Supernova n6 2024
Le fascisme a fait l’objet de nombreuses analyses. La plupart d’entre elles se concentrent sur les aspects idéologiques qui étaient indubitablement pertinents, par exemple sur la signification de la dictature non militaire par opposition à la démocratie parlementaire historiquement déterminée, ou sur la création de mythes ethniques et/ou culturels comme dans le cas du nazisme. Peu de gens, en revanche, se sont demandé comment il s’insérait dans la relation structure/superstructure1 et où il fondait sa base de masse et son consensus en général.
Des personnalités plus ou moins institutionnalisées en Europe ont chanté ses louanges ces dernières années, ou utilisé le terme fasciste pour « diaboliser » l’adversaire et justifier les pires choix politiques.
Pour réussir à lutter contre ce phénomène, il est nécessaire d’en connaître les mécanismes en profondeur.
Une approche qui égare tout le monde consiste à considérer le fascisme comme le mal absolu. Dans cette perspective, sa clé vicieuse, génocidaire et exterminatrice recouvrirait et effacerait tous les autres aspects qui sont alors ceux qui l’ont construit et maintenu debout. Sa fureur exterminatrice, aussi horrible et inhumaine soit-elle, ne représente qu’un aspect du nazi-fascisme, et même pas le plus important, aussi exécrable soit-il. Sinon, nous devrions penser que les populations d’Italie et d’Allemagne, ainsi que, dans une certaine mesure, celles de France, d’Ukraine et de Croatie, n’ont participé à ces régimes que par terreur, et que par terreur, les classes bourgeoises ont participé de manière fructueuse à la direction et à la gestion de ces États.
L’approche correcte consiste à examiner scientifiquement le fascisme comme l’une des formes possibles de gouvernement au sein de la dictature de classe de la bourgeoisie, une forme de gouvernement basée sur des aspects structurels et superstructurels qui la caractérisent dans le cadre plus général de l’affrontement entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Genèse du fascisme
Le fascisme ne peut être compris et conçu en dehors d’une conception matérialiste historique, c’est-à-dire si l’on ne comprend pas l’affrontement politique bourgeoisie-prolétariat comme une expression superstructurelle du conflit structurel déterminé entre les forces productives et les rapports de production caractéristiques de la phase supérieure du capitalisme, c’est-à-dire de l’impérialisme. En d’autres termes, c’est à partir de cet affrontement et des rapports de force qui en résultent que se déterminent les rapports politiques réels, toujours concrets et donc non pas liés à un idéal (« la démocratie représentative comme forme idéale de gouvernement pour la bourgeoisie »), mais à la forme de gouvernement qui permet de dépasser la phase de la conjoncture spécifique. Ainsi, d’autres formes de gouvernement que la démocratie représentative peuvent être déterminées pour la bourgeoisie, pour autant qu’elles soient efficaces dans la phase concrète.
Marx avait théorisé ce mouvement real et en avait donc une compréhension profonde, c’est pourquoi il s’est opposé à l’insurrection prévue à Paris. Il savait déjà qu’il ne pourrait pas gagner. Pour les mêmes raisons, cependant, une fois que la Commune de Paris a pris son essor, il a fermement soutenu qu’elle devait être menée jusqu’au bout et que quiconque ferait un pas en arrière devait être considéré comme un traître et fusillé sur-le-champ.
En fait, la détermination même à aller jusqu’au bout a montré à la bourgeoisie que la révolution était à portée de main, et ce choix a non seulement déclenché la férocité qui a abouti au massacre des communards, mais a aussi alerté ses intellectuels sur le fait que les idées marxistes ne pouvaient pas être sous-estimées et qu’il fallait compter avec elles.
En effet, depuis Marx, la bourgeoisie s’est posé le problème de trouver une alternative au libéralisme lorsque l’élan de la classe ouvrière est devenu trop puissant pour le combattre frontalement, sans rien concéder à ses revendications. C’est-à-dire envisager un minimum de conception sociale étrangère au libéralisme, qui conçoit au mieux des « œuvres de charité » strictement assumées par des individus privés.
On peut dire qu’une forme de proto-fascisme est née en France entre 1880 et 1890 sous l’impulsion d’intellectuels et d’artistes tels que Drumont, Péguy, Barrès et Maurras qui rejetaient l’individualisme rationaliste de la société libérale. Ces intellectuels ont absorbé puis synthétisé le socialisme et le nationalisme et ont ainsi créé une nouvelle idéologie, « un socialisme sans prolétariat ». Cette idéologie est une synthèse du nationalisme et du socialisme antimarxiste, une idéologie « révolutionnaire » fondée sur le rejet simultané du libéralisme, du marxisme et de la démocratie2 .
