À propos de la tradition guévariste
Néstor Kohan
2002
« Il serait contradictoire de subordonner le point de vue politique au point de vue militaire, car la politique engendre la guerre ; elle est l’intelligence et la guerre n’est que son instrument, et non l’inverse… La subordination du point de vue militaire au point de vue politique est la seule possibilité qui reste ».
[La politique a donné naissance à la guerre]
Extraits et annotations de Lénine [1915]
à De la guerre de Carl von Klausewitz
« Toute lutte politique a toujours un fondement militaire ».
Antonio Gramsci : Cahier de prison n° 1 [1929-1930]
Le texte suivant a été rédigé dans sa première version à partir d’un cours public rendu hommage à Mario Roberto Santucho, donné dans la soirée du 19 juillet 2002 à l’Université populaire Madres de Plaza de Mayo, 26 ans après son assassinat. Il s’agit d’un texte antérieur au gouvernement de Néstor Kirchner et à tous les débats qui ont eu lieu en Argentine au cours de la dernière décennie autour du populisme, du néo-développementalisme, de l’ hégémonie au sein de la gauche de certains courants électoraux et institutionnels d’inspiration trotskiste, etc. Ce texte a ensuite été inclus dans notre livre Ernesto Che Guevara : El sujeto y el poder (2005). Une version ultérieure, élargie (où Santucho est analysé aux côtés de Miguel Enríquez, Roque Dalton et de nombreux autres militants guévaristes de Nuestra América), a été incorporée dans notre livre En la selva (Los estudios desconocidos del Che Guevara. A propósito de sus « Cuadernos de lectura de Bolivia ») (2013). Nous le publions aujourd’hui (19 juillet 2015) dans sa première version, car nous nous y concentrons spécifiquement sur la pensée politique de Santucho, à qui nous voulons rendre un hommage mérité.
(Chair Che Guevara)
Ni « fous » ni « irrationnels »
Il y a des camarades qui, bien qu’ils ne soient plus là, restent présents. Se souvenir d’eux, ce n’est pas seulement garder leur mémoire vivante. C’est aussi une manière de marquer une continuité historique.
Il est indispensable de reprendre leurs combats pour ne pas nous laisser fracturer et briser dans notre subjectivité. Pour que chaque nouvelle génération n’ait pas à repartir de zéro, désorientée, à genoux et regardant docilement le sol, mais debout et s’appuyant sur les expériences et les épaules des générations qui nous ont précédés.
Avec le cours d’aujourd’hui, nous voulons rendre un hommage émouvant à Mario Roberto Santucho (1936-1976), 26 ans après son assassinat1.
Nous tenterons de reconstituer les sources idéologiques qui ont marqué ses lectures théoriques et sa pensée politique, en les reliant à la pensée du Che Guevara.
Nous essayons de faire cette analyse pour ne pas nous en tenir à un mythe. Car tout comme la droite tente de transformer nos meilleurs camarades en mythes – comme elle a tenté de le faire avec le Che –, il se passe quelque chose d’analogue avec Santucho.
Mais certainement pas de la même manière qu’avec le Che, car personne ne porterait de t-shirts à l’effigie de Robi [surnom de Santucho]… puisque Santucho reste un personnage « diabolisé » par la société officielle argentine. Mais, à sa manière, la droite a construit le mythe de Santucho…, le « tireur »,… le « lanceur de bombes »… Ainsi, parfois, les secteurs populaires, pour contrer et répondre à cette vision macarthyste et officielle, finissent par accepter et revendiquer cette même image de Santucho, bien qu’ inversée, sans tenir compte de l’ensemble de son œuvre, de sa pensée politique et de sa personnalité.
Pour la culture officielle argentine, pendant des décennies, le simple fait de mentionner ou d’écrire le nom de Santucho constituait un « péché » impardonnable. Dans la bouche du pouvoir, Santucho était synonyme de tout ce que, à l’époque du général Videla, on avait tenté d’anéantir et, pendant les deux décennies suivantes, d’extirper de la mémoire populaire.
