle-ci ne se retournera pas également contre la Russie. Le désaccord avec les partis au pouvoir porte plutôt sur la question de savoir si la guerre actuelle en Ukraine sert cette aspiration de l’Allemagne à devenir une grande puissance ou si l’Allemagne se met plutôt au service des États-Unis et renforce par la même occasion sa dépendance énergétique unilatérale. L’appel à une Allemagne « indépendante » trouve également un écho naïf ou négligent dans les mouvements critiques de la mondialisation et anti-OTAN. Avec des slogans tels que la lutte pour la « souveraineté nationale », la libération du « statut de vassal » ou de l’« oppression » par les États-Unis, deux intentions diamétralement opposées peuvent être mises en avant : d’une part, la revendication d’une Allemagne pacifique qui ne se laisse pas entraîner dans les guerres dominées par les États-Unis – d’autre part, l’aspiration à une Allemagne qui puisse faire valoir ses intérêts impérialistes de manière plus indépendante et avec plus de poids (notamment militaire) dans le monde. Mais une Allemagne pacifique n’est possible qu’avec un mouvement ouvrier internationaliste fort qui reconnaît l’impérialisme allemand dans son ensemble comme son ennemi – ou, historiquement, avec une NVA à sa porte. Cette prise de conscience ne signifie pas que des slogans tels que « L’Allemagne hors de l’OTAN » soient en soi faux ou réactionnaires. Au contraire, ils sont appropriés pour inciter les gens à descendre dans la rue pour lutter contre l’OTAN et pour les associer à des slogans concrets (par exemple, la fermeture de Ramstein). Néanmoins, les communistes doivent expliquer que a) la participation à l’OTAN ne résulte pas d’une soumission de l’impérialisme allemand, mais précisément de la réalisation de ses objectifs impérialistes (raison pour laquelle l’AfD n’est pas favorable à une sortie de l’OTAN jusqu’à présent) ; b) démasquer ceux qui adhèrent à ces slogans, non pas parce qu’ils rejettent les alliances guerrières impérialistes en soi, mais parce qu’ils veulent les avoir sous leur propre direction.
L’argumentation apaisante, qui reconnaît en principe ces ambivalences d’une large alliance avec des forces de droite conservatrice à fascistes, mais qui remet en question son potentiel de réalisation (« Oui, c’est peut-être ce que veut l’AfD, mais elle ne peut pas le mettre en œuvre de toute façon – c’est le gouvernement qui mène réellement la guerre »), tombe exactement dans les pièges tendus par les stratèges de Compact.
Le concept historique de front transversal exprimait les contradictions d’intérêts au sein du capital monopolistique allemand. Une analyse des contradictions d’intérêts du capital allemand aujourd’hui, qui s’expriment notamment dans son attitude à l’égard de la guerre en Ukraine, fait encore défaut. Il est également difficile d’évaluer la pertinence réelle que pourraient encore avoir les rêves de front transversal d’un Institut für Staatspolitik (IfS) ou du magazine Compact. Aujourd’hui comme hier, le « front transversal » est délibérément conçu et promu par la droite. Cependant, ce qu’était le front transversal historique et les développements actuels du mouvement pacifiste ne sont en aucun cas identiques. Néanmoins, la comparaison et la discussion historique du « front transversal » mettent en évidence un danger : la droite peut utiliser avec succès les slogans de la gauche si on la laisse faire. Il existe ici des points d’entrée concrets qui doivent être identifiés et traités (droite-gauche-peu importe, « mouvement démocratique », souverainisme, etc.). Les communistes n’ont rien à gagner ici et doivent faire tout leur possible pour informer la classe ouvrière de cette supercherie. Cependant, il ne suffit pas de garder ses distances. Pour passer à l’offensive, il faut s’attaquer activement à ces problèmes et les combattre en conséquence. Pour l’instant, nous observons plutôt une impuissance qui se transforme en indifférence et qui peut effectivement déboucher sur un front transversal. La condition préalable et le point de départ pour traiter ce problème sont l’appropriation, l’intégration et la traduction d’une conscience antifasciste fondée sur l’histoire.
Enfin, il est important de comprendre que l’évaluation de la pertinence et de la fonction réelles des efforts actuels de front transversal pour les dirigeants ne peut réussir que dans le contexte d’une détermination correcte de la relation entre l’impérialisme allemand et l’impérialisme américain et d’une réflexion sur les conceptions stratégiques différentes et concurrentes de l’impérialisme allemand aujourd’hui. Le travail d’analyse réalisé par Gossweiler, Eichholtz, Kuczynski et d’autres sur la période de la République de Weimar et du fascisme est aujourd’hui une tâche ouverte qui nous incombe à tous.
Bibliographie
AIB 62, Der Begriff Querfront, 10 mars 2004. Disponible en ligne à l’adresse : https://www.antifainfoblatt.de/artikel/der-begriff-querfront-eine-historische-betrachtung.
Gossweiler, Kurt, Die Strasser-Legende Gossweiler, Berlin 1994.
Gossweiler, Kurt, Der Putsch der keiner war, Cologne 2009.
Gossweiler, Kurt, Großbanken, Industriemonopole und Staat, Cologne 2013.
Mende, Silke, « Konservative Revolution » im ökologischen Zeitalter – die Gemeinschaftsdenker, dans : « Nicht rechts, nicht links, sondern vorn ». Une histoire des fondateurs des Verts, Munich 2011, 94-134.
Schildt, Axel, Dictature militaire avec une base populaire, Francfort 1981.