Nous ne savons pas si, combien et comment ces idées ont circulé en Europe. Ce qui est certain, en revanche, c’est que le 7 novembre 1917, à 9 h 45, la Russie féodale a été réveillée par le coup de canon du croiseur Aurora, marquant le début de l’attaque du Palais d’Hiver et le début de la révolution socialiste. L’écho du canon de l’Aurora retentit dans tous les pays industrialisés. Des soulèvements socialistes éclatent en Allemagne (révolte spartakiste et République soviétique de Bavière), en Italie (Biennale rouge), en Hongrie (où naît la République soviétique), en Hollande (Semaine rouge), au Royaume-Uni (grève générale) et même aux États-Unis, où la grève générale de Seattle s’étend bientôt au reste du pays, se mêlant à la révolte contre la ségrégation raciale. L’écho de cette révolution a également traversé les continents colonisés, donnant naissance à de nouveaux et modernes mouvements anticoloniaux et de libération nationale.
La bourgeoisie européenne a réagi en finançant la contre-révolution par tous les moyens possibles et en garantissant, avec des fonds illimités, la persistance de la guerre civile en URSS pendant de nombreuses années. Mais cette contre-révolution a finalement échoué, montrant clairement à tous qu’un peuple déterminé à conquérir une société socialiste ne peut être arrêté par des bombes.
Création du fascisme
Si les intellectuels français avaient vu juste, mais n’ont pas pu ou n’ont pas eu les conditions nécessaires pour réaliser leur vision, le choc de la révolution russe a rapidement déterminé les conditions historiques pour que quelqu’un tente de mettre en œuvre concrètement un « socialisme sans prolétariat ».
Évidemment, pour ce faire, il fallait une personne ayant une bonne compréhension du marxisme et du socialisme, et en Italie, il y avait quelqu’un à la hauteur de la tâche : Benito Mussolini3 .
Mussolini commence sa carrière politique en rejoignant le Parti socialiste italien (PSI). Peu après, il se lance dans une véritable aventure. En effet, pour échapper au service militaire, il se réfugie en Suisse, où il rencontre d’importants acteurs révolutionnaires et se passionne pour les idées marxistes. De retour en Italie en 1904, après avoir été expulsé des cantons pour activisme antimilitariste et anticlérical répété et exaspéré, il échappe à la peine de renonciation au service militaire grâce à une erreur bureaucratique ; il accomplit finalement son service militaire dans le régiment des bersaglieri stationné à Vérone. Pendant une brève période, il trouve également le temps d’enseigner à Tolmezzo et à Oneglia (1908), où il collabore activement, entre autres, à la revue socialiste « La lima ».
L’activité politique se poursuit sans relâche. Il est emprisonné pendant douze jours pour avoir soutenu une grève d’ouvriers. Il devient ensuite secrétaire de la Chambre du travail de Trente (1909) et dirige un autre quotidien : « L’avventura del lavoratore ». Il se heurte rapidement aux milieux modérés et catholiques et, après six mois d’une activité de propagande frénétique, il est expulsé du journal au milieu des vives protestations des socialistes du Trentin. Cette décision a eu un grand retentissement dans la gauche italienne. Il se fait notamment connaître comme antimonarchiste en inscrivant la phrase « monument à Bresci » sur la pierre tombale d’Umberto Ier de Savoie dans la chapelle expiatoire de Monza4 .
Par la suite, la direction socialiste de la ville de Forli lui offre la rédaction de l’hebdomadaire « Lotta di classe » et le nomme secrétaire. A l’issue du congrès socialiste de Milan d’octobre 1910, toujours dominé par les réformistes, Mussolini envisage de secouer la minorité maximaliste5 , au risque même de faire éclater le parti, amenant la fédération socialiste de Forli à quitter le PSI. Mais personne ne le suit dans cette initiative. Lorsque la guerre éclate en Libye, Mussolini apparaît comme l’homme le mieux placé pour incarner l’idéal et le renouveau politique du parti. Protagoniste du congrès de Reggio Emilia et prenant la direction du quotidien « Avanti ! » à la fin de l’année 1912, il devient le principal catalyseur de l’insatisfaction de la société italienne, tiraillée par des crises économiques et idéologiques.
Cette description précise de la biographie du jeune Mussolini est nécessaire parce qu’il s’agit d’un aspect ignoré par la plupart, elle permet de préciser que Mussolini n’a rien inventé. Il a seulement eu conscience de la nécessité d’un programme social capable d’impliquer les masses, programme désavoué par le libéralisme.