Dans les essais et les articles journalistiques publiés après la dictature militaire, son courant politique a été stigmatisé comme démoniaque et diabolisé à l’envi. Même si cette diabolisation de la gauche révolutionnaire visait l’ensemble de la génération des années 60 et 70, les idéologues du pouvoir s’en sont pris avec acharnement à la figure de Santucho. Il a été transformé en un fantôme monstrueux et maudit.
En soumettant à la discussion ces récits apologétiques et officiels, nous ne pouvons analyser sa pensée sans préciser au préalable que cette génération, la génération de Robi Santucho et de ses compagnons et compagnes, ne s’est pas lancée dans l’ insurrection et la lutte armée ni risqué sa vie parce qu’elle a été soudainement prise d’ d’un « délire messianique » – comme nous le dit aujourd’hui toute la droite -, ni parce qu’elle était « foquiste » – comme le suggère une partie de la gauche -, mais parce qu’elle avait réalisé une analyse préalable mûrement réfléchie de l’histoire sociale du continent et de ses conditions politiques. La lutte politico-militaire du courant de Santucho n’était pas « irrationnelle », ni « démente », ni motivée par une soif d’« adrénaline ». Ce n’étaient pas des « jeunes fous et aventuriers », avides de vivre des péripéties étranges ou extravagantes. Il existait chez eux une analyse spécifiquement politique, fondée sur une réflexion sociologique et historiographique élaborée sur les contradictions du capitalisme argentin et l’impuissance historique de ses classes sociales dirigeantes et dominantes à émanciper le pays.
Contrairement à ce que suggèrent les récits du pouvoir et les politologues adhérant à la théorie social-démocrate de « la transition vers la démocratie » (qui ont diabolisé l’insurrection guévariste en la rendant même responsable du coup d’État de 1976), dans la tradition marxiste, la lutte politico-militaire, dans laquelle Santucho a donné sa vie, a toujours été le prolongement d’une pensée politique et d’une lutte politique, et non l’inverse. Robi en était bien conscient. Après des années et des années de propagande bourgeoise qui a tenté de diaboliser ces révolutionnaires, il est aujourd’hui impératif de souligner ce type de pensée spécifiquement politique.
C’est la raison pour laquelle, dans les lignes qui suivent, nous souhaitons analyser les catégories politiques qui ont structuré la vision sociale du monde de Robi et comment celles-ci se sont transformées au fil du temps… Car personne ne naît marxiste, socialiste, communiste ou révolutionnaire, mais on le devient. C’est pourquoi nous souhaitons discuter de la formation de la pensée réelle de Santucho.
Avant d’aborder directement notre sujet, il convient de faire une petite précision. La relation de Santucho avec le guévarisme en général, et avec Ernesto Guevara en particulier, n’est pas une relation directe, dans le sens où Santucho n’a jamais connu personnellement le Che.
Nous mettons l’accent sur une relation politique et sur la continuité d’ une ligne idéologique, et non sur la question biographique de savoir s’il a discuté ou pris un café avec le Che. Car, dans le même ordre d’idées, Lénine n’a jamais vu Marx. Gramsci non plus.
Ils ne se sont jamais assis pour boire une bière avec Marx, ni avec Engels. Fidel Castro n’a jamais partagé une soirée avec José Martí. Pourtant, rares sont ceux qui contesteraient qu’il existe un lien étroit entre eux.
Il en va de même pour la relation entre Santucho et le Che. Sur le plan biographique, ils ne se sont peut-être jamais croisés, mais il existe une trajectoire politico-idéologique marquement commune…
Un fils du marxisme latino-américain
L’une des hypothèses de travail que l’on pourrait avancer est que Santucho fait partie intégrante du marxisme latino-américain. Il fait partie de son histoire, d’une histoire qui ne commence pas dans les années 60, mais qui est bien antérieure. Cela se remarque dans la première formation idéologique de Robi. Parmi les nombreux frères et sœurs de la famille Santucho, l’un d’eux, Amílcar, était membre du Parti communiste argentin (PCA). Un autre, qui a eu beaucoup plus d’influence sur Roberto, Francisco René, était indigéniste, « apriste », partisan de l’APRA [Alianza Popular Revolucionaria Americana, organisation politique péruvienne apparue dans les
années 1920 et qui existe encore aujourd’hui].
