« L’anti-impérialisme est le fil rouge qui relie les résistances qui s’opposent directement ou indirectement au capitalisme »
[Cette interview réalisée par Daniel Seixo est un avant-goût du lancement de Lume Vivo #0, un nouveau magazine anti-impérialiste qui paraîtra en septembre.]
Le grondement des canons de l’OTAN en Ukraine, le déchirement d’un génocide télévisé depuis la Palestine, l’ombre d’une intervention militaire qui plane sur le Sahel et les tensions géostratégiques croissantes en mer de Chine méridionale ne sont pas des phénomènes isolés ni des caprices de l’histoire. Ce sont les manifestations les plus évidentes et les plus brutales d’une logique systémique qui, loin de disparaître, redessine avec une virulence renouvelée la carte du XXIe siècle. Cette logique a un nom qui, pendant des décennies, a été relégué aux oubliettes de l’histoire par la pensée hégémonique, mais qui résonne aujourd’hui avec une urgence incontournable : l’impérialisme. Après l’effondrement du bloc soviétique, on nous a annoncé la « fin de l’histoire ». Dans ce nouvel ordre, le concept d’impérialisme a été vidé de son contenu scientifique et politique, devenu une relique ou, dans le meilleur des cas, une insulte vague. Les courants postmodernes, avec leur méfiance envers les « grands récits », ont contribué à ce désarmement théorique, fragmentant la critique et rendant difficile pour la classe ouvrière la compréhension de la globalité capitaliste. Il en a résulté une désorientation stratégique, une incapacité à relier les points entre l’exploitation économique, l’oppression nationale, la guerre et la destruction écologique. C’est précisément pour lutter contre cette désorientation que le projet Lume Vivo (Su Bizia) a vu le jour. Il ne naît pas d’un vide académique ni d’une initiative éditoriale conventionnelle – ce n’est pas le profit économique ou le prestige qui nous motive. Il s’agit de l’aboutissement naturel d’un processus collectif, forgé dans les discussions et les débats du collectif antiimperialistas.com pendant les jours incertains du confinement. Au cours de ce confinement mondial, alors que le système montrait ses failles les plus fragiles, un groupe de militants a ressenti le besoin impérieux de se réarmer théoriquement, de se réappropriant les outils critiques pour comprendre un monde en pleine convulsion. Lume Vivo est donc la concrétisation de ce besoin : une publication qui aspire à être une flamme pour le débat, un phare pour l’action. Ce n’est pas un hasard si son parcours commence par la publication de cette interview approfondie avec Iñaki Gil de San Vicente. Pour inaugurer un projet qui vise à jeter les bases d’un débat anti-impérialiste rigoureux et actuel, il était nécessaire de faire appel à l’une des voix les plus lucides et les plus engagées du marxisme contemporain. Penseur et militant d’une très longue carrière, ancré dans la lutte la plus engagée du Mouvement national de libération basque, Gil de San Vicente incarne la synthèse entre l’étude approfondie de la théorie et l’engagement indéfectible dans la pratique. Sa pensée, affinée par l’analyse du Capital et forgée dans les luttes du peuple basque, n’est pas une réflexion abstraite, mais un outil d’intervention politique. La conversation qui suit est bien plus qu’une simple interview, c’est un séminaire intensif, un parcours exhaustif à travers la généalogie, l’anatomie et l’avenir de la lutte anti-impérialiste. Le dialogue commence par poser les bases, en explorant comment Marx et Engels ont anticipé une théorie qui sera pleinement développée par les générations suivantes. Elle se plonge dans l’apport monumental de Lénine, analysant L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme non pas comme un texte sacré et immuable, mais comme une méthode d’analyse vivante, dont l’essence sur la fusion du capital bancaire et industriel, l’exportation du capital et le partage du monde reste une clé maîtresse pour déchiffrer le présent. À partir de là, notre conversation se poursuit pour montrer comment la théorie s’est enrichie et transformée dans le feu des luttes concrètes. Le rôle crucial de la Troisième Internationale dans sa tentative de forger un front mondial transcendant les frontières de l’Europe est examiné et, surtout, les contributions décisives des mouvements de libération du mal nommé « Tiers Monde » se voient accorder la place qu’elles méritent. La grandeur de cet entretien réside dans sa capacité à tisser un fil rouge qui relie la théorie européenne à la pratique décolonisatrice de l’Afrique, de l’Asie et de Notre Amérique. Et en suivant le chemin de nos traditions les plus profondes de lutte et de résistance, nous entrons dans la pensée de Frantz Fanon, pour qui la violence révolutionnaire n’est pas seulement un acte tactique, mais un processus cathartique de désintoxication psychologique et de réhabilitation du colonisé. Nous explorons avec Ngũgĩ wa Thiong’o comment la « bombe culturelle », l’imposition de la langue et de la vision du monde de l’oppresseur, constitue une arme aussi meurtrière que les baïonnettes et comment la lutte pour la mémoire et la culture propre devient un front de bataille indispensable. Le résultat est une carte conceptuelle d’une richesse extraordinaire. Gil de San Vicente, avec sa pédagogie militante caractéristique, démêle la dialectique indissoluble entre lutte des classes et libération nationale, démontrant qu’un peuple qui en opprime un autre ne peut être libre. Il nous offre les clés pour comprendre pourquoi l’autodétermination des peuples n’est pas une concession abstraite, mais une condition matérielle pour affaiblir l’impérialisme. Enfin, il nous interpelle sur les tâches du présent : quel type d’organisation, quelles formes de contre-pouvoir et, fondamentalement, quel internationalisme politique nous faut-il pour affronter un capital qui, dans sa phase sénile et de plus en plus destructrice, nous entraîne vers la barbarie ? Ce texte n’est donc pas seulement le brillant numéro inaugural de Lume Vivo. C’est un document fondamental, une boussole précise pour naviguer dans la tempête de notre temps. C’est une invitation à penser dialectiquement pour agir en conséquence, un outil pour tous ceux qui comprennent que l’anti-impérialisme n’est pas une option, mais une nécessité historique. Une flamme vivante pour éclairer les chemins de l’émancipation dans un monde qui réclame avec urgence une transformation radicale.
1. Comment définiriez-vous l’anti-impérialisme d’un point de vue marxiste ?
L’anti-impérialisme est la synthèse profonde de toutes les luttes contre le capital, c’est le fil rouge qui relie les résistances qui s’opposent directement ou indirectement au capitalisme, et surtout celles qui dépassent la phase de résistance démocratique radicale pour avancer vers la construction de forces communistes. Dans le capitalisme actuel, il n’existe aucune situation ni aucun domaine social qui soit libre du contrôle ouvert ou caché, proche ou lointain, de l’impérialisme, comme nous le verrons, ce qui fait que toute revendication locale et isolée qui semble l’être a néanmoins un contenu objectif anti-impérialiste, indépendamment de la capacité subjective de ses participants, même si ceux-ci ne le nient pas et ne le rejettent pas. Dans le capitalisme actuel, l’anti-impérialisme a beaucoup plus de fronts de lutte pour le socialisme et l’indépendance des peuples qu’il n’en a jamais eu, qu’il n’en avait en 1916, il y a 109 ans, lorsque Lénine a écrit et autocensuré son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme pour échapper à la répression tsariste. Ce n’est pas que nous soyons sous un autre capitalisme qualitativement différent, quelque chose qui ressemble à la mode réactionnaire qui parlait de « mondialisation », de « nouvelle économie », d’« économie intelligente et immatérielle », ou de « l’empire » et de la « multitude » négrienne, ou encore de « signifiants vides », etc. Non, il n’existe pas de « nouveau » capitalisme qui annule définitivement la valeur théorique et politique de la théorie marxiste de l’impérialisme. Le capitalisme actuel reste essentiellement le même que celui de 1916, que celui de 1900, lorsque l’on a commencé à étudier cette nouveauté appelée « impérialisme », que celui de 1894, lorsque Engels a constaté l’importance qu’avait acquise ce qu’on appelait alors le capital-monnaie, aujourd’hui appelé capital financier, que celui de 1867, lorsque Le Capital fut publié et dans ses ébauches qui furent publiées en 1885, 1894 et 1905. Le cœur du capitalisme n’est autre que l’exploitation de la force de travail pour accumuler du capital qui sera réinvesti dans l’expansion de cette accumulation. Les crises génétiques et structurelles du capital surviennent précisément lorsque cette accumulation ralentit puis s’arrête pour diverses raisons. Comme nous le verrons, le passage de la phase colonialiste à la phase impérialiste a été précisément une conséquence des mesures prises par la bourgeoisie pour sortir de la crise d’accumulation de la première Grande Dépression de 1873-1899, à travers une série de mesures qui, dans leur ensemble, montrent ce qu’était l’impérialisme dans le premier tiers du XXe siècle. Depuis la Seconde Guerre mondiale, depuis 1945, l’impérialisme, comme nous le verrons, développe de nouvelles formes sans pour autant cesser d’être de l’impérialisme, de la même manière que, à un niveau qualitatif supérieur, le capitalisme reste essentiellement le même depuis les XVIe-XVIIe siècles, même s’il a connu des expressions, des formes et des phases successives adaptées aux différentes zones d’exploitation à travers lesquelles il tente d’étendre l’accumulation. Il est certain que la catégorie d’essence est fondamentale ici comme partout, tout comme celle d’essence/phénomène, mais nous ne pouvons les développer ici que de manière élémentaire. L’essence est ce qui identifie un processus, une chose parmi d’autres, ce qui détermine sa qualité spécifique et différente des autres choses et processus. Le phénomène est l’expression externe que l’essence acquiert au fur et à mesure de son mouvement et de sa complexification croissante. Le phénomène expose certaines des caractéristiques de l’essence à laquelle il est lié et dont il est inséparable, et il peut arriver un moment où l’essence et le phénomène s’unissent puis se séparent de telle sorte que le phénomène se transforme en essence d’un autre processus nouveau et vice versa. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’impérialisme a commencé à montrer de nouveaux phénomènes, de nouvelles formes et de nouveaux continents qui reflétaient la complexification de son essence, c’est-à-dire que, d’une part, ses caractéristiques essentielles s’accentuaient et, d’autre part, de nouvelles caractéristiques jusqu’alors inexistantes se développaient en son sein. Il est très facile de recourir à l’invention de la bombe atomique comme exemple du début de la nouvelle phase de l’impérialisme, ce qui est vrai, mais insuffisant car « la bombe » n’est que l’expression la plus brutale des transformations du capitalisme qui ont commencé à la suite de la deuxième Grande Dépression de 1929, une crise génétique et structurelle née des entrailles de l’impérialisme. Au fil des pages qui suivent, nous verrons ce qui vieillit, ce qui est permanent et les nouvelles formes sous lesquelles se présentent le capitalisme et l’impérialisme.
2. Comment Marx et Engels ont-ils anticipé une théorie anti-impérialiste ? Quelles sont les racines théoriques de l’impérialisme au sein du marxisme ?
