interview avec les camarades espagnols d’Iniciativa Comunista
supernova n.6 2024
Nous poursuivons nos échanges avec des groupes de travailleurs qui interviennent dans le secteur de l’hôtellerie-restauration1. Nous présentons ici l’entretien mené avec les camarades espagnols madrilènes d’Iniciativa Comunista2 concernant leurs interventions dans ce secteur.
Quelles sont les conditions de travail dans le secteur de la restauration – hôtellerie aujourd’hui?
Traditionnellement, il s’agit d’un secteur où l’exploitation est très normalisée. Il s’agissait souvent d’un travail auquel les gens avaient recours lorsqu’ils n’avaient pas d’autre alternative. En ce sens, le secteur de l’hôtellerie-restauration avait – et a toujours – pour rôle d’absorber la main-d’œuvre dite « peu qualifiée », palliant ainsi les lacunes du marché du travail précaire espagnol.
Ce fait doit être mis en relation avec le poids du secteur tertiaire dans l’économie. Celui-ci représente près de 70 % du produit intérieur brut (PIB) de l’État espagnol, comme dans toutes les économies impérialistes occidentales. Nous pouvons donc conclure que la majeure partie de l’économie dépend de l’exploitation sauvage, en sautant – en règle générale – la légalité bourgeoise elle-même, exercée sur des personnes en situation de vulnérabilité particulière.
Cette exploitation particulièrement aiguë s’exprime sous diverses formes. Les employeurs ignorent la législation existante et l’État ferme les yeux sur cette réalité. Les abus et les violations constantes des droits sont une réalité socialement acceptée. Nous constatons des taux élevés d’emplois temporaires qui facilitent les licenciements. Dans ce secteur, l’exploitation s’exprime par : l’absence de contrats de travail ou contrats frauduleux, les heures de travail supérieures à celles autorisées par la loi, les heures supplémentaires non rémunérées, les jours fériés travaillés sans majoration salariale, obstacles à la conciliation familiale, harcèlement par les patrons et les clients, privation de jours de congé et de vacances… La liste des abus des entreprises pourrait être encore longue… Il faudrait y ajouter un autre secret de polichinelle, à savoir la fraude des entreprises quant à leurs déclarations de leurs bénefices réels ce qui a evidement un impact sur leurs paiements d’ impôts.
Cette réalité était très normalisée jusqu’en 2020, c’est à la période de la pandémie et des confinements qu’une certaine polémique a commencé à naître. Les plaintes des hôteliers et restaurateurs concernant le manque supposé de main d’œuvre, l’absence d’aide de l’Etat face à la situation que traversait le secteur ont fait davantage apparaître ces faits.
Ces dernières années en Espagne, Avez vous vu apparaître des tentatives de créations de nouveaux syndicats, une volonté d’organiser de nouveaux secteurs, souvent négligés par le « vieux » syndicalisme ?
Oui, de telles tentatives ont émergé. Les exemples les plus connus sont peut-être ceux des livreurs (les riders) de plateformes comme Glovo ou UberEats, les kellys (travailleuses des services de nettoyage des hôtels), ce dernier exemple cité est très féminisé. Elles appartiennent sans aucun doute au prolétariat le plus exploité et négligé par les grands syndicats. C’est pourquoi leur association et leur lutte ont été l’œuvre des travailleuses elles-mêmes.
Par leurs efforts et leur persévérance, elles ont réussi à attirer l’attention de la société sur leurs problèmes. Cependant, les améliorations dans ces secteurs sont très rares, voire inexistantes.
Cela s’explique par la nature structurelle de l’exploitation de ces secteurs. Les propriétaires des principales applications de livraison, les gérants d’hôtels disposent de nombreuses ressources et de moyens pour contourner la loi, même lorsque des décisions de justice ont déjà été rendues en faveur des travailleurs. Dans ces cas, le droit bourgeois apparaît pour ce qu’il est, la volonté de la classe dominante élevée au rang de loi.
Dans le secteur de l’hôtellerie – restauration, il existe également des exemples de travailleurs qui s’organisent eux-mêmes, en dehors des grandes centrales syndicales. Il faut souligner ici le travail effectué par le syndicat de l’hôtellerie – restauration de Madrid, intégré par la suite au syndicat alternatif Solidaridad Obrera, ou encore le travail constant de centaines de syndicalistes qui luttent chaque jour dans leurs petites entreprises.
Ces luttes ne dépassent que très rarement le niveau local et se déroule loin des feux de la rampe. Cependant, ce travail apparemment invisible a contribué à rendre la situation du secteur plus tendue et l’exploitation moins normalisée.
Les problèmes du secteur de la restauration – hôtellerie sont principalement traités par les syndicats alternatifs. Cependant, il faut préciser qu’il ne s’agit pas d’un manque de volonté de la part des grands syndicats.
Dans un pays impérialiste comme l’Espagne, le syndicalisme a ses limites. Les syndicats « traditionnels » rassemblent la plupart des travailleurs syndiqués (environ deux millions de personnes). Cependant, la population syndiquée ne représente qu’environ 10% du nombre total de travailleurs. En d’autres termes, la majorité absolue de la population active n’est organisée dans aucun syndicat. Cela nous amène inévitablement à la conclusion qu’il existe des conditions objectives qui ne peuvent être résolues par une sorte de syndicalisme « alternatif » ou « militant ».