Francisco René tenait une librairie dans la province de Santiago del Estero et publiait un magazine intitulé Dimensión. À ses débuts, ce frère de Robi était très influencé par l’idéologie de Víctor Raúl Haya de La Torre [1895-1979]. Selon les paramètres de cette vision du monde initiale, partagée par Mario Roberto et Francisco René, qui entrera ensuite en crise après leur rencontre avec l’organisation Palabra Obrera, notre continent est appelé « Indoamérica » et non Latinoamérica. Dans une note de bas de page figurant dans un texte de 1959 intitulé Integración de América Latina, Francisco René précise : « Nous préférons indo-américain à latino-américain ou hispano-américain, pour les mêmes raisons invoquées par les apristes péruviens qui ont généralisé ce terme. Comme eux, nous pensons que cela définit mieux une particularité qui existe aujourd’hui dans l’hémisphère »2.
Ainsi, le premier guide intellectuel de Mario Roberto Santucho suit presque à la lettre les disciples de Haya de La Torre. Son raisonnement est le suivant : la composante fondamentale de ce continent est indigène, nous allons donc toujours faire référence à l’Indo-Amérique. C’est pourquoi la première organisation politique à laquelle participent ces frères (Francisco René et Mario Roberto) s’appelle le Front révolutionnaire indo-américain populaire (FRIP). Francisco René est le frère qui a le plus d’influence sur Roberto.
Cette tradition de pensée indo-américaine est également présente chez d’autres révolutionnaires latino-américains de cette époque. Lorsqu’il s’agit d’expliquer l’histoire de notre Amérique, comme l’appelait José Martí, l’indo-américanisme s’est principalement imposé dans le domaine historiographique.
En essayant de voir quels outils ils utilisaient au niveau historiographique pour expliquer l’histoire de l’Indo-Amérique, nous avons découvert qu’outre les textes de Haya de La Torre, ils utilisaient également les livres de Juan José Hernández Arregui [1912- 1974], un écrivain nationaliste originaire de l’intérieur de notre pays. Un homme très érudit.
Hernández Arregui avait une hypothèse très forte : il était très critique envers la ville de Buenos Aires. Il soutenait que la capitale de l’Argentine était une « ville-port tournée vers l’Europe et tournant le dos au pays ». En revanche, l’intérieur était exploité, car… c’était l’Indo-Amérique. Buenos Aires appartient à l’Europe. Cependant, contrairement à Haya de la Torre, Hernández Arregui était très hispaniste. Contrairement à l’ historiographie libérale, qui était plus anglophile, il défendait beaucoup l’héritage espagnol dans notre histoire (c’était une différence importante avec les indo-américanistes…).
Aux origines du FRIP, on retrouve cette idée que Buenos Aires tourne le dos au pays. On ne dit pas que c’est « une ville bourgeoise », mais on a tendance à le penser… Et on retrouve également l’idée que l’avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière se trouve dans le nord-ouest de l’Argentine.
Dans ces premiers documents du FRIP du début des années 60 et dans cette première formation idéologique, on utilisait également les catégories de Silvio Frondizi [1907-1974], un sociologue et historien qui, comme le précédent, était critique du type de développement du capitalisme argentin. Mais contrairement à Hernández Arregui, Silvio Frondizi n’était ni péroniste ni nationaliste. Il remettait très durement en question la prétendue « progressivité » de la bourgeoisie nationale et, par conséquent, du péronisme.