Initiative Ukraine – Déposez les armes 2023, Ouverture juridique dans le mouvement pacifiste. Concept militant ou problème réel, en ligne à l’adresse : https://www.unsere-zeit.de/wp-content/uploads/2023/08/Thesenpapier-Rechtsoffenheit-Kampfbegriff-oder-reales-Problem.pdf.
Notes
1 Par exemple à Berlin contre les actions de l’alliance « Chauffage, paix et pain », en ligne à l’adresse : https://www.unsere-zeit.de/ueber-die-linke-blase-hinaus-4351051/.
2 Malheureusement, la VVN BdA, entre autres, a également diffamé le DKP en le qualifiant d’« ouvert à la droite », en ligne à l’adresse : https://www.unsere-zeit.de/fragwuerdige-thesen-4783107/.
3« Le concept de « front transversal » est un concept clé pour les réflexions stratégiques à la fin de la République de Weimar » (Schildt 1981, p. 7).
4 Concernant le rôle central de la Reichswehr, voir également Schildt 1981, p. 15.
5 « Au sens strict, le terme « front transversal » a été inventé par les acteurs politiques pour désigner le « regroupement des forces non affiliées à un parti et du groupe Strasser du NSDAP » dans le cadre du concept de création d’emplois du « programme Gereke ». Au sens large, ce terme désigne l’idée de rassembler, indépendamment des partis et « transversalement » à ceux-ci, des groupes sociaux pertinents – syndicats, associations militaires, organisations professionnelles, etc. – en vue d’une « coopération positive ». Dans ce contexte, le NSDAP n’était pas considéré comme un parti, mais comme un « mouvement national », conformément à sa propre conception. » (Schildt 1981, p. 7)
6Aujourd’hui encore, les représentants de la « nouvelle droite » se réfèrent aux concepts du « national-socialisme » popularisés par des auteurs nationalistes conservateurs tels qu’Oswald Spengler et Ernst Jünger pendant la République de Weimar. Il n’est toutefois pas question ici d’un front transversal avec la gauche politique : un antimarxisme et un antilibéralisme rigoureux accompagnent l’appel à un impérialisme-socialisme autoritaire.
7Cf. Gossweiler (2013/1971), Großbanken, Industriemonopole und Staat, Cologne/Berlin DDR.
8Schildt reproche notamment à Gossweiler de ne pas tenir suffisamment compte de « l’autonomie relative » des « phénomènes politiques » : « Même si cette caractérisation de la conception du front transversal ou du front rampant est justifiée du point de vue des intérêts d’IG Farben ou d’IG Farben/Deutsche Bank, elle reste une définition insuffisante dans le contexte des constellations d’intérêts de la société dans son ensemble, car elle occulte les facteurs politiques indépendants de l’élaboration de la stratégie. Un autre problème réside dans la distinction purement quantitative entre le concept de front transversal et le fascisme du NSDAP, implicite dans la notion de « ligne maximale », qui tend à sous-estimer le danger que représentent les concepts alternatifs de dictature bourgeoise réactionnaire. […] » (Schildt 1981, p. 15).
9 Cf. Gossweiler 2013, p. 232 et suivantes.
10Dans sa thèse (2011), Silke Mende décrit la création de l’« Aktionsgemeinschaft Unabhängiger Deutscher » (AUD, Communauté d’action des Allemands indépendants), qu’elle considère comme le « noyau dur » des penseurs communautaristes. Le fondateur August Haßleiter et sa future épouse Renate, elle-même expulsée de sa région d’origine, ont largement influencé le programme et la réorientation stratégique du groupe. Haßleiter était un fervent partisan d’Otto Strasser pendant la République de Weimar et au début du national-socialisme, et s’est rallié au courant de la « révolution conservatrice ». Après la fin de la guerre, il a d’abord rejoint la CSU, puis a fondé plus tard la Deutsche Gemeinschaft (DG), une organisation d’anciens déplacés. Son empreinte politique et idéologique allait devenir centrale pour le réseau des Gemeinschaftsdenker. Parmi celles-ci figuraient la proclamation d’un « socialisme allemand », de la communauté (ou Volksgemeinschaft) et la propagation d’une troisième voie. Le motif « ni de gauche ni de droite » constituait la base d’une approche offensive des penseurs communautaristes envers les forces de gauche, le mouvement pacifiste et le mouvement écologiste. Ce projet connut un succès croissant, entraîna une augmentation du nombre de membres du réseau et aboutit finalement à l’adhésion au parti écologiste nouvellement fondé, au sein duquel les Haßleiter occupèrent des fonctions centrales dans la section bavaroise.
11 En 2017, Antaios a publié un livre du même titre de Benedikt Kaiser, également auteur régulier de Sezession. Kaiser y prône un pragmatisme discursif pour une « droite mosaïque », c’est-à-dire l’adoption et l’intégration d’éléments de la théorie de gauche dans une vision fasciste du monde. Cela s’inscrit bien dans le reste du programme éditorial « Lire Marx depuis la droite », « La question sociale depuis la droite » et « Regard vers la gauche » (ce dernier ouvrage s’intéresse au mouvement « Aufstehen »).
12Le fait que la droite ait indéniablement tenté d’agir et ait eu une influence lors de ces manifestations ne signifie pas pour autant (!) que tous les éléments de ce mouvement de protestation étaient de droite ou « ouverts à la droite ».
13Cf. à ce sujet https://www.linksnet.de/artikel/47348