Il existe des limites réelles au travail et à la représentation syndicale. La dure réalité nous révèle que le syndicalisme en Espagne est, dans une large mesure, un outil de l’aristocratie du travail, des sections privilégiées du prolétariat, qui sont intégrées dans le système. En revanche, pour le prolétariat – celui qui constitue la majorité de la classe ouvrière – le syndicalisme seul, s’il est séparé de la lutte politique, s’avère incapable d’apporter des améliorations structurelles à leur situation de travail.
Quelle est la composition actuelle des travailleurs du secteur de la restauration et de l’hôtellerie ?
Il s’agit d’un secteur très hétérogène qui regroupe des travailleurs à la fois qui ont passé toute leur vie dans le secteur et des jeunes qui y trouvent leur premier emploi, la population autochtone et immigrée. Les abus en matière de travail les affectent de différentes manières.
Par exemple, les travailleurs âgés sont soumis à un chantage selon lequel ils ne seront pas en mesure de trouver un autre emploi et sont donc contraints d’accepter leurs conditions. En revanche, les abus commis à l’encontre des jeunes travailleurs sont justifiés par le « manque d’expérience ». Quant à la population migrante, les employeurs profitent de son statut légal, de la rareté des alternatives de travail et du racisme.
Il n’y a pas si longtemps, les employeurs du secteur de l’hôtellerie – restauration se sentaient en mesure de choisir et d’écarter facilement les candidats aux emplois qu’ils proposaient. Surtout après la crise de 2008. C’est pourquoi nombre d’entre eux étaient réticents, par exemple, à embaucher des migrants. En particulier pour les postes en contact avec le public. Toutefois, après la pandémie, la situation a changé. Les employeurs eux-mêmes se plaignent du manque de main-d’œuvre et sont contraints d’embaucher des profils qu’ils auraient rejetés par le passé. Ce n’est pas parce qu’il y a moins de travailleurs qualifiés, mais simplement parce qu’une série de facteurs se sont conjugués pour les amener à se tourner vers d’autres secteurs et à ne pas accepter des conditions qui étaient auparavant considérées comme « normales ».
Ainsi, face aux demandes légitimes des travailleurs afin que les employeurs respectent la législation du travail, les employeurs vont toujours recruter des profils qui acceptent des conditions très précaires et illégales.
Heureusement, il y a apparemment moins de personnes prêtes à accepter cette exploitation à l’heure actuelle.
Quelles sont les principales difficultés liées à la syndicalisation de ce secteur en Espagne ?
Comme mentionné ci-dessus, un certain nombre de difficultés sont systémiques, c’est-à-dire inhérentes à la structure économique de l’État impérialiste espagnol.
Toutefois, certains problèmes spécifiques peuvent être cités. Par exemple, la répression syndicale. Dans le secteur, il est très facile de licencier un travailleur qui « fait des histoires », c’est-à-dire qui se plaint des conditions de travail ou, pire encore, qui devient syndicaliste. Bien que le fait de licencier légalement quelqu’un pour ses activités syndicales puisse entraîner de gros problèmes pour l’employeur – puisqu’il s’agit d’une atteinte à ce qui est considéré comme un droit fondamental – il existe de nombreuses façons de déguiser ce licenciement. Une approche possible consiste à exiger du travailleur « problématique » qu’il accepte une réduction de son temps de travail, sous prétexte que l’entreprise a subi une baisse de ses bénéfices. Si le travailleur n’accepte pas cette réduction, il est invité à démissionner.
Cette procédure est parfaitement légale. Toutefois, si le travailleur tombe dans le piège et accepte la réduction du temps de travail, au bout d’un certain temps, une lettre de licenciement est envoyé. Dans ce cas, comme le travailleur ne travaille pas à temps plein, l’indemnité de licenciement est moins élevée et l’employeur est gagnant. À ce type d’astuce juridique s’ajoutent les pressions psychologiques et les humiliations auxquelles sont souvent soumis les travailleurs qui osent s’élever contre les abus.
D’autre part, en l’absence de culture et de traditions syndicales, de nombreux travailleurs manquent tout simplement d’informations de base sur leurs droits et ne savent pas que leurs conditions sont illégales. En outre, comme nous l’avons mentionné plus haut, de nombreux travailleurs se tournent vers le secteur en dernier recours et sont obligés de supporter n’importe quel abus pour pouvoir manger.
Enfin, le travail syndical est exigeant. Au minimum, un travailleur doit y consacrer du temps, ce que beaucoup n’ont pas, précisément à cause des horaires de travail abusifs qui ne prévoient même pas les pauses nécessaires pour reconstituer ses forces de manière adéquate afin de pouvoir travailler correctement, effectuer des choses élémentaires comme dormir, préparer la nourriture et l’uniforme pour le lendemain.
Il est également extrêmement rare qu’un comité d’entreprise au sein des structures de petites tailles puisse se constituer. Cela permettrait aux délégués du personnel ayant droit à des heures syndicales de consacrer du temps exclusivement au travail syndical.
C’est pourquoi la syndicalisation dans le secteur de l’hôtellerie – restauration a un prix encore plus élevé que dans d’autres secteurs. Tout le monde ne peut pas se le permettre. En fin de compte, il s’agit d’un cercle vicieux qu’il est très difficile de briser.
1 Supernova n.5, 2024. Enquete ouvrier: Sud Hotellerie et Restauration 13 Marseille et CNT-SO branche Nettoyage Marseille
2 https://iniciativacomunista.net/