Aux yeux de ces jeunes révolutionnaires et contestataires, Silvio Frondizi 3 n’apportait pas seulement ses analyses sociologiques. Il leur fournissait également un indice important pour déchiffrer la révolution cubaine, à laquelle Frondizi adhérait avec enthousiasme puisqu’il l’avait connue de première main. Les négociations pour permettre à Silvio Frondizi de se rendre à Cuba ont été menées par Ricardo Napurí (militant d’origine péruvienne, installé en Argentine, membre du groupe Mouvement de la gauche révolutionnaire-MIR Praxis, dirigé par Silvio Frondizi). À Buenos Aires, Napurí faisait partie du Comité de soutien au Mouvement du 26 juillet, créé en 1956. Lorsque la révolution triomphe, il se rend immédiatement à La Havane (le 8 janvier 1959), avec la mère du Che et de nombreux Cubains résidant en Argentine. Selon le témoignage ultérieur de Napurí, Guevara déclare alors qu’il a besoin d’intellectuels pour discuter avec le mouvement étudiant cubain. Napurí suggère le nom de Silvio Frondizi. Ce dernier se rend à La Havane à l’invitation du Che et s’entretient plusieurs fois avec lui, à l’issue desquelles Guevara lui suggère de rester à Cuba pour travailler dans le domaine de la culture et de l’ idéologie. Silvio Frondizi décide de retourner en Argentine, mais propose son aide en créant une maison d’édition liée à la révolution cubaine, dont le siège serait à Montevideo.
À son retour, il rédige et publie en Uruguay La révolution cubaine. Sa signification historique (décembre 1960). Dans ce texte, Silvio Frondizi propose une interprétation du processus révolutionnaire cubain très différente de celle qui sera ensuite consacrée par les partis communistes latino-américains, liés à l’Union soviétique.
Son livre s’ouvre en affirmant que « la révolution cubaine a définitivement détruit le schéma réformiste et, plus concrètement, le schéma réactionnaire du déterminisme, presque fataliste, géopolitique […] ». Il se termine en soutenant la même idée : « La révolution cubaine a pour signification historique fondamentale d’avoir rompu définitivement « avec le schéma réformiste, et en particulier avec le déterminisme stupide, presque fataliste, de la géopolitique ». Dans le même temps, dans ce premier bilan de la révolution, Frondizi formule l’un des premiers diagnostics (avant que Fidel ne déclare publiquement le caractère socialiste de la révolution) du processus cubain en termes de révolution ininterrompue et permanente : « Elle a commencé, comme nous l’avons déjà dit, avec des caractéristiques petites-bourgeoises de front national, sans discrimination d’aucune sorte ; son objectif était au départ le renversement de la dictature de Batista. Très vite, elle s’est transformée en une lutte anti-impérialiste, avec un front plus restreint, pour aboutir à une action en profondeur contre certains secteurs de la bourgeoisie nationale ; c’est-à-dire qu’elle commence à se placer aux portes du socialisme »4. Dans ce même livre, Frondizi prédit qu’au niveau interne, un dilemme se pose : la révolution cubaine s’ industrialise ou s’arrête (ouvrant alors la voie à la bureaucratisation).
De même, il propose que le meilleur moyen de freiner l’offensive impérialiste consiste à internationaliser la révolution cubaine. Toutes ces observations et suggestions tournent autour de la polémique de l’auteur face aux positions des partis communistes traditionnels, qu’il qualifie de « réformistes » et « etapistes » et, pour cette raison même, d’opposants à l’internationalisation de la révolution cubaine.