Une grande partie de l’œuvre de Marx et Engels a été élaborée alors que le mot « impérialisme » n’existait pas encore ou était à peine utilisé depuis 1860, tant par les politiciens français que surtout par les Anglais, déjà ouvertement lancés dans l’expansion de leur capitalisme aux dépens des peuples du monde, en particulier ceux qui n’avaient peu ou pas souffert du pillage colonialiste, comme l’expliquait brutalement le Premier ministre britannique Disraeli en 1878. Mais à cette époque, Marx et Engels avaient déjà lu, critiqué et dépassé les idées de Hegel sur l’universalité, et ils avaient déjà parlé de la tendance du capital à mondialiser ses forces productives. En 1852, ils utilisaient même le terme « impérialisme », mais dans sa connotation de domination politique de Napoléon III. À partir de 1860, la France, les États-Unis et plus tard l’Allemagne ont commencé à protéger leurs économies contre la puissance britannique. Marx et Engels avaient déjà critiqué férocement le colonialisme et étudiaient avec acharnement la résistance croissante des peuples précapitalistes aux invasions occidentales. Ils s’étaient déjà ouvertement prononcés en faveur de l’indépendance révolutionnaire de l’Irlande et de la Pologne, de la justesse de la rébellion anticoloniale indienne de 1857, réprimée de manière inhumaine, ainsi que celle d’autres peuples. Leur opinion selon laquelle l’indépendance polonaise et irlandaise exigeait une réforme agraire radicale qui rendrait le pouvoir au peuple est très instructive, et dans le cas de l’Irlande, cette thèse est encore plus concrète : l’Irlande doit devenir politiquement indépendante de l’Angleterre, tout en ayant besoin d’une révolution agraire et d’une protection douanière qui protège son économie des tentacules anglaises. Aujourd’hui, ces propositions s’inscrivent directement dans les luttes anti-impérialistes et socialistes des peuples pour leur indépendance. Ses idées sur la capacité de résistance anticoloniale des peuples et des États dotés de propriétés communales, avec des communes paysannes, des peuples qui les défendaient avec ténacité, des résistances qui ont devancé bon nombre des luttes anti-impérialistes actuelles pour la défense ou la récupération de leurs ressources collectives, sont également très importantes pour le sujet qui nous occupe. Dans les années 1870, Marx et Engels sont arrivés à la conclusion que les révolutions ne commenceraient plus par et en Europe, mais en Asie et surtout en Russie. Leur vision de la lutte des classes mondiale s’enrichissait à mesure qu’ils étudiaient les résistances anticoloniales des peuples précapitalistes et l’impact sur la capacité d’aliénation, de corruption et d’intégration du prolétariat occidental grâce aux surprofits obtenus par le colonialisme, qui lui permettaient de faire quelques petites réformes et concessions sociales. En 1916, Lénine qualifiera d’« aristocratie ouvrière » ces couches sociales intégrées à l’ordre bourgeois. Ces opinions, parmi d’autres, de Marx et Engels étaient indissociables du développement théorique que nous pouvons résumer, pour ce qui nous intéresse ici, dans la théorie des crises, ou plus précisément dans la loi générale de l’accumulation du capital et dans la loi tendancielle de la baisse de la taux de profit. La nécessité aveugle du capitalisme d’augmenter ses profits, nécessité qui se heurte à des obstacles croissants en raison de la baisse des bénéfices, le conduit à s’étendre à travers le monde à tout prix. Marx a exposé les contre-mesures qui freinent à moyen et long terme la tendance à la baisse des profits, que nous pouvons aujourd’hui actualiser ainsi : augmenter l’exploitation ; baisser les coûts ; augmenter la productivité, élargir les marchés, augmenter la demande, délocaliser les entreprises et exporter les capitaux, etc., mais en fin de compte, provoquer des guerres avec deux objectifs fondamentaux : piller, spolié, voler et détruire les forces productives, détruire la concurrence, afin de tenter de relancer une nouvelle phase économique expansive d’accumulation du capital, ce qui est décisif. Ces réflexions critiques, parmi d’autres, découlaient de la nécessité urgente de découvrir les causes socio-économiques des atrocités commises par les grandes puissances qui passaient du colonialisme à la phase impérialiste qui était sur le point d’éclater définitivement. La critique théorique allait de pair avec la critique pratique : à partir de 1884, le débat sur les dépenses militaires et le colonialisme s’est durci en Allemagne. En 1885, deux ans après la mort de Marx, alors qu’Engels était plongé dans le déchiffrage de ses hiéroglyphes, le socialiste E. Belfort Bax publia un livre pionnier sur l’impérialisme et le socialisme qui établissait des idées centrales telles que celle selon laquelle l’impérialisme cherchait des pays à envahir avec ses excédents. À la fin de cette décennie 1880, l’Américain Wilshire, socialiste radical, a commencé à étudier l’origine et le développement du capital monopolistique aux États-Unis comme effet des lois de concentration et de centralisation découvertes par Marx quelques années auparavant et, en 1901, il a publié un autre livre pionnier à ce sujet. Entre-temps, Engels a écrit La Bourse en 1895 dans la préface du livre III du Capital, un petit texte qui est l’une de ses dernières œuvres, où il explique en sept points comment le capitalisme a évolué depuis la première édition du Capital, près de trente ans auparavant, lorsque la Bourse était un « élément secondaire » en italique par l’auteur, comme il l’indique au point 2, par rapport au rôle décisif joué par les banques à la fin du XIXe siècle. Au point 6, Engels soutient que tous les investissements étrangers sont en actions et au point 7, il affirme que le colonialisme de l’époque est « une simple succursale de la Bourse » au service de laquelle les puissances se partagent le monde. La Bourse est une critique radicale des nouvelles formes du capitalisme, ce qui ne pouvait être accepté par le courant réformiste qui se développait au sein de la Deuxième Internationale. Engels était en avance sur les économistes bourgeois, comme le montre l’un des plus importants d’entre eux, l’Américain Paul Reinsch, qui publia en 1900 une étude corroborant ce qu’Engels avait dit cinq ans auparavant : le rôle de la banque dans le financement de projets à l’étranger. L’une des qualités de Lénine était de savoir tirer le meilleur de cet auteur et de l’intégrer dans son œuvre. Entre-temps, en 1896, Bernstein attaqua la théorie marxiste en défendant le « colonialisme bon », « civilisateur », celui qui apporte la paix et le bien-être aux « arriérés et sauvages ». La discussion sur le colonialisme s’intensifia dès lors. En 1900, deux débats sur l’impérialisme ont eu lieu : celui du SPD en Allemagne et celui de l’Internationale socialiste à Paris. Dans les deux cas, Rosa Luxemburg s’est distinguée par sa critique approfondie du militarisme comme l’une des nouvelles caractéristiques du capitalisme de l’époque. Il lui restait encore douze ans avant d’écrire son ouvrage L’Accumulation du capital, comme nous le verrons, et elle commençait déjà à être considérée comme l’une des représentantes les plus solides de la gauche marxiste. En 1901, Kautsky avait déjà concrétisé certaines idées sur l’avancée du colonialisme et les tâches syndicales à cet égard, en suggérant certains points qui se sont ensuite multipliés avec l’impérialisme. En 1902, Hobson, qui n’était pas marxiste mais une sorte de social-démocrate souhaitant des réformes en faveur du peuple, popularisa définitivement le terme « impérialisme » qui, selon lui, découlait principalement de la nécessité pour les pays riches de placer leurs capitaux excédentaires dans d’autres pays, réduisant ainsi le risque de crises internes. Lénine a lu Hobson cette même année lors de son voyage à Londres et a conservé les citations qu’il en avait tirées jusqu’à ce qu’il les retrouve en 1915. Jusqu’alors, Hobson était peu connu des spécialistes de l’économie. Pour Lénine, cet auteur était « utile en général » car il offrait à son époque une vision théorique qui rassemblait de nombreux points de vue partiels. Les débats sur le colonialisme, le militarisme, la guerre et, dans une moindre mesure, sur l’impérialisme en particulier, s’intensifiaient et, en 1905, Kautsky, auquel nous reviendrons, attaquait directement le courant de Bernstein en étudiant la victoire du Japon sur la Russie. Toujours en 1905 et 1907, Otto Bauer, théoricien austro-marxiste, publia deux textes sur le colonialisme et l’oppression nationale dans lesquels il parlait explicitement de l’impérialisme et du droit des nationalités à l’autonomie nationale et culturelle, sans toutefois rompre avec le dogme de l’État unitaire, politiquement centralisé et culturellement décentralisé. Entre-temps, le premier génocide enregistré sous ce nom fut celui du peuple Herero, en Namibie, perpétré par l’Allemagne, ce qui exacerba encore davantage le débat au sein de la Deuxième Internationale en 1907, année où d’autres congrès et débats eurent lieu, au cours desquels l’impérialisme et le militarisme étaient déjà totalement assimilés au colonialisme. En raison de leur importance, nous y reviendrons dans la réponse à la question suivante. Sous ces discussions de plus en plus tendues bouillonnaient les contradictions essentielles du capitalisme depuis ses origines embryonnaires, par exemple : à partir de l’oppression ethno-nationale inhumaine de l’esclavage portugais en Afrique depuis le milieu du XVe siècle et de l’invasion de Notre Amérique à partir de la fin de ce même siècle. De ces brutalités au génocide des Hereros en Namibie par l’Allemagne, en passant par l’histoire sanglante qui s’est déroulée entre les deux, il y a un long chemin de plus en plus violent marqué par la dialectique entre la lutte de classe interne et les guerres d’expansion colonialiste. La révolution de 1905 a montré cruellement l’évolution des contradictions et a en même temps ouvert une nouvelle dynamique pratique et théorique sans laquelle nous ne pouvons comprendre une partie de l’impact de Lénine.
