Enquête ouvrière: les programmeurs

supernova N.6 2024

En tant que rédaction de Supernova, nous avons interviewé un programmeur marseillais impliqué dans le monde syndical.

Comment le monde des programmeurs est-il structuré ?

Le monde des programmateurs est divisé selon les domaines, les applications et les différences économiques. Il y a effectivement pas mal de domaines qui se ressemblent à partir du moment où c’est programmé mais il y en a des très spécifiques ou qui vont demander des savoirs/savoir-faire un peu plus pointus.

Mais en vérité, la plupart de l’informatique est assez générale, du coup, les gens sont interchangeables selon leur diplôme, qu’on ne va à peine regarder à part le nombre d’années d’études.

Ce qui est important, c’est que dans ton diplôme il soit marqué plus ou moins vaguement informatique et que tu saches écrire en ligne de code. A partir de là, tout le monde est interchangeable : tu as un diplôme en informatique industrielle ? on va te faire faire du web. Pour la majorité, tout ce qu’on veut, c’est des gens qui fassent du web.

Comment est-il divisé? Il y a des les macro-secteurs qui s’occupent des web, de web de jeu… Le secteur le moins bien rémunéré est celui des jeux vidéo. C’est vraiment un secteur à part parce que le but d’un jeu, c’est de créer une œuvre… Et du coup, les travailleurs qui sont en secteur là le sont par passion… Il y a vraiment des personnes qui se disent je veux créer quelque chose, aboutir à un projet à une œuvre, et du coup eux ils vont être un petit peu à part…

Quand on fait, par exemple un logiciel, tu vas avoir les gens qui vont s’occuper de l’interface du logiciel entre l’homme et la machine et les personnes qui vont s’occuper de ce que la machine fait.

Mais en général, les gens qui font les deux ont les mêmes compétences et sont interchangeables. Cela n’enlève rien au fait qu’il existe une hiérarchie dans l’organisation du travail, entre une gamme infinie de superviseurs, leurs groupes de travail respectifs (où souvent le superviseur n’a que des compétences en matière de gestion ou de relations avec le personnel et aucune connaissance en matière de « programmation »).

L’organisation du travail la plus courante est celle des groupes de travail en réseau, hiérarchisés. Dans les groupes de travail, le « contrôleur » travaille avec vous. Plus on monte dans la hiérarchie, plus les groupes de travail sont composés de vendeurs et de managers, qui n’ont souvent aucun lien et aucune connaissance directe de la production et de la programmation.

D’une manière générale, on peut parler de « toyotisme » informatique, un mode de production et de distribution que l’on retrouve aussi bien dans l’industrie que dans les services en général. Avec des groupes de travail en réseau, spécialisés sur une seule unité de production ou de développement, comme dans le cas des programmeurs.

Moi j’ai bossé dans un entreprise informatique, on était sur une boîte d’une quarantaine de personnes. On était 20 en informatique (19 hommes et 1 femme) et 20 juristes-commercial (19 femmes et un homme).

Les contrats et les salaires sont liés au type d’entreprise et de produit. Vous pouvez travailler pour une entreprise sous-traitant le travail pour d’autres entreprises, ou directement pour l’entreprise qui veut votre travail de programmation.

Nous sommes un secteur où la précarité est présente, et où il existe des entreprises spécialisées dans le travail avec des stagiaires.

Le programmateur de jeux vidéo, il gagne moins parce que t’as ce côté « passion ». Il y a une « autovalorisation » et une aliénation au travail, liée à l’aspect créatif du produit, qui fait que l’on accepte des salaires plus bas et des rythmes plus intenses. C’est comme dans le monde du cinéma ou de la mode…

Lorsque vous produisez un film, il y a différentes personnes, et pas seulement des acteurs, qui se sentent à bien des égards impliquées dans le projet. Il en va de même dans le monde des jeux vidéo.

Il est difficile d’imaginer avoir la même empathie aujourd’hui pour un travail dans une usine, dans un restaurant, etc. Cette autovalorisation du travail, utilisée par les managers ; mais souvent « autoproduite » par les travailleurs eux-mêmes, on arrive à une forme de « servitude volontaire »… qui s’effondre quand le rythme de travail, le stress font disparaître ce rêve…

On te dit maintenant, il faut sortir un truc dans trois semaines. On va arrêter de compter les heures, arrêter de dormir à la maison, et on va sortir les choses en temps et en heure, qu’importe la santé…

Et il y a beaucoup de boîtes qui le font. c’est communément admit que ça va arriver. Et des gens, ils acceptent ça parce que « il faut bien faut bien faire notre œuvre, faut bien finir le produit… ».