Le bilan de Frondizi n’était ni naïf ni improvisé. Il s’appuyait sur une vaste étude préalable des conditions du capitalisme latino-américain, à l’époque de l’intégration mondiale impérialiste, sous l’hégémonie de l’impérialisme nord-américain. Cette recherche préalable avait été publiée quelques années auparavant dans La réalité argentine. Essai d’interprétation sociologique (en deux volumes, tome I : 1955 et tome II : 1956). Il y formulait l’hypothèse de l’épuisement historique de la tentative des bourgeoisies nationales latino-américaines de développer un « capitalisme « autonome ». À titre d’exemple concret, Frondizi analyse dans ce texte le phénomène péroniste, tentative frustrée de réaliser, sous une forme politique bonapartiste, la révolution démocratique bourgeoise en Argentine. Silvio Frondizi en déduisait que le caractère de la révolution argentine et latino-américaine ne pouvait être autre qu’une révolution anti-impérialiste et socialiste (comme phases d’un même processus ininterrompu). C’est pourquoi, lorsqu’il se rend à Cuba, il trouve la confirmation du diagnostic qu’il avait lui-même prédit et proposé quelques années auparavant. C’est probablement l’une des principales raisons pour lesquelles Frondizi défend avec tant d’ardeur la révolution cubaine dans son livre de 1960.
Il faudrait faire un effort considérable pour ne pas détecter et reconnaître la présence de toute cette somme de lectures dans la pensée politique mûre de Robi Santucho et dans la manière dont lui et ses compagnons envisageaient la stratégie continentale de la révolution cubaine, dont ils se sentaient partie intégrante.
La pensée de Santucho n’a jamais cessé d’évoluer. Il remettait constamment en question et réexaminait ses idées. Cette constellation idéologique juvénile, largement imprégnée de nationalisme culturel, connaîtra, au fil du temps, un changement notable.
L’ombre de Léon Trotsky
Au cours de l’hiver 1963, un accord de front unique est conclu entre Palabra Obrera (organisation trotskiste dirigée par Nahuel Moreno [pseudonyme de Hugo Miguel Bressano [1924-1987]) et le FRIP (représenté par cinq de ses membres).
Peu de temps après, le FRIP fusionne avec Palabra Obrera. Ce groupe appartenait à la Quatrième Internationale. C’est ainsi que naît le PRT [Parti révolutionnaire des travailleurs].
À cette époque, la Quatrième Internationale avait pour principal dirigeant et théoricien Ernest Mandel, le célèbre économiste belge qui avait participé à la polémique cubaine de 1963-1964 en soutenant les positions du Che. À cette époque, Moreno était lié à Mandel, mais ils se sont ensuite séparés dans une polémique virulente.
Alors, au moment d’expliquer comment a été notre continent, comment a été l’Argentine, comment a fonctionné le capitalisme dans notre société, il y a également un changement dans les écrits et l’idéologie de Santucho. Apparaît alors un autre historien, ancien militant de Palabra Obrera lié à Moreno : Milcíades Peña [1933-1965].
Lorsqu’il a produit son œuvre historiographique, Peña était très jeune (il s’est suicidé à l’âge de 32 ans seulement). La plupart de ses travaux, qui formaient dans leur ensemble une Histoire du peuple argentin, ont été publiés à titre posthume. Sa production est très différente de l’historiographie traditionnelle. Tant du courant libéral bourgeois (Bartolomé Mitre, Vicente Fidel López) que de l’ historiographie officielle du Parti communiste (Leonardo Paso), du péronisme de gauche (Rodolfo Puiggrós [1906-1980]) et de la gauche nationale (Abelardo Ramos [1921-1991]).
Dans les écrits théoriques de Peña, la révolution cubaine jouait un rôle important. Elle servait de corroboration empirique, car elle lui était utile pour remettre en question cette approche historiographique par étapes qui s’efforçait d’inventer dans ses récits du passé une Amérique latine coloniale – sous domination espagnole et portugaise – de type « féodal » afin de rejeter à l’avenir la pertinence de la révolution socialiste. En ce sens, Peña soulignait : « Il suffit de dire que la célèbre théorie sur le caractère « féodal » de la colonisation a longtemps servi aux Les Moscovites créoles servent de toile de fond pour affirmer que l’Argentine « présente encore aujourd’hui dans sa structure des traits indéniablement « féodaux » [Puiggrós, Colonia, 23] et pour tisser la trame d’une révolution « anti-féodale » fantomatique qui ouvrirait la voie à une prétendue « étape » capitaliste. Liés à leurs dogmes et à leurs engagements politiques et freinés par leur propre incapacité, les théoriciens communistes postérieurs à Puiggrós utilisent sa définition de la colonie comme société féodale uniquement pour s’opposer au socialisme dans l’Argentine d’aujourd’hui, car cela signifierait « se proposer aujourd’hui des tâches historiques inexistantes » [Paso, Colonia, 9] […] ». Il est plus que suggestif de prêter attention à la conclusion que Peña utilise pour toute cette contestation. Il conclut en affirmant que : « Et cela a été écrit quatre ans après la révolution cubaine ! »5.