3. Qu’a apporté Lénine avec son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ?
Les contradictions exacerbées par la révolution de 1905 au sein de la Deuxième Internationale ont éclaté en 1910 lorsque se sont affrontés ceux qui défendaient la grève générale révolutionnaire pour prendre le pouvoir et ceux qui, au contraire, défendaient le parlementarisme bourgeois comme seule voie pacifique et progressive vers le socialisme. Si, à cette époque, le débat ne portait pas exclusivement sur l’impérialisme, les positions qui allaient s’affronter plus tard ont commencé à se dessiner. La partie réformiste représentée par Kautski soutenait que l’impérialisme n’était pas une nécessité socio-économique aveugle, objectivement nécessaire, qui découlait de l’essence même du capital pour surmonter ses crises par la surexploitation et les guerres injustes, mais qu’il s’agissait d’une solution partielle, limitée dans le temps, qui pouvait être inversée par des accords en faveur du désarmement et des conventions internationales l’interdisant. La partie révolutionnaire représentée par Rosa Luxemburg soutenait que l’impérialisme ne pouvait être vaincu que par la révolution socialiste, la destruction de l’armée bourgeoise, la création d’un peuple en armes, etc. L’importance cruciale du débat sur la militarisation impérialiste est apparue en 1911, lorsque la guerre entre la France et l’Allemagne a failli éclater lorsque le navire allemand Panther, curieusement du même nom qu’un char nazi de 1943, a failli tirer sur un autre navire français dans le port marocain d’Agadir. Une situation moins tendue s’était produite en 1906, qui avait été résolue assez facilement, mais celle de 1911 avait failli dégénérer. Les deux puissances s’affrontaient pour dominer des zones stratégiques à partir desquelles elles pouvaient pénétrer dans le Sahara et contrôler la Méditerranée occidentale. Cette crise a attisé le débat au sein de la Deuxième Internationale, car la proximité d’une guerre était devenue évidente. La droite et le réformisme de la Deuxième Internationale, représentés par Bernstein et Kautski, ont insisté sur leurs thèses respectives et la gauche a précisé encore davantage les siennes qui, sur le plan théorique, ont été publiées en 1913 dans le livre L’Accumulation du capital de Rosa Luxemburg, dont le sous-titre, supprimé dans de nombreuses éditions, est Une contribution à l’explication économique de l’impérialisme. Les dernières pages de ce livre sont impressionnantes. Nous avons dit plus haut que le livre porte la date de 1912, et c’est vrai, mais la bureaucratie social-démocrate a fait pression pour qu’il ne soit pas publié car son message était inconciliable avec le réformisme. Après de nombreuses démarches, il a pu être publié en 1913, juste un an avant la Première Guerre mondiale. Les réponses réformistes fondamentales à Rosa Luxemburg vinrent de deux austro-marxistes : Eckstein et Bauer, tous deux partisans de la guerre impérialiste en faveur de l’Autriche-Hongrie, alliée de l’Allemagne. Le premier mourut en 1916 et le second en exil en 1938, tandis que Rosa fut torturée et assassinée par l’alliance de ses anciens camarades sociaux-démocrates et des Freikorps protonazis en 1918, avec des milliers de révolutionnaires. Lorsque Lénine écrivit L’impérialisme, stade suprême du capitalisme en 1916, certaines des thèses de Rosa étaient dépassées par les nouvelles réalités imposées par la Première Guerre mondiale. Après son assassinat, Lénine la surnomma « l’Aigle », bien qu’il ait eu avec elle pas moins de cinq grands débats en moins de deux décennies. Un autre auteur très lu était Hilferding et son ouvrage Le capital financier, publié en 1910. Son auteur fut assassiné par la Gestapo en 1941 à Paris. Sa méthode de pensée ne tenait guère compte de la dialectique, car elle privilégiait « l’économique », l’équilibre et le développement normal du capitalisme ; sa conception politique était social-démocrate, proche de celle de Kautski, privilégiant comme lui « l’analyse économique » par rapport aux autres composantes de la totalité marxiste. C’est à partir de Hilferding que le concept de capital financier, fusion de l’industrie et de la banque, déjà avancé par d’autres chercheurs, se popularise. Rien de tout cela n’empêcha Lénine de tirer le meilleur de son œuvre, comme il le fit également de celle de Hobson et de nombreux autres, y compris Rosa Luxemburg avec laquelle il eut pourtant des débats intéressants. On dit que Lénine n’apporte presque rien de propre, d’original, dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de 1916, ce qui est vrai, mais en même temps totalement erroné. Du point de vue du bon sens et de la logique formelle, c’est vrai, mais du point de vue de la logique dialectique et de la théorie marxiste de la connaissance, c’est faux. La contribution inégalée de Lénine à la compréhension de l’impérialisme a été et reste, malgré les 109 années qui se sont écoulées, la vision de la totalité concrète de l’impérialisme mû par ses contradictions internes qui, à leur tour, nous renvoient à la loi de la valeur qui est le moteur du capitalisme. Mais analyser l’impérialisme comme une totalité concrète exige de le considérer à son tour comme inséré dans d’autres relations qui n’ont apparemment rien à voir avec lui, mais qui, néanmoins, de ce point de vue, révèlent ses connexions internes. Une des vertus de Lénine est de penser dialectiquement et d’exiger que tous les marxistes fassent de même. Qu’est-ce que penser dialectiquement ? C’est pénétrer jusqu’à l’unité et la lutte des contraires qui animent la réalité, ce qui exige un grand effort théorique basé sur l’étude du plus grand nombre possible d’informations sur la réalité que nous voulons révolutionner. On est surpris par la masse d’informations que Lénine, à 25 ans, a utilisées pour écrire Le développement du capitalisme en Russie en 1895-1896, où il parle déjà de la rentabilité obtenue grâce à la dure exploitation des colonies, ouvrant ainsi la voie à la théorie de l’impérialisme aujourd’hui, et pas seulement en 1916. On est également surpris par la quantité de textes qui étayent son ouvrage Matérialisme et empiriocriticisme de 1909. Et que dire des 148 livres, 232 articles et 49 revues spécialisées rigoureusement étudiés en peu de temps pour écrire L’impérialisme, phase supérieure du capitalisme en 1916 ? Mais il faut dire que ce dernier ouvrage s’inscrit également dans un effort théorique considérable au cours d’années cruciales, celles de 1913 à 1917, c’est-à-dire pendant la Première Guerre mondiale. De ce point de vue, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme est l’un des quatre fondements fondamentaux qui constituent la totalité théorique concrète qui soutiendra la vague révolutionnaire internationale qui se profilait déjà en 1916, les trois autres étant exposés ici dans leur évolution historique : Premièrement, les luttes de libération des peuples, renforcées depuis 1913 et qui se concrétisent en 1914 dans Le droit des nations à l’autodétermination, qui sera à son tour enrichi en permanence jusqu’à quelques jours avant sa mort en janvier 1924. Deuxièmement, la méthode dialectique, qui l’a conduit à se plonger dans des dizaines d’ouvrages sur la philosophie et la science, s’attardant sur La Science de la logique de Hegel. Et troisièmement, le problème crucial de l’État et de la violence, thème qui a conduit Lénine à étudier, entre autres, Clausewitz et son ouvrage De la guerre. Lénine intensifia ses études sur la théorie de la guerre à partir de 1905 et de 1914, ce qui lui permit de percevoir, dès mars 1915, l’inquiétude croissante d’une partie de l’oligarchie quant au fait que la guerre pourrait finir par provoquer un « chaos révolutionnaire ». En juillet 1915, alors que Lénine était plongé dans des milliers de pages et d’innombrables débats, Boukharine publiait L’impérialisme et l’économie mondiale, qui lui apporta des idées importantes pour son œuvre, dépassant les divergences qui les séparaient sur d’autres questions. Deux thèses de Boukharine ont particulièrement aidé Lénine après qu’il les eut adaptées à sa pensée : l’une était la thèse du trust capitaliste d’État, qui exprimait la capacité de l’État bourgeois à mettre de l’ordre et à centraliser la vie sociopolitique et économique, thèse qui aiderait Lénine dans ses études sur L’État et la révolution ; et l’autre, le problème des relations entre, d’une part, la ville et la lutte ouvrière et, d’autre part, la campagne et la lutte paysanne, problème fondamental dans l’histoire des révolutions anticapitalistes qui reste d’actualité sur plusieurs continents. Cette deuxième contribution a également aidé Lénine dans ses études sur l’État, la lutte des classes, les soviets de soldats, d’ouvriers et de paysans, etc. Comme on le voit, Lénine a réalisé une étude globale du capitalisme, c’est-à-dire qu’il n’a négligé aucune de ses contradictions fondamentales qui s’exprimaient alors sous la forme d’une guerre mondiale atroce : l’oppression nationale, la faillite de la logique formelle et la nécessité de la méthode dialectique ; l’irruption la plus inhumaine et la plus sauvage de l’impérialisme, comme par exemple l’utilisation de gaz toxiques dans les combats ; et le rôle de l’État en tant que forme politico-militaire du capital. L’analyse de l’impérialisme comme forme concrète totale sous laquelle se présentait le capitalisme a permis à Lénine de se situer bien au-dessus du niveau théorique de l’époque. Mais le plus important est que cette supériorité lui a permis d’avoir une vision historique plus longue et plus profonde, avec la stratégie révolutionnaire qui en découle. Par exemple, bien qu’il ait repris et adapté les idées de Boukharine, il avait sur lui une supériorité écrasante en matière de vision historique et donc de pratique révolutionnaire, car pour Lénine, l’impérialisme annonçait que la société capitaliste était entrée dans sa phase de déclin, qu’elle n’était plus un mode de production progressiste mais brutal et en décadence, alors que Boukharine insistait sur la tendance à la centralisation et à la concentration du capital dans de grands trusts d’État, ce qui laissait ouverte la possibilité d’une reprise du capitalisme grâce à la toute-puissance de l’État bourgeois. Au fond, ce qui apparaît ici, c’est le fossé qui les sépare dans la compréhension et l’utilisation de la dialectique, très pauvre et limitée chez Boukharine, comme l’a affirmé Lénine à la fin de sa vie. À ce stade, nous devons résumer l’essentiel de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : Premièrement, les monopoles se sont formés par la concentration du capital et de la production, acquérant un pouvoir tel qu’ils sont décisifs dans la vie économique, avec des implications politiques évidentes. Nous avons vu que cette caractéristique était déjà théorisée depuis le début du XXe siècle, mais qu’elle s’est confirmée avec toute sa force pendant la Première Guerre mondiale. Mais lisons directement Lénine à propos de l’Allemagne : « Moins d’un centième des entreprises consomment plus des trois quarts de la quantité totale d’énergie électrique et mécanique ! Et les 2 970 000 petites entreprises (de moins de 5 salariés), qui représentent 91 % du total, ne consomment que 7 % de ces énergies ! Quelques dizaines de milliers de grandes entreprises sont tout ; des millions de petites entreprises ne sont rien ». Deuxièmement : le nouveau rôle des banques, qui fusionnent le capital bancaire et le capital industriel pour créer le capital financier et sa faction bourgeoise : « À mesure que les opérations bancaires se concentrent entre les mains d’un petit nombre d’établissements, les banques cessent d’être les modestes intermédiaires qu’elles étaient autrefois et deviennent de puissants monopoles qui ont à leur disposition la quasi-totalité du capital monétaire de tous les capitalistes et petits hommes d’affaires, ainsi que la majeure partie des moyens de production et des sources de matières premières d’un ou de plusieurs pays. Cette transformation des nombreux intermédiaires en une poignée de monopoles est l’un des processus fondamentaux de l’évolution du capitalisme vers l’impérialisme capitaliste. C’est pourquoi nous devons examiner en premier lieu la concentration bancaire… […] Les petites banques sont progressivement évincées par les grandes, dont neuf concentrent près de la moitié du total des dépôts. Et nous laissons de côté certains détails importants, par exemple la transformation de nombreuses petites banques en simples succursales des grandes, etc. […] Le vieux capitalisme, le capitalisme de libre concurrence, avec son régulateur absolument indispensable, la Bourse, passe à l’histoire. À sa place est apparu un nouveau capitalisme, avec les traits évidents d’un phénomène transitoire, qui représente un mélange de libre concurrence et de monopole. Une question se pose : où mène le développement du capitalisme moderne ? Mais les chercheurs bourgeois ont peur de se la poser. […] Le XXe siècle marque donc le tournant entre l’ancien capitalisme et le nouveau, entre la domination du capital en général et la domination du capital financier. Troisièmement : l’oligarchie financière. Il faut souligner que les chercheurs bourgeois allemands – et pas seulement allemands – tels que Riesser, Schulze-Gaevernitz, Liefmann, etc., sont tous des apologistes de l’impérialisme et du capital financier. Au lieu de dévoiler les « mécanismes » de formation d’une oligarchie, ses méthodes, le montant de ses revenus « licites et illicites », ses relations avec les parlements, etc., ils les embellissent et les dissimulent. Ils éludent les « questions controversées » par des phrases pompeuses et vagues, des appels au « sens des responsabilités » des directeurs de banques, des louanges au « sens du devoir » des fonctionnaires… […] Aucune règle de contrôle, de publication des bilans, de normes pour les bilans, d’audit des comptes, etc. aucune de ces choses qui distraient le public, professeurs et fonctionnaires bien intentionnés — c’est-à-dire animés de la bonne intention de défendre et d’embellir le capitalisme — n’a la moindre importance, car la propriété privée est sacrée et personne ne peut être empêché d’acheter, de vendre, d’échanger ou d’hypothéquer des actions, etc. […] Le capital financier, concentré entre très peu de mains et exerçant un monopole virtuel, tire des profits énormes et croissants de l’introduction en bourse des sociétés, de l’émission de titres, des prêts à l’État, etc., renforce la domination de l’oligarchie financière et prélève un tribut à l’ensemble de la société au profit des monopoleurs. Quatrième : L’exportation du capital : L’exportation des biens était caractéristique de l’ancien capitalisme, lorsque la libre concurrence régnait sans partage. L’exportation du capital est caractéristique du capitalisme moderne, où le monopole règne en maître. […] Le capital financier a créé l’ère des monopoles. Et les monopoles emportent toujours avec eux les principes monopolistes : l’utilisation des « relations » pour les transactions lucratives remplace la concurrence sur le marché libre. Il est très courant que les clauses d’un emprunt imposent l’investissement d’une partie de celui-ci dans l’achat de produits du pays créancier, en particulier d’armes, de navires, etc. […] Les pays exportateurs de capital se sont réparti le monde entre eux au sens figuré. Mais le capital financier a procédé au partage réel du monde. Cinquièmement : le partage du monde entre capitalistes et grandes puissances : « Les associations monopolistiques de capitalistes (cartels, consortiums, trusts) se répartissent entre elles, en premier lieu, le marché intérieur, s’appropriant plus ou moins totalement la production du pays. Mais, sous le capitalisme, le marché intérieur est inévitablement lié au marché extérieur. Il y a longtemps déjà que le capitalisme a créé un marché mondial. Et à mesure que s’accroissaient les exportations de capitaux et que s’étendaient les « sphères d’influence » et les relations avec l’étranger et les colonies des grandes associations monopolistes, le cours « naturel » des choses a conduit à un accord international entre celles-ci, à la formation de cartels internationaux. […] Certains auteurs bourgeois (auxquels s’est maintenant joint Kautsky, qui a complètement trahi sa position marxiste de 1909, par exemple) ont exprimé l’opinion que les cartels internationaux, étant l’une des expressions les plus remarquables de l’internationalisation du capital, permettent d’espérer une paix entre les peuples sous le capitalisme. D’un point de vue théorique, cette opinion est totalement absurde et, d’un point de vue pratique, elle est sophiste […] Le capital financier est une force si considérable, on peut dire décisive, dans toutes les relations économiques et internationales, qu’il est capable de soumettre, et soumet effectivement, même les États qui jouissent de la plus complète indépendance politique, comme nous le verrons bientôt. Bien sûr, le capital financier trouve beaucoup plus « commode » et avantageuse une forme de domination qui implique la perte de l’indépendance politique des pays et des peuples soumis. À cet égard, les pays semi-coloniaux sont un bon exemple de « phase intermédiaire ». Il est donc naturel que la lutte pour ces pays semi-dépendants soit devenue particulièrement acharnée à l’époque du capital financier, alors que le reste du monde est déjà réparti.