“En 1919, à la fin de la guerre, le socialisme était déjà mort en tant que doctrine : il n’existait que comme rancune, il n’avait encore qu’une seule possibilité, surtout en Italie, celle de se venger de ceux qui avaient voulu la guerre et qui devaient l' »expier ». Le sous-titre de Il Popolo d’Italia était « quotidiano dei combattenti e dei produttori ». Le mot « producteurs » est déjà l’expression d’un état d’esprit. Le fascisme n’a pas été tenu en échec par une doctrine élaborée à l’avance, sur un bureau : il est né d’un besoin d’action et il a été action ; il n’a pas été un parti, mais dans les deux premières années, anti-parti et mouvement. Le nom que j’ai donné à l’organisation en a fixé le caractère.
Ou encore, celui qui relit le récit de la réunion fondatrice du parti fasciste italien dans les journaux de l’époque, aujourd’hui abîmés, n’y trouvera pas une doctrine, mais une série d’allusions, d’anticipations, d’indices, qui, libérés de l’inévitable gangue des contingences, devaient ensuite, après quelques années, se transformer en une série de positions doctrinales qui ont fait du fascisme une doctrine politique à part entière, par rapport à toutes les autres, passées et contemporaines.
« Si la bourgeoisie, disais-je alors, croit trouver en nous des paratonnerres, elle se trompe elle-même. Nous devons nous mettre au travail… Nous voulons habituer les classes ouvrières à diriger, les convaincre aussi qu’il n’est pas facile de diriger une industrie et un commerce… Nous combattrons l’arrière-garde technique et spirituelle… Une fois la succession du régime terminée, nous ne devons pas être imbéciles. Nous devons courir ; si le régime est supplanté, c’est nous qui prendrons sa place. Le droit de succession nous revient parce que nous avons poussé le pays à la guerre et l’avons conduit à la victoire ! La représentation politique actuelle ne nous suffit pas ; nous voulons une représentation directe des intérêts individuels… On pourrait dire contre ce programme que nous retournons aux corporations. Peu importe ! Je voudrais donc que l’assemblée accepte les revendications du syndicalisme national au point de vue économique… ». N’est-il pas étrange que dès le premier jour, place Saint-Sépulcre, retentisse le mot « corporation », censé désigner, au cours de la Révolution, l’une des créations législatives et sociales à la base du régime ?« . MUSSOLINI . Points programmatiques exposés par Mussolini lors du Congrès des 7-11 novembre 1921 à Rome, à l’occasion de la fondation du Parti national fasciste.
Cette citation des « Points programmatiques » énoncés par Mussolini lors du congrès de fondation du PNF est éclairante. Outre qu’elle documente le fait que le nouveau parti n’est pas né d’une théorie générale préconstituée mais d’une construction en cours, elle montre comment le projet de Mussolini cherchait à lier le gouvernement du capital à des parties du programme socialiste afin de rallier le consensus d’une grande partie de la population autour du projet. Cela clarifie concrètement la nature de la transition à affronter : la nécessité de garantir au capitalisme solidité et développement mais, en même temps, la nécessité de donner au prolétariat une base concrète d’adhésion au projet, capable de le sortir partiellement de l’état de dégradation auquel la bourgeoisie de l’époque l’avait réduit.
La principale différence avec le pacte social conçu par la social-démocratie réside dans le fait que, dès le départ, la solution à la crise est la guerre. Ainsi, d’un point de vue structurel, le fascisme se pose d’emblée comme une conception d’un capitalisme de guerre qui consacre une partie des surprofits qui peuvent en résulter à l’amélioration partielle des conditions du prolétariat industriel et des classes intermédiaires ; le prolétariat rural reçoit beaucoup moins d’attention, ce qui démontre que le fascisme n’a pas voulu se détacher des choix de la bourgeoisie savoyarde6 . La question n’est pas anodine mais concerne les choix de la bourgeoisie savoyarde au moment du développement de la construction de son Etat avec l’unification de l’Italie. Elle avait deux choix devant elle : construire un Etat qui garantirait un développement » harmonieux » du capital, ce qui signifiait donner à la petite bourgeoisie la possibilité d’un élargissement large avec une réforme agraire au détriment des grands latifundia, ou chercher un compromis avec ces derniers au détriment d’un développement capitaliste rapide7 . La nécessité d’une large base petite-bourgeoise, comme Marx l’explique clairement dans Le Capital, est un facteur du grand et rapide développement du capital car pour lui, la petite-bourgeoisie représente le véritable « consommateur » (un mot qui ne signifie rien pour Marx) puisqu’elle est un acheteur en dehors du circuit du grand capital. Ce n’est pas pour rien que Marx, dans une note du premier livre du Capital, fait la prophétie facile qu’en raison du grand nombre de petits producteurs, le capitalisme sera destiné à se développer aux États-Unis à pas de géant ! L’histoire a montré comment la bourgeoisie savoyarde a choisi la seconde voie, très féline8 , en ordonnant à Garibaldi9 de réprimer les révoltes paysannes et en choisissant de construire la « question méridionale »10 qu’elle porte encore aujourd’hui. Mussolini, même dans sa volonté de moderniser le capitalisme, pour ne pas perdre les financiers, décide de ne pas interrompre la stratégie savoyarde et pour développer la petite production, il se tourne vers des lieux défavorisés comme les marais Pontins (région du Latium).