Il existe un mécanisme de délocalisation dans le monde de l’informatique qui suit les mécanismes typiques de l’impérialisme. Prenons l’exemple de l’IA GPT. Au Kenya, nous avons beaucoup de machines stockées qui travaillent pour faire fonctionner ce programme. Il faut savoir qu’il consomme une énorme quantité d’électricité et d’eau (de la taille d’une grande ville). Le personnel est formé là-bas pour effectuer des travaux répétitifs sur les machines et le programme. S’il y a des techniciens et des programmeurs spécifiques, ils sont formés pour travailler en bout de chaîne à l’Ouest.

Cette délocalisation, en plus d’avoir une fonction liée aux salaires, au Kenya les salaires horaires sont plus bas qu’au Royaume-Uni ou en France… elle sert aussi à défendre le « vert » en Occident, étant donné le fort potentiel de pollution et d’utilisation qu’il produit en termes d’énergie et d’eau.

Quelles sont les dynamiques sociales particulières dans le monde des programmeurs ?

L’âge des programmeurs est assez bas, et il est lié à la « démocratisation » de l’informatique liée au développement de l’informatique à l’école. Dans les années 2000, pratiquement tout le monde en Occident avait la possibilité de posséder un ordinateur et de savoir s’en servir. Nous avons grandi avec les « moteurs de recherche » et plus tard avec les réseaux sociaux.

Au début, le monde des programmeurs était principalement lié aux geeks, avec le stéréotype des gars introverti, à la tête de metalleux et aux cheveux longs… Les plus anciens étaient divisés entre les hippies de l’informatique (cyberpunk) ou les militaires et ex-militaires (où l’application de la programmation informatique a toujours été au premier plan).

En général, le monde des programmeurs, quels que soient les différents profils, s’est tourné vers un monde qui considérait l’informatique comme une « vocation », une « passion » et une frontière inexplorée. Aujourd’hui, il s’agit beaucoup plus d’un métier, d’une profession. Il y a aussi un nivellement des différents profils sociaux qui sont moins « underground ». Le « rêve » de construire un monde futuriste n’est plus « hégémonique » dans un monde marqué par le « no future ».

Nous pouvons dire que si, avant l’ère de l’informatique, il y avait des rangs de « comptables » et d’« aides-comptables », aujourd’hui nous avons les nouveaux travailleurs de l’informatique.

Dans le même ordre d’idées, nous assistons également à la fin du « mythe » de la démocratisation lié au développement des technologies de l’information. Ce mythe était basé sur un paradigme conceptuel hégémonique à la fin du siècle dernier, la « fin de l’histoire » et l’ère de la prospérité généralisée. La fin de l’histoire, c’était la fin des conflits, entre États et entre classes (la fin de l’URSS), et le bien-être était perçu comme étant à la portée de tous grâce au développement technologique. Aujourd’hui, après moins de 30 ans, on constate que cette « religion » de la prospérité capitaliste s’est brisée sur les contradictions impérialistes et sociales.

Une caractéristique qui subsiste néanmoins est celle liée au « genre ». Le secteur est majoritairement masculin. Fortement marqué par le comportement et les idéologies « d’hommes qui haïssent et craignent les femmes ». L’isolement et la relation impersonnelle avec la machine favorisent encore plus ces attitudes.

Il est significatif qu’il y ait eu une véritable censure et suppression de la contribution des femmes à l’étude des algorithmes et de l’informatique en général (la base de la programmation). Les tout premiers débuts de la programmation informatique en Occident (les années 1930-40, liées à la guerre) ont vu la présence de femmes, qui ont été progressivement marginalisées et effacées. En contrepoint historique, nous avons le rôle des femmes dans la programmation informatique scientifique dans les pays de l’Est (les états socialistes).

La relation homme-machine, ses implications…

La relation homme-machine a connu une évolution soudaine avec l’introduction des technologies de l’information. Elle suit la complexité générale de l’organisation du travail et des machines d’aujourd’hui.