4. En quoi la théorie de Lénine sur l’impérialisme est-elle utile aujourd’hui pour comprendre le monde ? Comment l’impérialisme a-t-il évolué depuis Lénine jusqu’à aujourd’hui ?
À la fin de la préface de juillet 1920 aux éditions allemande et française, Lénine écrit : Si l’on ne comprend pas les racines économiques de ce phénomène et si l’on n’en apprécie pas l’importance politique et sociale, il est impossible de faire un pas vers l’accomplissement des tâches pratiques du mouvement communiste et de la révolution sociale imminente. L’impérialisme est l’antichambre de la révolution sociale du prolétariat. Cela a été confirmé à l’échelle mondiale depuis 1917. Voici la réponse que Lénine donne à la quatrième question. L’anti-impérialisme léniniste est la forme la meilleure et la plus complète de lutte contre le capitalisme car, comme nous allons le voir tout de suite, cet anti-impérialisme nous conduit directement à la lutte contre la loi de la valeur et pour le communisme. En 1920, Lénine avait déjà précisé dans un débat avec Boukharine en 1919 que la base de l’impérialisme est le capitalisme, que l’impérialisme est une « superstructure » du capitalisme et que la loi de la concurrence continuait à déterminer le « vieux capitalisme ». Rappelons que la loi de la concurrence nous renvoie à la loi de la valeur-travail qui, avec d’autres lois, telles que celles de la productivité, de la plus-value, etc., est fondamentale dans le mode de production capitaliste. Cette réaffirmation par Lénine de l’importance objective des contradictions et des lois tendancielles du capital, qui sont son essence même, est nécessaire pour contextualiser dans le présent ce qu’il a défini comme des pays « semi-coloniaux » et « semi-dépendants » dans le cadre de 1916. En 1916, le capital financier s’imposait sur le capital bancaire et plus encore sur le capital marchand, mais aujourd’hui, ce sont les multiples formes que prend le capital financier, ainsi que le développement incontrôlable de la spéculation à haut risque, des masses immenses de capital fictif sans base matérielle, des formes de « blanchiment d’argent » provenant, par exemple, de « l’économie criminelle » qui, selon des rapports de juin 2025, dépasse 19 000 milliards de dollars américains, soit plus que le PIB de la République populaire de Chine. Le PIB américain en 2024 était d’un peu plus de 29 000 milliards de dollars. La grande majorité de ces surprofits, surtout les « sales », vont à l’impérialisme. L’« économie criminelle » génère également un pouvoir réactionnaire, la terreur, le crime et la soumission, et constitue une mafia militaire qui renforce l’impérialisme et l’accumulation du capital, ce qui est le point critique sur lequel insiste Lénine. Plus encore, les monopoles, les trusts et autres expressions supérieures du capital financier ont déjà fait le saut vers les holdings, aux alliances les plus étroites et les plus puissantes des anciens trusts et monopoles, grâce notamment à l’impact de la déréglementation et à la quasi-disparition des contrôles étatiques sur le capital financier, ainsi qu’aux nouvelles technologies informatiques qui permettent de déplacer d’immenses masses de capital en temps réel, en contournant et en se moquant de la souveraineté et des contrôles fiscaux d’une grande partie des États. À l’époque de Lénine, rien de tout cela n’était même imaginable. Il va sans dire que la grande impunité des holdings et des nombreuses formes de « commerce gris » multiplie l’exploitation des nations et des États, même si beaucoup d’entre eux sont formellement indépendants. L’impérialisme doit donc être considéré non seulement sur le plan économique, comme le font la grande majorité des chercheurs, mais aussi sur le plan social et politique, c’est-à-dire dans et pour toutes les formes de lutte de classe, ainsi que, surtout, dans et pour les luttes de libération anti-impérialistes. Plus encore, en développant les indications de Lénine, nous devons étudier l’impérialisme comme une totalité concrète, car c’est une exigence pratique du mouvement communiste et de la révolution sociale, étant donné que « l’impérialisme est l’antichambre de la révolution sociale du prolétariat ». L’histoire lui a donné raison, comme nous le verrons. Une étude politique, sociale, économique et praxique de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme exige d’intégrer dans un tout militant, au minimum, les luttes de libération anti-impérialistes, la lutte contre la métaphysique et l’idéalisme bourgeois à partir de la méthode dialectique, les luttes contre toutes les brutalités de l’impérialisme et contre son essence exploiteuse, et les luttes implacables contre l’État en tant que forme politico-militaire du capital. Cette vision globalisante intègre dans ses études de nouvelles formes d’exploitation qui, venues de loin – exploitation patriarcale, raciste, esclavage sous ses diverses formes, exploitation culturelle et scientifique, etc. – s’intensifient et s’interconnectent à mesure que les difficultés d’accumulation du capital s’accroissent. L’impérialisme actuel a été renforcé et consolidé, surtout sur le plan militaire, afin de garantir l’ordre exploiteur nécessaire pour surmonter la crise. Dans cette perspective, les critiques adressées à L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, qui se concentrent principalement sur quatre questions qui renvoient à son prétendu oubli de la loi de la valeur, sont partiales. Voyons-les : Premièrement, la concurrence est aujourd’hui beaucoup plus exacerbée et les monopoles n’ont donc plus autant de pouvoir. Au contraire, le pouvoir des monopoles s’est renforcé avec celui, encore plus grand, des holdings, pouvoirs multifacettes étroitement liés à l’État impérialiste et aux intérêts de ses différentes entreprises. La tendance fondamentale décrite par Lénine se confirme chaque jour dans de nombreux domaines : la guerre tarifaire lancée par les États-Unis en est le dernier exemple en date. Le refus du Brésil d’intégrer le Venezuela dans les BRICS en est un autre, car de multiples enjeux sont en jeu, non seulement économiques, mais aussi politiques, sociaux, nationaux, culturels et, bien sûr, militaires, qui ne cesseront de gagner en importance. Deuxièmement, le concept de capital financier est valable en partie parce qu’il existe de nombreuses grandes entreprises dans lesquelles la fusion entre leur capital industriel et leur capital bancaire est peu développée. Cette critique est très partielle et mécaniste, uniquement quantitative, car elle ne voit pas la qualité de l’impérialisme et encore moins que le capitalisme continue d’exister sous le capital financier, ce qui explique pourquoi il existe des entreprises dans lesquelles le capital industriel n’a pas encore fusionné avec le capital bancaire. Mais en réalité, la raison de Lénine et de la théorie marxiste générale sur l’impérialisme, avec ses nuances et ses différences évidentes, se confirme en 2025 avec le projet d’Amazon, Apple, Walmart, Paypal et d’autres méga-sociétés qui veulent créer leurs propres cryptomonnaies pour multiplier leurs profits en construisant quelque chose qui ressemble à un « monopole politico-financier » qui enchaîne les clients. Ces macro-entreprises deviendront ainsi plus puissantes, dans tous les sens du terme, que de nombreux États appauvris dont le PIB est bien inférieur à celui de ces géants. Troisièmement, l’exportation de capitaux reste importante, mais les investissements étrangers destinés à créer des industries dans le pays concerné sont en forte augmentation. Cette critique est également partiellement vraie, elle est quantitative comme la précédente, mais elle se trompe dans sa vision qualitative de l’impérialisme comme partie subordonnée à la loi de la valeur qui anime le capitalisme. C’est cette loi, acceptée par Lénine comme fondement de l’impérialisme, qui explique pourquoi, après 1916, la bourgeoisie occidentale a commencé à investir dans la création d’industries afin d’accroître le transfert de valeur en utilisant sa force politico-militaire et culturelle pour assurer l’obéissance et la passivité de ces pays face à la surexploitation multipliée par la création d’industries étrangères. C’est la loi de la concurrence, expression de la loi de la valeur, qui conduit l’impérialisme à créer des industries dans ce qu’on appelle le Tiers-Monde. De plus, la création d’industries était et reste une décision politico-militaire visant à désamorcer les luttes anti-impérialistes et l’avancée socialiste, en créant un coussin collaborationniste avec l’impérialisme intéressé à maintenir les salaires supérieurs à la moyenne très basse existant dans son pays appauvri. Et, quatrième point, il n’y a plus eu de grandes guerres entre puissances impérialistes pour se partager le monde, même s’il y a de plus en plus de « guerres mineures ». Cette critique oublie le changement total qui s’est produit dans le capitalisme, et pas seulement dans l’impérialisme, avec la victoire de la révolution bolchevique en 1917 et toutes les luttes qui ont suivi. Ce changement radical sur le plan politico-militaire et socioculturel pour vaincre le communisme est la raison pour laquelle, depuis 1949, avec la création de la bombe atomique par l’URSS, il n’y a plus eu de guerres mondiales « classiques », mais une prolifération de « guerres mineures » d’une sauvagerie impérialiste atroce. La bombe nucléaire soviétique a empêché des guerres nucléaires unilatérales, lancées uniquement par les États-Unis et leurs alliés contre des peuples presque sans défense. Mais l’implosion de l’URSS et l’aggravation extrême de la crise capitaliste depuis 2007 ont remis à l’ordre du jour le passage du possible au probable d’une nouvelle guerre mondiale qui, pour de nombreux peuples, a déjà commencé. Mais il existe une autre critique de l’ensemble de la théorie générale marxiste de l’impérialisme, et plus particulièrement de celle de Lénine, qui soutient que les concepts de loi de la valeur et d’impérialisme ne permettent plus de comprendre le capitalisme du XXIe siècle, car des semi-puissances et même des puissances qui sont également devenues impérialistes, comme la Russie, le Brésil, la Chine populaire, l’Inde, etc., ont émergé. c’est-à-dire que le noyau des BRICS serait impérialiste, tirant ses profits de l’exploitation d’autres pays, et que les guerres que « l’Occident » mène depuis longtemps contre ces pays et d’autres