Cette forme d' »État-providence », mais non socialiste, se heurtait fortement aux conceptions libérales, dominantes à l’époque, qui envisageaient un « État léger » dépensant son argent exclusivement ou presque pour des organes répressifs (armée et police) et des représentations diplomatiques.
Cet exposé ouvre le discours sur la partie superstructurelle du projet. Une forme de capitalisme de guerre ne peut certainement pas céder à des versions trop lentes, lourdes et incertaines de la démocratie représentative, elle exige un État fort.
« La Nation n’est pas la simple somme d’individus vivants ni l’instrument des partis pour leurs fins, mais un organisme comprenant la série indéfinie des générations dont les individus sont des éléments transitoires ; elle est la synthèse suprême de toutes les valeurs matérielles et immatérielles de la lignée… Le Parti National Fasciste affirme qu’au moment historique actuel la forme dominante d’organisation sociale dans le monde est la Société Nationale et que la loi essentielle de la vie dans le monde n’est pas l’unification des diverses Sociétés en une immense Société : « l’Humanité », comme le croit la doctrine internationaliste, mais la concurrence fructueuse et, espérons-le, pacifique, entre les diverses Sociétés nationales« .
« L’Etat doit être réduit à ses fonctions politiques et juridiques essentielles. L’Etat doit investir les associations de capacités et de responsabilités en donnant également aux corporations professionnelles et économiques des droits électoraux au sein de l’organe des Conseils techniques nationaux. Par conséquent, les pouvoirs et les fonctions actuellement attribués au Parlement doivent être limités. Le Parlement est responsable des problèmes concernant l’individu en tant que citoyen de l’Etat et l’Etat en tant qu’organe de réalisation et de protection des intérêts nationaux suprêmes ; les Conseils techniques nationaux sont responsables des problèmes qui se réfèrent aux différentes formes d’activité des individus en tant que producteurs » (Points programmatiques exposés par Mussolini au Congrès des 7-11 novembre 1921 à Rome, à l’occasion de la fondation du Parti national fasciste).
Inspirée par l’histoire de la Rome antique, cette ligne avait pour objectif essentiel de donner aux classes une direction unique et incontestable, un « Duce » (dictateur) qui trouverait son assentiment dans des masses de foules applaudissantes. Or, il fallait faire digérer aux fractions dominantes et subalternes de la bourgeoisie un lourd coût social, et cela ne pouvait se faire dans les règles de l’art sous peine d’effondrement de tout le projet.
« Le Parti national fasciste se propose d’agiter les postulats suivants en faveur des classes ouvrière et cléricale :
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La promulgation d’une loi d’État consacrant la journée moyenne (légale) de huit heures pour tous les salariés, ainsi que les exceptions justifiées par les besoins de l’agriculture ou de l’industrie.
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Une législation sociale adaptée aux besoins actuels, notamment en ce qui concerne les accidents, l’invalidité et la vieillesse, qu’il s’agisse de l’agriculture, de l’industrie ou de l’administration, pour autant qu’elle n’entrave pas la production.
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Représentation des travailleurs dans le fonctionnement de chaque industrie, limitée au personnel.
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Confier la gestion des industries ou des services publics à des organisations de travailleurs moralement dignes et techniquement préparées.
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L’extension des petites exploitations dans les zones et pour les cultures qui le permettent de manière productive« .
Points du programme exposés par Mussolini lors du congrès du 7 au 11 novembre 1921 à Rome, à l’occasion de la fondation du Parti national fasciste.
Les thèses sur les entreprises ne font que répéter la manière technico-politique dont la partie la plus importante du contrôle social est développée.