Prenons l’exemple d’un téléphone. Autrefois, il était relativement simple de réparer et de construire un téléphone. Les téléphones mobiles eux-mêmes avaient des systèmes relativement simples au début. Aujourd’hui, la complexité d’un smartphone fait qu’aucun programmeur ne peut connaître l’ensemble du programme.

Il en va de même pour la spécialisation. Il existe des « outils informatiques » et des « connaissances » spécifiques à une entreprise, dont l’utilisation ne peut être adaptée à d’autres entreprises. Nous avons donc des machines de plus en plus « générales » dans leur utilisation, mais en même temps de plus en plus « partielles/fragmentées » dans leur conception, leur fabrication et leur « action ».

Aujourd’hui, on parle beaucoup de tout mettre en ligne, de tout connecter.

Depuis votre téléphone, vous pouvez faire fonctionner une lampe, un aspirateur ou une machine à laver. Mais il y a une contradiction entre « utilité » et « usage ». Une machine à laver est utile lorsqu’elle est capable d’avoir plusieurs « programmes de lavage » et sa résistance à l’usure, plutôt que l’utilisation via un téléphone portable. Nous sommes arrivés à une forme de « surdéveloppement » plus intéressé par le « miracle » que par l’usage réel. Souvent, dans les mêmes entreprises informatiques, on parle de « vendeurs » qui doivent vendre du vent…

Je pense au mécanisme que Marx illustre dans le développement de la « production de biens de luxe » et dans l’écart toujours plus grand entre la valeur d’usage et la valeur d’échange d’un objet…

Un autre aspect important est la « dématérialisation » du travail. Avec les technologies de l’information, nous avons souvent une perception déformée de ce qu’est le travail humain (et rémunéré).

Ce n’est pas un hasard si le mythe du « travail heureux », avec les salles de jeux, les salles de sport, etc. est lié au monde des entreprises informatiques. Mais ce sont les travailleurs eux-mêmes qui « disparaissent » en tant que travailleurs. Prenons l’exemple des entrepôts de vente au détail où il n’y a aucun vendeur et où tout est relié à des systèmes de caméras et à des machines. Derrière les caméras, il y a des centaines d’hommes qui doivent regarder… et qui sont encore moins bien payés que les caissieres des supermarchés.

J’ai pris l’exemple du cinéma dans ma première réponse. Là encore, l’exemple est pertinent. Quand on regarde un film, on pense aux acteurs puis au réalisateur, jamais aux centaines voire milliers de travailleurs qui participent à la production du film (il en va de même pour l’utilisation du numérique et de l’informatique dans l’industrie cinématographique).

Faire “disparaître” les travailleurs de la vision sociale est une façon, subjectivement et objectivement, de cacher la lutte des classes.

Existe-t-il des formes de lutte et d’organisation syndicales pour les travailleurs de ce secteur ?

Il existe des structures syndicales liées à l’informatique (programmeurs) dans les principaux syndicats en France, tels que la CGT ou SUD-Solidaires. En particulier, le syndicat Sud des travailleurs liés à la programmation a lutté contre le travail gratuit et non rémunéré lié à l’univers des jeux vidéo.

Cependant, la plupart des travailleurs syndiqués en tant que programmeurs et plus généralement liés à l’informatique sont liés à la fonction publique et au monde de l’éducation, où ils bénéficient de plus de garanties liées aux catégories de travail public.

Dans les entreprises privées, la syndicalisation est fortement combattue, car elle est considérée comme étrangère à la culture de « participation » de « joie » et de « communauté » de l’entreprise. Le mécanisme d’entreprise qui prévaut dans la plupart des entreprises (et je pense que c’est la même chose dans l’industrie et dans les services) est celui d’une recherche permanente de « l’individualisation » du travailleur à côté du lien « loyaliste » avec l’entreprise, qui est perçue comme la meilleure… On peut presque parler de mécanismes culturels féodaux qui nous installent, entre l’individualité du chevalier et sa fidélité à son roi ou à sa religion…

Les formes de lutte et de revendication sont souvent partielles et il existe encore une méfiance réciproque entre les planificateurs et la classe ouvrière et les salariés en général. Il est difficile de briser cela, mais des tentatives et des formes de syndicalisation et de lutte dans ce domaine peuvent être trouvées aux Etats-Unis, ainsi que partout dans le monde.

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