seraient donc des « guerres interimpérialistes ». Ce qui est directement nié ici, ce n’est pas seulement l’impérialisme, mais l’essence même du mode de production capitaliste, qui est la théorie de la valeur, ce qui nous amène à un débat décisif. Par exemple, les différences au sein des BRICS se traduisent par des alliances géopolitiques diverses, voire contradictoires, pour ou contre l’impérialisme, mais ces choix ne reflètent que la domination stratégique de la classe sociale au pouvoir dans ces pays, ce qui nous amène à leur position vis-à-vis de la loi de la valeur : certains la combattent avec plus ou moins d’intensité, comme les peuples qui tentent de passer au socialisme selon leurs conditions, d’autres tentent de la contrôler par des politiques sociales qui freinent et/ou inversent la tendance innée du capital à durcir l’exploitation ouvrière, et d’autres encore la promeuvent ouvertement pour renforcer leur bourgeoisie. Dans la suite de cet article, nous analyserons concrètement ces différences, ces oppositions et ces contradictions qui peuvent faire éclater les BRICS. Les preuves de la validité historique de l’anti-impérialisme léniniste sont nombreuses. Afin de ne pas allonger ce texte, nous n’en citerons qu’une seule : les « chaînes d’or » de la dette contractée auprès de l’impérialisme. De grands empires comme celui des tsars et celui des Ottomans, par exemple, ont éclaté au début du XXe siècle parce que, entre autres, ils ne pouvaient pas payer les dettes qui les étouffaient, ce qui les a conduits à une politique de surexploitation sauvage à l’intérieur de leurs frontières et dans les nations qu’ils occupaient. La révolution bolchevique de 1917 a rompu la « corde dorée » en refusant de payer la dette et en publiant les concessions bourgeoises aberrantes qui avaient été faites pour obtenir davantage de prêts, parmi lesquelles celle de continuer à participer à la guerre mondiale. La guerre de libération turque contre les puissances européennes qui avaient occupé Constantinople en 1920 visait à créer une république, à démocratiser le pays et à renégocier de manière avantageuse le paiement de la dette qui étouffait le pays, mais elle ne voulait pas détruire le capitalisme. Aujourd’hui, la dette est l’une des armes les plus puissantes et les plus efficaces dont dispose l’impérialisme pour surexploiter les peuples, une arme à multiples tranchants : FMI, BM, OMC, lois spéciales contre la dette, sanctions, menaces et attaques politico-militaires sous forme de « coups d’État doux », parlementaires, judiciaires et même militaires lorsque cela est nécessaire. Dans ce réseau arachnéen complexe tissé par le capitalisme, il existe également d’autres armes de l’impérialisme, telles que celles qui justifient le vol de 300 milliards de dollars à la Russie, le vol de plus d’un milliard de dollars en or au Venezuela, et bien d’autres encore. Actuellement, les pressions impérialistes se multiplient pour que les pays appauvris paient les dettes contractées par leurs bourgeoisies corrompues, car l’aggravation de la crise génétique et structurelle depuis 2007, ainsi que l’augmentation irrationnelle des dépenses militaires pour préparer le déclenchement définitif de la Troisième Guerre mondiale, obligent le capital à serrer au maximum la corde autour du cou. Dans les années 1970, l’impérialisme s’était engagé à consacrer 0,7 % de son PIB à « l’aide au développement », mais aujourd’hui, presque personne ne respecte cet engagement. En 2023, les pays appauvris ont payé 25 milliards de dollars de plus pour leurs obligations financières que ce qu’ils ont reçu sous forme de nouveaux prêts, c’est-à-dire qu’ils sont plus endettés qu’en 2022. En 2024, ils ont versé 921 milliards de dollars à l’impérialisme. Cette même année, les grandes puissances, principalement les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’État français et l’Allemagne, ont réduit leur « aide au développement » de plus de 7 % par rapport à 2023, tandis que les dépenses militaires ont augmenté de 2,5 %, soit plus de douze fois les dépenses consacrées à l’« aide au développement ». Les États-Unis sont la puissance qui a le plus réduit cette « aide » et qui augmente le plus le gaspillage dans l’industrie du massacre humain. L’Afrique est le continent le plus pressuré, une vampirisation qui s’accentue à mesure que l’« aide » qu’elle reçoit diminue : en 2013, elle percevait 38 % de l’« aide » mondiale, tombant à 27 % en 2023. D’ici 2025, l’« aide » devrait baisser de 9 % à 17 % à l’échelle mondiale, alors que pas moins de 45 pays doivent déjà payer plus pour rembourser leur dette que pour la santé de leurs populations. Une telle inhumanité, inhérente au développement de la loi de la valeur et à la tâche de l’impérialisme qui consiste, entre autres, à obliger à tout prix, quel qu’il soit, le remboursement des dettes de ses bourgeoisies corrompues, ne peut être comprise que par la théorie léniniste de l’impérialisme et ne peut être détruite que par l’anti-impérialisme léniniste, celui qui a refusé de payer la dette tsariste et bourgeoise en 1917, une décision humaine courageuse qui a été l’un des prétextes utilisés en 1918 pour envahir l’URSS par quatorze armées impérialistes.
5. Comment la lutte des classes est-elle liée à l’anti-impérialisme dans le marxisme ? Quelle a été la contribution des mouvements de libération nationale du tiers monde à la lutte anti-impérialiste ? Comment la théorie de l’anti-impérialisme a-t-elle évolué après la décolonisation de l’Afrique et de l’Asie ? Quel rôle a joué le Komintern dans l’élaboration d’une théorie anti-impérialiste mondiale ?
Le lien entre l’anti-impérialisme et la lutte des classes est interne au marxisme, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une unité en soi qui s’inscrit à son tour dans la totalité révolutionnaire. Étant donné que la lutte des classes tourne essentiellement autour de la destruction de la propriété bourgeoise et de la plus-value, elle favorise objectivement la lutte anti-impérialiste et vice versa : l’émancipation des peuples opprimés est un stimulant matériel pour la lutte des classes dans les sociétés capitalistes. Dionisio Inca Yupanqui, représentant des nations indigènes devant les tribunaux de Cadix en 1811, affirmait qu’un peuple qui opprime un autre peuple ne sera jamais libre. Dionisio ne pouvait pas être marxiste car, dans ce capitalisme mercantile, les conditions objectives pour l’émergence de la théorie communiste n’existaient pas encore, mais son expérience de vie lui avait enseigné une vérité que le marxisme allait faire sienne en affirmant que l’indépendance de l’Irlande était la première condition préalable à la révolution en Angleterre. Plus tard, la théorie léniniste du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, y compris à l’indépendance, allait faire un pas de plus en rejetant radicalement l’absurdité réactionnaire d’une grande partie de la Deuxième Internationale sur le « bon colonialisme », actualisant ainsi les idées d’Inca Yupanqui dans le contexte impérialiste. Les luttes anti-impérialistes qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont miné de l’intérieur l’euphorie du développement de 1945 à 1975, et ont été l’un des moteurs de la crise socio-économique profonde et durable qui, avec des hauts et des bas et sous différentes formes, s’est aggravée depuis 2007. La victoire du Vietnam sur l’impérialisme a montré comment une longue guerre de libération attise et pousse à l’extrême les contradictions capitalistes, intensifiant la lutte des classes en son sein et aggravant la crise socio-économique. La raison de cette dialectique est très simple : Marx a insisté sur le fait que la lutte ouvrière et populaire, en particulier la lutte syndicale, devait viser la destruction du système salarial, c’est-à-dire la destruction de la loi de la valeur. Nous avons recouru à la fonction historique de la lutte syndicale contre l’essence du capital parce qu’elle traverse toute la lutte des classes, que ce soit au sein des États enrichis ou parmi les peuples exploités par l’impérialisme. Nous avons déjà parlé de l’Afrique, le continent le plus sacrifié sur l’autel du dieu dollar, qui depuis l’été 2024 nous réjouit avec une tendance à la hausse des luttes contre toutes les formes d’oppression et de domination. La lutte des classes à laquelle Marx faisait référence se déroule également à l’intérieur de l’Afrique, pour poursuivre cet exemple. Ses peuples ont compris qu’ils doivent créer un panafricanisme qui multiplie leur force anti-impérialiste, mais tout comme en Europe et partout ailleurs, le bloc bourgeois s’oppose au bloc révolutionnaire, il existe également dans le panafricanisme une unité et une lutte des contraires. Une fois les guerres de libération engagées, les bourgeoisies des peuples opprimés qui proposaient et proposent encore de simples réformes qui atténuent l’oppression sans la supprimer, optent tôt ou tard pour l’impérialisme, à quelques exceptions individuelles très honorables près, car leur propre existence en tant que classe exploiteuse dépend de la continuité du capitalisme mondial. Cette expérience anti-impérialiste récurrente confirme l’essence de la lutte des classes dans le capitalisme, mais elle apporte également des leçons très valables issues de l’histoire non occidentale de ces peuples. Les paroles de Dionisio Inca en 1811 résumaient l’expérience de lutte des nations andines qui allait au-delà de Tupac Amaru en 1781 pour s’inscrire très probablement dans la résistance mapuche contre les Incas et les Espagnols, sans oublier les rébellions depuis 1492. Notre Amérique n’est pas une exception. Le peuple amazigh d’Afrique du Nord a résisté et résiste encore à l’invasion arabe depuis la seconde moitié du VIIe siècle, pour défendre ses normes sociales communautaires, au sein desquelles se distinguait la reine guerrière Dahia. En 1830, le peuple algérien s’est soulevé comme un ressort contre l’invasion française jusqu’à retrouver son indépendance en 1962. La liste est presque inépuisable. Une chose qui unit plus ou moins l’essentiel de ces peuples est la lutte pour la défense des vestiges de la propriété communautaire sous ses diverses formes et/ou pour la défense de leurs normes sociales qui, d’une manière ou d’une autre, maintenaient des niveaux de réciprocité et d’entraide. Le colonialisme et l’impérialisme ont entraîné une exploitation plus dure, la