En résumé, on peut dire que le fascisme, d’un point de vue structurel, s’articule autour des bénéfices supplémentaires découlant d’une économie de guerre et de la guerre, tandis qu’à un niveau superstructurel, il nécessite un État autoritaire et sélectivement social, ainsi que le contrôle de l’information.
L’évolution fasciste-nazie
et l’introduction du génocide des voisins
Si nous examinons les quelques documents théoriques disponibles sur le nazisme, nous ne trouvons aucune différence et/ou critique du fascisme dans sa conception structurelle ou superstructurelle, mais une acceptation tacite et totale de celui-ci. Même dans Mein Kampf, il n’y a pas d’élaboration théorique articulée : « Un mouvement qui veut honnêtement ramener le travailleur allemand à son propre peuple et le sauver de la folie de l’internationalisme doit s’opposer fermement à l’attitude qui règne parmi les grands employeurs, qui interprète la nationalité commune dans le sens d’une soumission économique impuissante de l’employé à l’employeur. Le travailleur va à l’encontre de la nationalité commune lorsque, sans se soucier du bien commun et de la préservation de l’économie de la nation, il pose des exigences exorbitantes en s’appuyant sur ses propres forces, tout comme l’employeur se comporte gravement lorsqu’il abuse de la force de travail de la nation par des méthodes d’exploitation inhumaines et réalise des profits exorbitants sur la sueur de millions d’individus. Le vaisseau dans lequel le jeune mouvement doit puiser ses adhérents sera donc en premier lieu le corps des travailleurs. Sa tâche consistera à les arracher à la folie de l’internationalisme, à les libérer de leur pauvreté sociale, à les sortir de leur dépression culturelle et à les convertir en un facteur de la communauté, qui sera solide, précieux et plein de sentiments et d’aspirations nationaux. Notre but n’est pas de produire une subversion dans le camp nationaliste, mais de conquérir le camp anti-national et de le rallier à notre cause« .
C’est l’un des passages les plus pertinents du point de vue théorique dans les écrits d’Hitler. Pour le reste, il est question de tactique et d' »encenser » la partie « saine » du marxisme, signe évident qu’un objectif fondamental est d’impliquer les travailleurs d’orientation communiste dans le projet.
En fait, le nazisme ajoute un aspect important au fascisme, un aspect qui l’impliquera jusqu’à la fin : la conception génocidaire. Il ne s’agit pas seulement de faire la guerre, mais aussi de rayer de la surface de la terre tous ceux qui dérangent. Le génocide n’est pas très éloigné des conceptions des dirigeants occidentaux du début du XXe siècle : il suffit de penser aux massacres perpétrés par les corps expéditionnaires coloniaux en Afrique et en Asie ou à la politique américaine à l’égard des indigènes. Il s’agit pourtant de peuples (pour eux de « races ») très éloignés dans l’espace et dans le temps (sur la côte est des Etats-Unis, les Indiens avaient disparu…). Pour les idéologues fascistes, l’ennemi est toujours politique, des communistes aux ploutodémocraties. Le nazisme a introduit le nouveau concept de « génocide » du voisin, c’est-à-dire qu’il a théorisé la guerre civile permanente et identifié le premier ennemi comme étant « le Juif ». Ce type de génocide, bien que pratiqué dès l’origine, ne sera jamais théorisé publiquement : cela aurait porté atteinte à la « cohésion nationale ». Il ne sera public que dans les zones de guerre où la victoire militaire se traduira par la suppression généralisée de l’ennemi.
En résumé, on peut dire qu’Hitler a terrorisé les Européens parce qu’il a fait en Europe ce que les Européens avaient fait pendant des siècles dans le reste du monde.
Ces réflexions autorisent à parler de « fascisme-nazisme » (version correcte car le second dérive du premier et non l’inverse) comme projet généralisé d’une forme de gouvernement basée sur une économie de guerre et un État-providence autoritaire. Au sein de ce dernier, le racisme représente un ciment idéologique, mais lorsqu’il passe de « modéré » à absolu, ce n’est pas une force car il conduit à une dégénérescence non politique qui a accéléré sa chute.
Quoi qu’il en soit, le fascisme-nazisme est un régime, une forme de gouvernement d’État au sein de la forme de dictature de classe de la bourgeoisie, construit pour durer en tant que forme se reproduisant automatiquement. Cela en fait une forme de gouvernement distincte des dictatures militaires (par exemple Pinochet au Chili, Videla en Argentine) : ces dernières ont besoin de l’aide du « parrain » américain et des chars d’assaut dans les rues pour se maintenir.