maladie et la famine, ainsi que l’expropriation forcée, très violente dans la plupart des cas, de leurs terres, de leurs troupeaux et de leurs ressources naturelles. Les envahisseurs occidentaux cherchaient le soutien des caciques, des grandes familles, des castes et des élites enrichies, ainsi que des classes propriétaires lorsqu’elles existaient déjà. Dans l’un de ses premiers textes, Marx a pris la défense du droit coutumier qui reconnaissait la légitimité des paysans à utiliser collectivement les biens communaux selon des normes sociales justes, ce qui était inconciliable avec le droit bourgeois à la propriété privée. Les contributions des luttes anti-impérialistes sur le plan théorique et politique reposent sur la défense du commun, en plus d’autres contributions que nous verrons plus loin. Les utopies célèbres antérieures au socialisme utopique reposaient sur une lecture acritique et idéalisée des formes sociales de coopération et sur le mythe du « bon sauvage » des peuples de Notre Amérique. Mais l’Occident les a abandonnées lorsqu’il a vu que ce mythe cachait la dure réalité des résistances armées tenaces, de la désobéissance passive, des rébellions sanglantes. Le racisme a annulé le « bon sauvage » en le transformant en un criminel ennemi de la civilisation qu’il fallait exterminer. Cependant, les critiques féroces du colonialisme formulées par Marx et Engels de 1851 jusqu’à leur mort, dont nous avons parlé, ainsi que le développement théorique général les ont amenés à étudier le rôle des peuples précapitalistes dans au moins cinq questions décisives : Premièrement, montrer de nouvelles réalités sociales qui détruisaient la dogmatique occidentale et qui étaient encore ancrées dans toutes les visions de gauche, y compris dans le marxisme. La participation impressionnante des masses et des classes indigènes, paysannes, artisanales et même de certains secteurs de la petite bourgeoisie aux luttes de libération, avec la participation remarquable des femmes, démontrait que les débats européens sur les relations entre la paysannerie et le prolétariat n’avaient pas encore atteint leur cœur. Depuis lors, le concept de classe ouvrière mondiale s’enrichit chaque jour en intégrant en son sein des millions de femmes, de peuples autochtones, d’artisans et même des franges de l’ancienne petite bourgeoisie ruinée et prolétarisée. Deuxièmement, découvrir l’impact négatif ou positif des luttes anticoloniales sur la lutte de classe dans le centre colonial et impérialiste. Relativement tôt, Marx et Engels ont compris que le colonialisme, outre les surprofits, abrutissait aussi ses classes exploitées en ne leur donnant qu’une très petite part du butin, les liant matériellement et moralement au capital et à ses armées publiques ou privées, briseurs de grève, scabs. bonapartistes, fascistes, mafieux, criminels… et surtout « électeurs démocratiques ». Mais ils ont également compris que les luttes anticoloniales facilitaient la radicalisation ouvrière si la gauche expliquait comment affaiblir les exploiteurs bourgeois et qu’il était donc indispensable de les soutenir par l’internationalisme, qui devait dépasser les frontières européennes pour s’étendre au monde entier. Troisièmement, l’un des débats que tout cela suscita portait sur la possibilité pour ces peuples de se libérer des horreurs du capitalisme en faisant un « saut vers le socialisme », accélérant ainsi la révolution en Occident. Le débat s’est intensifié avec l’expérience de la commune paysanne russe à la fin du XIXe siècle et n’a cessé de croître depuis lors. En réalité, il s’agit d’un problème multiple, car il touche aux formes fondamentales de la résistance populaire, depuis la solidarité quotidienne dans l’entraide jusqu’à l’auto-organisation populaire et ouvrière, syndicale, politique et même parlementaire dans certaines conditions, pour maintenir ou conquérir des droits collectifs liés aux anciens biens communaux et au droit coutumier. Quatrièmement, analyser les effets de tout cela sur et pour l’élaboration théorique et politique du socialisme et de l’internationalisme, non seulement à l’échelle eurocentrique, mais aussi et surtout à l’échelle planétaire. À l’échelle eurocentrique, les leçons tirées et tirées aujourd’hui du mal nommé « Sud global » se heurtent encore à de nombreuses résistances souvent insurmontables, car la gauche progressiste et le réformisme ont un mélange de rejet psychologique, voire raciste, et d’égoïsme lucide pour les fauteuils de toutes sortes qui leur garantissent une vie confortable. Mais la brutalité imparable de l’impérialisme a fait que depuis les années 1970, les gauches eurocentriques, généralement petites, ont intégré dans leur militantisme les leçons apportées par l’anti-impérialisme. Cependant, l’affaiblissement, voire la disparition de nombreux de ces petits groupes, conjugué à d’autres facteurs, a fait qu’entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle, l’apprentissage de ces leçons a chuté dans ce qu’on appelle l’Occident. Pourtant, les contradictions actuelles ont non seulement remis ces leçons au goût du jour, mais elles en apportent également de nouvelles et très actuelles. Et cinq, après ce que nous avons vu, il était inévitable qu’une telle explosion de nouveautés empiriques enrichisse le matérialisme historique en dépassant le mécanisme linéaire et déterministe de la succession obligatoire des modes de production, qui condamnerait les peuples à subir les horreurs du capitalisme occidental. Toutes les luttes de libération anti-impérialistes ont depuis lors été guidées par cette possibilité si difficile à imaginer à la fin du XIXe siècle, mais de plus en plus réalisable depuis 1917, depuis la première révolution victorieuse, la révolution bolchevique. « Échapper à l’enfer capitaliste » qui est sur le point de conduire l’humanité à la sixième extinction est impossible sans faire un « saut historique vers le socialisme ». Les luttes de libération nationale en Asie et en Afrique confirment dans les grandes lignes la validité des cinq points brièvement énoncés ci-dessus, elles confirment également la validité de la défense marxiste du droit coutumier, même si les peuples non européens n’utilisaient pas ce terme mais le pratiquaient dans son essence sociale en lui donnant différents noms. La Troisième Internationale ou Internationale communiste (Comintern) a été fondée en 1919 pour accélérer le « saut historique » dans un contexte absolument nouveau dans l’histoire capitaliste : une vague révolutionnaire qui se propageait dans les sociétés capitalistes et qui prenait rapidement de l’ampleur dans les pays colonisés et écrasés par l’impérialisme. Dès sa fondation, le Comintern a accordé chaque jour davantage d’attention aux crimes impérialistes. Nous voulons illustrer cette pratique par trois exemples jusqu’en mai 1943, date de sa dissolution. Le premier est la réunion décisive et donc cachée de Bakou, organisée par la Troisième Internationale en septembre 1920 entre les bolcheviks et les musulmans de Turquie, du Kurdistan, d’Arménie, de Perse, d’Inde, de Chine, de Palestine…, avec environ 2 850 délégués. L’impérialisme britannique a tout fait pour faire échouer cette réunion internationale en attaquant tous les délégués qui passaient par les territoires occupés par Londres ou à proximité de ceux-ci. Dans un climat de totale liberté d’expression et avec une traduction simultanée, les discussions ont porté sur les relations entre l’islam et le marxisme, l’émancipation des femmes et le hijab ou voile, l’occupation sioniste, la justice sociale selon le Coran et le socialisme, l’oppression nationale et coloniale, etc. Il faut dire qu’en 1920, Lénine ordonna de restituer aux mosquées tous les objets de culte musulmans pillés pendant des siècles par le tsarisme, ainsi que d’autres biens, terrains, maisons, etc. Le second fait référence à l’avancée de la Troisième Internationale dans le sous-continent indien et en Asie orientale, pays qui comprennent immédiatement que la révolution bolchevique est un « raccourci » qui peut leur permettre un « saut historique ». En Inde, grâce à l’efficacité pratique et théorique de militants tels que M.N. Roy, nationaliste radical défenseur de la lutte armée anti-britannique, exilé depuis 1916 aux États-Unis et au Mexique où il contribua à fonder le Parti communiste mexicain (PCM) et où il fit la connaissance de dirigeants de l’Internationale communiste tels que Borodine. Présent au Congrès de 1920, il a longuement débattu avec Lénine sur l’oppression nationale et a été chargé d’organiser le communisme en Inde, un pays immense et extrêmement complexe où les communistes connaîtront des périodes d’illégalité. En Chine et en Mongolie, surtout, la Troisième Internationale a dû surmonter, non sans tensions, les thèses sur les classes sociales fondées sur le capitalisme européen, jusqu’à comprendre que dans ces sociétés, la paysannerie constituait l’essentiel de la force révolutionnaire. Le troisième et dernier exemple a pris de l’ampleur juste après la Seconde Guerre mondiale, mais grâce au travail préalable accompli par la Troisième Internationale qui avait formé plusieurs milliers de cadres en Afrique, lesquels avaient constaté dans leurs luttes que le socialisme créé en Europe présentait des similitudes fondamentales avec les idéaux de justice de la culture africaine. La propriété collective de la terre était la forme dominante de propriété en Afrique avant les invasions européennes. Les traditions culturelles et les mythes fondateurs étaient en grande partie égalitaires, même s’il existait également des formes hiérarchiques, gérontocratiques et fondées sur le prestige acquis avec l’âge. Si l’on ajoute à cela la grande autonomie réelle des femmes africaines, on comprend pourquoi le « socialisme africain » a facilement pris racine parmi les masses exploitées lorsque Senghor, Dia, Nkrumah, Nyerere, Amilcar Cabral, Sekou Touré, Lumumba, Sankara, Traoré et bien d’autres l’ont expliqué et mis en pratique en tenant compte des conditions socio-historiques. Pour des raisons d’espace, nous laissons de côté la tâche de la Troisième Internationale en Amérique latine et son rôle dans le capitalisme impérialiste.
6. Comment Fanon relie-t-il la violence à la théorie révolutionnaire de l’anti-impérialisme ? Quel lien existe-t-il entre la lutte culturelle et l’anti-impérialisme chez des auteurs tels que Ngũgĩ wa Thiong’o ?
Pour répondre rapidement à la question sur la vision de Fanon de la violence anti-impérialiste, nous avons choisi quatre courtes citations tirées de son ouvrage fondamental, Les Damnés de la Terre : Première citation : « Chaque statue, celle de Faidherbe ou de Lyautey, celle de Bugeaud ou celle du sergent Blandan, tous ces conquérants perchés sur le sol colonial ne signifient qu’une seule et même chose : « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… ». Fanon en dit long avec peu de mots. L’art impérialiste existe, ce n’est pas de l’art pur et simple, neutre, mais un art atroce qui glorifie les assassins de masse français afin que le peuple envahi finisse par admirer l’envahisseur. Il s’agit en outre de l’utilisation de l’urbanisme comme arme d’intimidation et d’ordre surveillé non seulement par les forces envahissantes, mais aussi par la terreur symbolique concentrée dans leurs statues. Mais le plus important apparaît dans cette phrase : « « Nous sommes ici par la force des baïonnettes… ». Deuxièmement : « Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté ». Fanon nous rappelle ici l’un des principes de la théorie marxiste de la violence : la dialectique entre les fins et les moyens. Le capital, l’impérialisme, l’OTAN… appliquent la violence la plus injuste contre toute lutte juste afin d’imposer une terreur telle que personne ne souhaite plus jamais la liberté. Le peuple mesure sa violence défensive à l’aune de valeurs antagonistes à celles de l’envahisseur : la violence juste cherche à l’expulser tout en augmentant la conscience populaire, c’est pourquoi elle doit rejeter tout excès, toute arbitraire, en mesurant la dose juste et indispensable, en parlant clairement et pédagogiquement au peuple, sans jamais lui mentir. La vérité et la violence révolutionnaire forment une unité. Trois : « Pour le peuple colonisé, cette violence, qui constitue sa seule tâche, revêt un caractère positif et formateur. Cette pratique violente est totalisante, car chacun devient un maillon violent de la grande chaîne, du grand organisme violent né en réaction à la violence primaire du colonialiste. Les groupes se reconnaissent entre eux et la nation future est déjà indivisible. La lutte armée mobilise le peuple, c’est-à-dire qu’elle le lance dans la même direction, dans un sens unique ». La « violence primaire du colonialisme » pousse le peuple, en réponse défensive, à s’organiser et à se centraliser pour expulser l’impérialisme. On ne peut vaincre l’occupant par une guerre à moitié, une semi-guerre, mais seulement par une guerre totale, par la « praxis violente totalisante » au cours de laquelle le peuple se construit lui-même, se crée lui-même en marchant « dans un sens unique ». Mais il s’agit d’une création qui s’accompagne de nouveautés qualitatives, car la guerre de libération génère en soi des réalités jusque-là inconnues, crée et renforce des sentiments de solidarité imbriqués dans le « sens unique » de la libération nationale et de classe. Quatre : « La violence désintoxique. Elle libère le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même si elle a été démobilisée par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’œuvre de tous et de chacun d’entre eux, que le dirigeant n’a pas de mérite particulier. La violence élève le peuple à la hauteur du dirigeant. D’où cette sorte de réticence agressive envers la machine protocolaire que les jeunes gouvernements s’empressent de mettre en place. Le peuple est intoxiqué, drogué par le mythe de la supériorité absolue du colonisateur. Il ne peut même pas imaginer une autre vie que celle imposée par le maître, auquel il est reconnaissant de ses efforts, tout comme le junkie est reconnaissant au dealer dont il dépend. Ce qu’on appelle « passer le cap », se désintoxiquer, exige toujours des sacrifices et beaucoup de détermination matérielle, symbolique et subjective. C’est la dialectique de la totalité révolutionnaire qui s’élève contre la totalité contre-révolutionnaire. Rien ne peut exister en dehors de cette unité et de cette lutte des contraires. L’indépendance vis-à-vis du trafiquant, la rupture avec le colonialisme confirment au peuple qu’il est maître de lui-même, qu’il doit construire son avenir en comptant sur ses ressources et sur l’aide anti-impérialiste d’autres peuples et classes ouvrières. Il se dirige lui-même. Sans plus de précisions pour l’instant, Fanon a écrit ces idées en 1961, lors de la troisième vague de guerres de libération. La première fut celle de l’émancipation des colonies américaines à partir de la fin du XVIIIe siècle. La deuxième fut celle de la violence défensive contre l’invasion coloniale de l’Afrique et de l’Asie au XIXe siècle. La troisième a commencé avec la révolution chinoise et c’est dans celle-ci que s’inscrit Fanon, qui synthétise théoriquement les expériences depuis les premières résistances au colonialisme portugais et espagnol dans la seconde moitié du XVe siècle. Mais la pertinence de Fanon se confirme à nouveau dans la quatrième phase actuelle, qui a débuté à la fin du XXe siècle et qui, non sans difficultés dues à la violente opposition de l’impérialisme, progresse avec des modalités et des contenus nouveaux, comme il est logique, qui n’annulent pas mais enrichissent ses contributions à la théorie marxiste de la violence, comme on peut le voir par exemple dans son Afrique bien-aimée. La mort de Ngũgĩ wa Thiong’o à la fin du mois de mai 2025 remet Fanon à l’ordre du jour, notamment en ce qui concerne ce que nous devons appeler la « guerre de libération culturelle » qui, pour le dire de manière plus synthétique, ferait partie de ce que Fanon a défini plus haut comme la « lutte armée symbolique ». Pour beaucoup d’entre nous, l’auteur a deux œuvres particulièrement importantes : l’une est Décoloniser l’esprit, publiée en 1986 et traduite en espagnol en 2015, et l’autre est Déplacer le centre, publiée en 1993 et traduite en espagnol en 2017. Commençons par le premier ouvrage, Décoloniser l’esprit, en essayant de le résumer en quatre paragraphes. Premièrement : « Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, l’Europe a volé d’innombrables trésors artistiques africains pour décorer ses maisons et ses musées. Au XXe siècle, l’Europe vole les trésors de l’esprit pour enrichir ses langues et ses cultures. L’Afrique doit reprendre le contrôle de son économie, de sa politique, de sa culture, de ses langues et de tous ses écrivains patriotiques ». Ngũgĩ a raison de faire référence au XVIIIe siècle comme le moment à partir duquel le pillage culturel s’est généralisé, car c’est le siècle où la bourgeoisie européenne prend conscience du pouvoir d’exploitation dont elle dispose et décide d’embellir sa vie quotidienne avec des « objets exotiques ». Au XVIIe siècle, l’art baroque ne convenait guère pour embellir les maisons de la nouvelle bourgeoisie colonialiste hollandaise et anglaise, tandis que le néoclassique offrait davantage de possibilités à cet égard. Les riches marchands voulaient afficher leur nouveau statut dans leurs maisons et leurs lieux de réunion, et la possession d’œuvres d’art africaines, indiennes, perses, chinoises, américaines… témoignait également d’une puissance économique et militaire et d’une exubérance esthétique. Depuis le XXe siècle, le vol s’étend à l’esprit, à la « fuite des cerveaux », car pour surmonter les difficultés croissantes d’accumulation du capital, il est indispensable d’augmenter le capital constant, la technoscience, ce qui exige de disqualifier l’esprit colonisé pour le réduire à une force productive. Deuxièmement, « la tradition impérialiste en Afrique est aujourd’hui maintenue par la bourgeoisie internationale à travers les multinationales et, bien sûr, les classes dirigeantes locales, qui brandissent les drapeaux nationaux. La dépendance économique et politique de cette bourgeoisie néocoloniale africaine se reflète dans sa culture d’imitation et de répétition, qu’elle impose à une population endormie à coups de bottes policières, de barbelés et d’une classe cléricale et judiciaire complaisante. Elle diffuse ses idées par l’intermédiaire d’un groupe d’intellectuels d’État, d’universitaires et de journalistes lauréats de l’establishment néocolonial ». La culture de la répétition et de l’imitation est une culture morte car elle ne peut être critique ni créative puisqu’elle assume et reproduit les chaînes économiques qui la lient à l’impérialisme, elle assume les murs qui l’empêchent de voir l’horizon au-delà des dogmes introjectés dans l’esprit colonisé et, surtout, elle renforce la logique de l’exploitation, de la propriété privée. La culture africaine a ses racines dans la grande extension des biens communaux, comme nous l’avons dit. Leur expropriation et leur privatisation par les invasions occidentales ont été renforcées par la destruction progressive de la culture communautaire et l’imposition, d’abord, d’une culture étrangère d’obéissance à la propriété impérialiste, puis d’une culture collaborationniste et servile envers l’envahisseur. Les sectes chrétiennes et la justice occidentale imposée en Afrique jouent leur rôle dans tout cela. Troisièmement : « La tradition de résistance est maintenue par les travailleurs (les paysans et le prolétariat urbain), avec l’aide des étudiants patriotes, des intellectuels (qu’ils soient universitaires ou non), des soldats et d’autres éléments progressistes des classes moyennes les moins privilégiées. La résistance se reflète dans leur défense patriotique des origines paysannes et prolétariennes des cultures nationales, dans leur défense de la lutte démocratique de toutes les nationalités qui habitent un même territoire ». Ngũgĩ relance ici le débat classique sur le sujet révolutionnaire dans les sociétés où l’industrialisation n’a pas encore pris racine et où la composante majoritaire est celle qu’il décrit. Nous avons déjà évoqué ce débat plus haut, mais ce qui nous intéresse ici, c’est la participation de ce sujet collectif à la « guerre culturelle » et au développement d’une culture populaire qui récupère les traditions communautaires en les recréant comme des armes décisives de libération anti-impérialiste. Le patriotisme présenté ici est celui qui anime les nations travailleuses qui, assumant leurs différences logiques, s’opposent à leurs bourgeoisies collaborationnistes pour les mêmes objectifs historiques. Quatre : « L’arme la plus dangereuse que l’impérialisme brandit et utilise chaque jour contre ce défi collectif est la bombe culturelle. L’effet d’une bombe culturelle est d’anéantir la croyance d’un peuple en ses noms, ses langues, son environnement naturel, sa tradition de lutte, son unité, ses capacités et, en fin de compte, en lui-même. Elle lui fait voir son passé comme une terre désolée, dépourvue de réalisations, et lui donne envie de s’en éloigner. Elle lui donne envie de s’identifier à ce qui lui est le plus éloigné, par exemple aux langues d’autres peuples plutôt qu’à la sienne. Elle lui fait s’identifier à ce qui est décadent et réactionnaire, à toutes les forces qui étoufferaient volontiers les sources de sa vie. Elle remet même profondément en question la légitimité morale de la lutte. La puissance occupante a un besoin urgent de détruire l’identité de la nation travailleuse, en particulier sa mémoire, sa tradition et sa morale de lutte, qui lui rappellent sans cesse qu’elle a été libre dans le passé et que si elle veut le redevenir, elle doit lutter contre la « bombe culturelle » impérialiste. Ngũgĩ ne pouvait pas le dire plus clairement : la « bombe culturelle » vise à anéantir les noms, les langues, les identifications à l’environnement naturel construites au fil des siècles sous l’égide de la production et de la répartition communautaires. Il s’agit d’un effacement de la personnalité collective afin d’imposer les langues, les noms, les normes et les références de l’envahisseur, venus de très loin et qui ne peuvent se développer que par la violence matérielle et symbolique nécessaire pour semer la soumission obéissante au maître étranger dans le désert mental de la petite enfance. En 1993, Ngũgĩ écrit Décentrer, dans lequel il parle de la « cage linguistique » qui opprime la langue et la culture africaines pour montrer la réalité terrible et insupportable qui l’a amené à prendre conscience que son roman Un grain de blé, publié au milieu des années 60, ne pouvait être lu que par 5 % de la population, et encore avec un peu de chance. Il écrit : « Les écrivains faisaient partie de l’élite éduquée et n’avaient aucun moyen d’échapper à ces contradictions. Presque tous, par exemple, ont choisi des langues européennes comme moyen d’expression pour leur créativité. L’anglais, le français et le portugais sont devenus les langues de la nouvelle littérature africaine. Mais ces langues n’étaient parlées que par 5 % de la population ». Il faut garder à l’esprit que l’éducation, la santé, l’administration, etc., lorsqu’elles existaient, reposaient sur des langues étrangères maîtrisées par 5 % de la population, ce qui freinait ou empêchait les peuples d’apprendre et de créer eux-mêmes ces moyens décisifs s’ils n’avaient pas préalablement intériorisé la langue et la culture de l’occupant. Le problème s’aggravait lorsque l’on analysait le fonctionnement des forces répressives indigènes, des collaborationnistes armés qui défendaient leur maître en massacrant leur propre famille si nécessaire. La Grande-Bretagne, le Portugal et la France, et dans une moindre mesure l’Allemagne, la Belgique et l’Italie, ont conduit à la mort des dizaines de milliers d’Africains qui se sont entretués pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale pour défendre les impérialismes qui les pillaient. Nous pouvons à peine imaginer comment cet extermination de jeunes a retardé de plusieurs générations la prise de conscience panafricaniste. Tous les mouvements de libération ont compris l’importance cruciale de l’alphabétisation de leurs peuples dans leurs langues et leurs cultures comme avancée simultanée dans leur auto-organisation en tant que force révolutionnaire luttant pour l’indépendance contre l’impérialisme. L’alphabétisation allait et va toujours de pair non seulement avec l’auto-organisation, mais aussi avec la préparation théorique, politique et éthique en vue de créer des contre-pouvoirs là où cela est possible, de les défendre et de les étendre, en les mettant en réseau. Les contre-pouvoirs, comme nous le verrons, remplissent une tâche très pédagogique et cumulative, mais leur portée est très limitée et incertaine car ils font toujours l’objet de répression. Elles sont indispensables mais insuffisantes. Ngũgĩ donne une raison incontestable de la nécessité d’une préparation administrative, éthique et technique, mais surtout avec un objectif révolutionnaire très solide orienté vers la prise du pouvoir, toujours réalisée pendant la lutte de libération : « Mais l’indépendance de nombreux pays africains n’a pas toujours entraîné l’autonomisation des peuples. Le pouvoir économique reste entre les mains des multinationales et le pouvoir politique entre les mains d’une élite minuscule qui gouverne sous le diktat des intérêts dominants en Occident. Ces élites, auxquelles on a fourni une machine militaire pour imposer leur volonté à la population, ont transformé des pays entiers en gigantesques centres pénitentiaires ». En effet, une guerre de libération qui ne prépare pas les classes exploitées à la tâche simultanée de détruire le pouvoir occupant et de construire le pouvoir révolutionnaire sera tôt ou tard balayée par l’alliance entre la bourgeoisie « nationale » et l’impérialisme, alliance dans laquelle la force dominante est le capital impérialiste. Pire encore, cette alliance réprimera, arrêtera, emprisonnera, torturera et même assassinera les forces anti-impérialistes dès qu’elle aura réuni les conditions pour le faire. Pire encore, l’appareil militaire de l’élite, armé et formé par l’impérialisme, est mentalement et organisationnellement prêt à porter le premier coup meurtrier, disposant de suffisamment d’informations et des moyens nécessaires pour transformer ses pays en « gigantesques centres pénitentiaires ». Ngũgĩ nous donne également une autre raison incontestable, comme les précédentes, qui nous permet de conclure la réponse à la sixième question et d’aborder la septième et dernière : Une poignée d’actionnaires de la City ou de Wall Street, par une simple manipulation de l’achat et de la vente d’actions et grâce au pouvoir de leur capital quasi monopolistique, peuvent déterminer l’emplacement, la mort et la survie d’industries entières ; ils peuvent décider, en définitive, qui mange, quoi et où. Ils peuvent créer des famines, des déserts, de la pollution et des guerres. Le paysan vivant dans la partie la plus reculée de la planète est affecté par le pouvoir de personnes qui accumulent des milliards, même si leur richesse n’est visible que sous forme de chiffres sur un écran d’ordinateur dans ces institutions financières que nous appelons banques. Actuellement, le FMI et la Banque mondiale déterminent la vie et la mort d’un très grand nombre de personnes en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud.