Le contrôle de l’information doit faire l’objet d’un discours distinct. Pour le fascisme mussolinien, il s’agit du contrôle de tous les organes disponibles à l’époque, à savoir la presse, la radio et le cinéma. La première est contrôlée grâce à la « veline »11 de la Questura, la seconde par la nationalisation et la gestion directe, la troisième par le financement de l’État qui garantit le choix des acteurs et des réalisateurs. En somme, un système assez obtus qui pouvait facilement déplaire aux gens, quelle que soit leur classe sociale. Avec le nazisme, en plus d’opérer sur les mêmes plans, on entrevoit la « prospective », c’est-à-dire comment intervenir sur l’information incontrôlable (ce qui constitue alors le problème actuel de tous les gouvernements bourgeois, quel que soit leur degré d’autoritarisme) et c’est là que se situe l’apport de Goebbels avec sa théorie sur la création de l’information nécessaire pour gouverner la situation. Il est évident que le contrôle de l’information est un support précieux pour assurer l’autoreproduction du système.
À l’époque des deux fascistes, nous avions deux autres régimes autoritaires en Europe : l’Espagne de Franco et le Portugal de Salazar. Ces deux expériences historiques ont en commun un anticommunisme viscéral, aggravé, dans le cas de l’Espagne, par une pratique très autoritaire.
En ce qui concerne le fascisme, la situation est différente. Franco était un fasciste convaincu et même les fascio-nazis en étaient persuadés et lui ont apporté une aide décisive pour gagner la guerre civile. On peut également dire qu’il était un fasciste opportuniste de droite, pas trop convaincu que la recette économique fascio-nazie était la meilleure. De plus, sa victoire sur les républicains, malgré le bain de sang qu’il a fait subir aux vaincus, n’a jamais été définitive et la résistance contre son régime s’est poursuivie jusqu’à sa mort. Dès lors, brandir le drapeau de la reconstruction et du danger intérieur s’est avéré être une bonne excuse pour ne pas entrer en guerre et maintenir un possible canal ouvert avec l’impérialisme occidental.
Salazar est un personnage plus controversé malgré son admiration explicite pour le fascisme et le nazisme. Salazar peut être défini comme un libéral de droite fortement autoritaire. Son action en tant que ministre des finances doté des pleins pouvoirs en 1928 ne peut être décrite que comme un libéralisme conservateur. Et c’est ce même libéralisme qui a guidé les années suivantes de son gouvernement. Les conditions de la classe prolétarienne n’y sont adoucies que par les profits supplémentaires garantis par les colonies. En politique étrangère, en bon libéral, il a toujours choisi l’opportunisme maximal en félicitant les fascistes et en faisant des affaires avec eux, en collaborant avec Franco pour maintenir la neutralité et en permettant aux Américains d’établir des bases aux Açores pour contrôler l’Atlantique.
Il ne s’agit pas ici d’examiner tous les aspects qui ont conduit à la chute du fascisme.
En évoquant brièvement les principaux aspects : le racisme est l’un des facteurs de cette déchéance. Lorsqu’il est poussé à l’excès, la « race supérieure » prend conscience qu’elle est invisible aux yeux de tous et que, même si l’on peut réussir contre beaucoup, il est impossible de le faire contre tous. Pour donner un exemple flagrant, les Slaves étaient classés parmi les races inférieures mais, pour faire de la place en Ukraine, ils ont promu au moins « une partie » des Ukrainiens en race supérieure pour pouvoir les enrôler dans la SS Galizien
Un autre aspect est l’incroyable force d’âme et la cohésion politique du peuple soviétique. Il a pu infliger à « l’invincible armée du Troisième Reich » une lourde défaite au grand dam de Churchill, véritable âme noire de la bourgeoisie, qui rêvait d’une URSS détruite par le fascisme. Un troisième aspect généré par cette grande victoire est l’invasion de la Normandie décidée par l’impérialisme après les invitations répétées de l’URSS. Les Soviétiques réclamaient l’invasion depuis 1942, car ce sont leurs forces qui ont supporté le poids de la guerre contre le nazisme. De leur côté, les Alliés ont retardé l’intervention précisément pour saigner à blanc l’armée soviétique. Un dernier aspect est la capacité des masses à lutter par les armes contre le fascisme (Russie, Yougoslavie, Italie, Grèce, Albanie, France, etc.) Cette lutte a pris un triple contenu dans de nombreux cas : guerre civile, guerre nationale, guerre de classe.
Les post-fascistes
À la fin de la guerre, le fascisme-nazisme a été anéanti dans ses structures… dans ses structures, mais pas dans ses hommes : il y a eu beaucoup de fascistes.
Les plus notoires s’étaient enfuis à l’étranger (notamment en Amérique du Sud), les plus malins et les plus opportunistes s’étaient recyclés dans l’appareil public, notamment dans les services de sécurité, les plus avancés avaient rejoint les associations secrètes impérialistes (Stay Behind), les plus fidèles à la cause s’étaient divisés entre putschistes et assassins, et enfin les ouvriers de bas étage et les nouveaux adeptes avaient créé les rangs des rabatteurs. Une petite partie s’est convertie au fascisme « démocratique » des diverses formations parlementaires d’extrême droite en Europe (l’actuel parti politique Frantelli d’Italia, de l’actuel Premier ministre Meloni en Italie, est issu de ces expériences).
Ensuite, il y a le phénomène du « troisième positionnisme » pratiqué par les « rouges-bruns » qui s’est surtout développé à partir des années 1970 en redécouvrant les théories d’Evola et d’Eliade qui, avec Douguine, sont devenues la Quatrième théorie politique. Ils ont participé à des tentatives de coup d’État en Italie, ou aux escadrons militaires de l’OAS dans la lutte contre la libération de l’Algérie. Il y a aussi le travail des « tueurs à gages » des anciens fascistes, qui sont les plus impliqués dans les différents services secrets européens, responsables de nombreuses sales besognes (de l’élimination des communistes aux massacres terroristes contre la population et les manifestations syndicales).
La troisième position, dite de “rouge-bruns”, doit faire l’objet d’un discours distinct. Dès le départ, il faut dire que le fascisme, tel qu’il a été décrit, est né d’une troisième position, bien exprimée par la synthèse « socialisme sans le prolétariat ». Cet aspect fait partie de sa conception générale. Lorsqu’il agit au niveau général d’une forme de gouvernement (le fascisme réalisé), il a une valeur concrète, au niveau particulier, il a presque toujours la valeur d’infiltrer les mouvements communistes afin d’en détourner au moins une partie, comme les « nazimaoïstes » dans les années 1970 ou les formations gouvernementales anarchistes de Zelensky dans la guerre actuelle en Ukraine ou les « national-communistes » qui ont surgi après la fin du mur en Russie.
Possibilité d’un nouveau développement
fasciste-nazi
À ce stade, après avoir pris conscience du danger réel que représente le fascisme, nous devons nous demander si le développement de forces qui rappellent le fascisme ou le nazisme constitue la formation d’un nouveau fascisme.
Afin d’observer ce problème avec précision, il est nécessaire de se poser quelques questions :
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Le fascisme peut-il exister sans programme social ?
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Le fascisme peut-il exister sans un État fort et un dictateur (au sens large, un triumvirat, un groupe, etc.) ?
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Le fascisme peut-il exister sans une économie de guerre et pour la guerre ?
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Peut-il y avoir du fascisme sans racisme ?
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Peut-il y avoir un fascisme sans génocide ?
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Le fascisme peut-il exister sans contrôle de l’information ?
Nous pouvons répondre aux deux premières questions par un NON catégorique, car il s’agit d’options structurelles du fascisme, qui ne peut résister et ne peut appliquer un État fort s’il n’a pas l’appui d’une partie de la population.
La réponse à la troisième question est plus complexe. Les aspirations fascistes se manifestent davantage en période de crise économique grave et, pour le capitalisme, le réarmement est toujours une solution, au moins pour tenter d’intervenir contre la crise. Cependant, il faut tenir compte du fait que dans la géopolitique actuelle, seules les guerres locales ou par procuration sont autorisées. Nous pouvons dire qu’un compromis adéquat pourrait être trouvé à ce niveau afin de maintenir des profits élevés pour le capital.
La quatrième question peut recevoir une réponse négative, à condition qu’elle soit modérée. L’histoire a montré que le racisme extrême est une forme d’autodestruction. Il faut considérer qu’un racisme « modéré » est bien présent dans le libéralisme de droite. Prenons l’exemple de l’homme d’État Churchill, toujours présenté comme un « démocrate de fer », qui fut l’un des premiers acheteurs du nouveau fusil Mauser « Marine », l’un des premiers pistolets semi-automatiques, parce que dans les guerres coloniales auxquelles il participa en tant qu’officier, il lui permettait de tuer rapidement beaucoup plus d’indigènes…..
On peut répondre par l’affirmative à la cinquième question si l’on entend par là l’anéantissement de communautés ou de populations entières. En revanche, il est évident que l’anéantissement sélectif des opposants est considéré comme physiologique pour l’existence du régime, même s’il ne doit pas nécessairement être rendu public.