7. Quelle est l’importance pour les peuples de pouvoir décider eux-mêmes dans le cadre de l’anti-impérialisme ? Quels sont les éléments fondamentaux pour élaborer une théorie révolutionnaire de l’anti-impérialisme ? De quel type d’internationalisme politique la théorie anti-impérialiste a-t-elle besoin aujourd’hui ?
Les derniers mots de Ngũgĩ résument parfaitement les trois réponses à cette dernière série de questions, car ils nous révèlent le cœur, l’essence même de l’impérialisme, le pourquoi et le comment de la destruction de vies humaines dans des endroits très éloignés des centres du pouvoir capitaliste et, surtout, le but de ces crimes quotidiens. Ngũgĩ les a écrites en 1993 et le quart de siècle qui s’est écoulé depuis n’a fait que les multiplier tout en ajoutant de nouveaux éléments aux crises génétiques et structurelles du capital. Nous avons tenté ci-dessus d’expliquer la catégorie essence/phénomène et nous pourrions maintenant parler de l’universel/particulier/singulier. Nous recourons à ces deux notions pour comprendre pourquoi les peuples travailleurs doivent décider eux-mêmes de leur lutte anti-impérialiste, toujours dans le cadre de l’unité stratégique internationaliste pour le communisme. Entre autres choses valables, Ngũgĩ dit que le BM, le FMI, les grandes entreprises et quelques actionnaires décident qui meurt de faim ou est massacré dans des guerres à des milliers de kilomètres de leurs bureaux confortables. Telle est l’essence même de l’impérialisme, ses caractéristiques universelles. Comment les combattre et les vaincre ? Seulement avec des affirmations vraies mais générales, ou par des luttes concrètes qui détruisent les formes sous lesquelles se présente l’essentiel, l’universel de l’impérialisme, de manière à ce que dans chaque pays ou région particulière se créent des collectifs anti-impérialistes capables d’atteindre le singulier ? Par exemple, la lutte contre l’« impérialisme écologique » dans son essence universelle qui détruit la nature doit se concrétiser en particulier en Galice et à partir de la Galice par la défaite de la monstruosité d’Altri, qui présente des singularités qui la distinguent d’autres barbaries, mais qui ne peuvent être pleinement comprises que grâce à la critique marxiste de l’écocide capitaliste. La liste des exemples est presque inépuisable : la lutte castillane contre la falsification et le mensonge historique pour imposer sa prétendue espagnolité est la même que la lutte catalane contre cette même imposition violente, mais ce serait une erreur monumentale de copier mécaniquement les arguments et les formes de mobilisation. La lutte contre les bases de l’OTAN en Andalousie, par exemple, est la même que celle menée contre les bases impérialistes ailleurs, mais la forme de cette lutte andalouse ne sera efficace que si elle part de son histoire et de son contexte, de la même manière que la lutte basque pour l’amnistie a les mêmes objectifs que celles d’autres nations travailleuses, mais qu’en Euskal Herría, elle s’appuie sur la spécificité et la singularité de sa lutte de libération nationale de classe. Nous voulons dire que l’anti-impérialisme ne sera d’autant plus efficace que s’il reconnaît et applique les leçons de l’histoire : Ho Chi Minh n’était ni Tito ni Fidel, Mao n’était pas Sankara, Santucho a appliqué en Uruguay une méthode différente de celle des guérilleros soviétiques derrière les lignes nazies, tout comme l’insurrection de 1917 à Saint-Pétersbourg s’est déroulée en fonction de sa situation, de sa conjoncture et de son contexte, mais en 1928, l’Internationale communiste a publié ce joyau intitulé L’insurrection armée, qui réunissait dialectiquement en un tout théorique les insurrections qui avaient eu lieu jusqu’alors, montrant ce qui les identifiait au-delà de leurs nombreuses différences. Tout militant qui agit dans un syndicat ou un mouvement populaire ou culturel, etc., sait que la lutte des classes est une lutte en soi, mais qu’elle prend autant d’expressions que de formes d’exploitation, d’oppression et de domination appliquées par le capital. Par conséquent, les éléments fondamentaux de la lutte anti-impérialiste sont ceux qui s’attaquent à la racine de la nature essentielle et inaliénable de l’impérialisme, qui, indépendamment des nombreuses formes extérieures sous lesquelles il se présente, réapparaît toujours au fond du choc mortel entre le capitalisme et le socialisme : la surexploitation des nations travailleuses et, en particulier, de leurs femmes en tant que trophée spécial et force de travail multiple ; leur oppression nationale sous tous ses aspects ; le pillage de leurs ressources ; les échanges inégaux ; l’imposition d’intérêts impayables sur la dette de leurs bourgeoisies ; l’occupation militaire ouverte ou déguisée ; la guerre culturelle et le pillage intellectuel, les restrictions subtiles ou brutales de la souveraineté diplomatique ; l’impunité juridique des entreprises impérialistes dans le pays dominé, la soumission des juges, etc. Comme on peut le constater, nous avons cité diverses pratiques impérialistes dont l’étendue et l’intensité doivent être analysées au cas par cas, ce qui dépasse le cadre du présent texte. Cependant, cette petite liste, bien que peu détaillée, nous permet de nous faire une idée de la multitude d’oppressions, de dominations et d’exploitations, de plus en plus complexes et interactives, auxquelles nous devons faire face avec des objectifs clairs qui ne doivent jamais taire ou occulter l’antagonisme mortel, l’inconciliabilité entre le socialisme/communisme et l’impérialisme/capitalisme. L’explication théorique, politique et éthique de cet antagonisme doit également être donnée dans les luttes pour des revendications partielles, tactiques, ponctuelles, dites « mineures », qui peuvent même être obtenues par des méthodes de pression légale, par des mobilisations pacifiques, en utilisant la démocratie bourgeoise de plus en plus affaiblie, etc. Mais dans ces cas, de plus en plus rares, il doit toujours être clair que la petite conquête réalisée l’a été grâce à l’action des masses, à la menace de passer à des méthodes plus dures, à l’indépendance politique du prolétariat et jamais à son repli sur les litanies passives et les invocations réformistes. Il doit être clair que si la défense des acquis faiblit, si elle ne s’étend pas à d’autres revendications, tôt ou tard, la bourgeoisie contre-attaquera jusqu’à les détruire. C’est pourquoi la moindre victoire doit être un tremplin vers d’autres plus grandes. L’inconciliabilité entre l’oppression impérialiste et la libération nationale de classe montre que toute petite victoire n’est qu’une partie d’une guerre sociale qui englobe tout, dans laquelle la stagnation du peuple ouvrier est un signe de faiblesse et de doute dont l’impérialisme profite immédiatement pour durcir et étendre sa contre-offensive. Dans ce va-et-vient permanent, il est décisif que le prolétariat se consacre à la création de contre-pouvoirs qui multiplient sa force, lui permettent de mieux s’organiser, étendent les réseaux et les structures de classe et d’indépendantisme dans la mesure du possible sous l’oppression nationale. Nous savons tous ce que sont les contre-pouvoirs : ce sont les gaztetxes, les centres sociaux auto-organisés ; les sièges des partis et des organisations révolutionnaires ; les locaux des médias libres et critiques ; les mouvements plus ou moins stables créés par le peuple travailleur pour construire un mode de vie, une praxis, contraire en tout à l’oppresseur, comme la lutte contre le narco-capitalisme, le fascisme, les infiltrations policières, le terrorisme patriarcal, la destruction de l’environnement urbain et avec lui des systèmes éducatifs, sanitaires, de transport, de logements sociaux de qualité, l’invasion des hypermarchés et la destruction du tissu social populaire, de l’organisation de fêtes populaires revendicatives non commercialisées, et bien d’autres choses encore. Il est vital de récupérer, construire, coordonner, étendre et défendre ces contre-pouvoirs, tout comme il est vital de leur donner une unité stratégique vers les objectifs de l’indépendance de classe, du socialisme et du communisme. Et un objectif inaliénable et toujours permanent est celui d’unir l’internationalisme prolétarien et l’indépendantisme socialiste dans la lutte à mort contre le capital et ses atrocités impérialistes. Les moyens d’y parvenir sont multiples, car multiples sont les fils qui relient les résistances contre l’impérialisme. Il est indispensable que les militants connaissent la théorie marxiste de l’impérialisme et celle de la crise du capital, qui sont liées comme nous l’avons vu. À partir de là, il est très facile de montrer que l’avancée de l’indépendance socialiste est le recul de l’impérialisme. Cuba en est un exemple, mais il existe également de nombreux autres peuples qui rejoignent aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, l’opposition croissante à l’impérialisme. En connaissant les lois tendancielles et les contradictions du capitalisme, nous savons quel est le rôle de la guerre impérialiste contre les peuples. De là, il est facile de démontrer qu’une grève dans une entreprise participée par le sionisme, ou un boycott des entreprises de transport qui acheminent des armes à l’OTAN, ou l’opposition massive contre les dépenses militaires, ou le rejet radical de la culture qui légitime l’impérialisme sous toutes ses formes, ou la collecte d’argent et d’autres biens pour aider les peuples attaqués, ou la création de réseaux d’accueil pour les réfugiés menacés, ou la dénonciation permanente du servilisme impérialiste de la bourgeoisie locale et de ses partis dociles, tout cela et bien plus encore sont des démonstrations pratiques et compréhensibles de l’union entre la lutte pour l’indépendance socialiste et la lutte anti-impérialiste. Galice, Euskal Herria, 12 juillet 2025
Texte complet : boltxe.eus/