La sixième et dernière question peut recevoir une réponse négative, même si, dans la réalité actuelle de la diffusion d’informations complexes, une étude approfondie des théories goebbelsiennes serait nécessaire.
Voyons donc si des régimes néo-fascistes se sont développés dans l’après-guerre au-delà de l’Espagne franquiste et du Portugal salazariste.
En dehors de diverses dictatures militaires, comme celles déjà mentionnées, et presque toutes nées et élevées sous l’égide de l’impérialisme américain, la seule forme de gouvernement qui correspondait aux données fondatrices du fascisme était le populisme de Perón. Dans ce cas, la seule différence est qu’au lieu d’avoir un dictateur, il y en avait deux : Perón représentant la gestion du développement capitaliste et Evita représentant le programme social. La preuve en est que lorsque le développement du programme social a échoué avec la mort d’Evita, le régime a été de courte durée. En d’autres termes, les coups d’État de 1955 ont été favorisés par la perte de popularité due à l’échec du programme social.
Il y a un autre exemple à évaluer, et c’est le régime qui a été établi en Ukraine après les événements de la place Maïdan. Il ne fait aucun doute que les événements qui ont conduit à sa construction sont imprégnés de fascistes, et le régime lui-même suinte le fascisme, des paramilitaires du Pravi Sector aux soldats du bataillon Azov. Toutefois, il s’agit essentiellement de fascistes sans régime fasciste, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de programme capable d’influencer les choix du régime, qui est plutôt basé sur un libéralisme rigide de droite qui convient aux dirigeants de l’UE et des États-Unis. Il n’a pas de programme social, si ce n’est qu’il envoie ses citoyens travailler en Europe car ils n’ont pas besoin de visas d’entrée. Ce régime a conduit l’Ukraine à un appauvrissement profond, avec le niveau de vie le plus bas d’Europe depuis qu’il existe.
Il est important de pouvoir faire la distinction entre le libéralisme de droite12 , toujours dominant aujourd’hui, et le véritable fascisme. Beaucoup sont convaincus qu’il suffit d’être raciste et violent pour être fasciste. Ce n’est pas le cas, mais un véritable fascisme les enrôlerait tous, sauf à éliminer les « fauteurs de troubles » avec quelques longs couteaux à la nuit…..
F.Marini
1 La structure est l’économie, c’est-à-dire les forces productives (hommes, moyens, modes) et, ensemble, les rapports de production, les rapports juridiques de propriété. La superstructure, quant à elle, est l’idéologie, c’est-à-dire le droit, la philosophie, la politique, l’éthique, la religion, l’art, etc. Tous ces domaines de connaissance n’ont pas, à proprement parler, d’histoire en eux-mêmes, mais seulement en relation avec une structure historique correspondante. Pour le reste, il suffit de parler de conditionnement, qui peut aussi être réciproque entre les deux éléments.
2 Un autre auteur à inclure dans ce courant est certainement G.Sorel (1847-1922), le père avec Proudhon (1809-1865) du syndicalisme révolutionnaire et autogestionnaire. Ici aussi, les prolétaires n’étaient que des « travailleurs » et non la classe sociale et politique dans son ensemble. On peut donc ici aussi parler de « socialisme sans prolétaires ».
3 Mussolini, Ruggero Zangrandi, 1970
4 Gaetano Bresci, l’anarchiste qui a tué le roi d’Italie Umberto I en 1900
5 Maximalisme : programme maximal. Il s’agit d’un courant politique caractérisé par un radicalisme verbal débridé et un réformisme de fond.
6 La bourgeoisie piémontaise liée à la famille royale italienne
7 Marx et Engles ont consacré beaucoup de matériel à la question italienne et à son processus d’unification.
8 Expression italienne dérivée du roman Il gattopardo de Tommaso da Lampedusa. Ce livre raconte l’extrême malléabilité de la bourgeoisie méridionale qui, face à l’unification de l’Italie, a « tout changé » pour « ne rien changer », du royaume méridional des Bourbons au royaume italien unifié sous la domination de la famille royale de Savoie de Turin dans la seconde moitié du XIXe siècle.
9 Giuseppe Garibaldi (1807-1882), général “pré-socialiste”, figure emblématique du processus d’unification de l’Italie. Sa figure est également bien connue en Amérique du Sud, ayant contribué à la lutte pour l’indépendance de l’Uruguay et aux luttes régionales de Brésil.
10 Sous-développement des régions du sud de l’Italie par rapport à celles du nord.
11 ”Suggestions” imposées par la police sur les informations à publier dans les journaux
12 Les lignes politiques actuelles qui caractérisent le parti de Macron.