Bien qu’il se soit formé politiquement aux côtés de Nahuel Moreno, Peña rompt avec l’ organisation moréniste entre 1958 et 1959. Dans son éloignement idéologique ultérieur de la tactique de l’« entrisme » dans le péronisme, prônée par Moreno, la révolution cubaine jouera un rôle central. La profondeur de cette rupture peut être corroborée dans ses « 16 thèses sur Cuba »6. Aux yeux de Peña, la révolution cubaine avait mis en pièces le dogme stalinien de la révolution par étapes ainsi que la doctrine selon laquelle certains pays – en particulier les pays latino-américains – étaient « immatures » pour le socialisme. Dans le même temps, Peña concluait que les enseignements de la révolution cubaine exigeaient de mener une bataille idéologique pour la conscience socialiste des travailleurs argentins, compte tenu de l’impuissance politique de la « bourgeoisie nationale » à émanciper les peuples latino-américains. Peña en déduisait l’ inviabilité tant de l’« entrisme » (ligne politique de Moreno) que du suivisme du péronisme (ligne politique de Puiggrós). On ne pouvait pas identifier de manière mécanique et ahistorique le castrisme et le guévarisme avec… le péronisme.
À partir des thèses historiographiques de Milcíades Peña et en s’appuyant sur les analyses sociologiques de Silvio Frondizi, Santucho commence à affirmer que la « bourgeoisie nationale » argentine ne peut pas mener les changements nécessaires pour émanciper notre pays.
Ce type de caractérisation était basé sur la théorie du développement inégal de Lénine et à la théorie du développement inégal et combiné de Trotsky. Mais, lorsqu’ il faisait référence à la « pseudo-industrialisation » de notre pays, Santucho ajoutait une nuance spécifique à l’Argentine. D’où tenait-il cette vision si critique des industriels argentins ? Une fois encore, des thèses sociologiques de Silvio Frondizi et des thèses historiographiques de Milcíades Peña.
À l’époque du FRIP (avant la scission avec Moreno), combinant la théorie de l’impérialisme de Lénine avec la vision de Frondizi et Peña, les thèses politiques du groupe dirigé par les frères Francisco René et Mario Roberto Santucho soutenaient que « la République argentine est un pays semi-colonial pseudo-industrialisé ». C’était précisément l’opinion de Frondizi et Peña.
Dans le chapitre « Expansion industrielle, impérialisme et bourgeoisie nationale » de son livre La réalité argentine, Silvio Frondizi affirme que : « […] ce qui caractérise l’ impérialisme actuel, c’est l’exportation de capitaux pour l’industrialisation ou, mieux dit, la pseudo-industrialisation des pays arriérés ». Il le justifie de la manière suivante : « Alors que l’industrie légère avait besoin de marchés pour la production d’ articles de consommation, l’industrie lourde a également besoin de marchés, mais pour sa production d’outils. Ces marchés remplacent ceux des articles de consommation ». À contre-courant du schéma étapiste de la gauche traditionnelle qui remettait en question l’impérialisme et les propriétaires fonciers locaux pour défendre une prétendue progressivité des propriétaires industriels, Frondizi déduit de cette analyse « l’unité, et non l’identité, entre l’impérialisme et la bourgeoisie nationale, et entre la bourgeoisie nationale et les propriétaires fonciers ».
En publiant en 1956 La realidad argentina, Silvio Frondizi précisait : « Dans la rédaction de ce chapitre [« Expansion industrielle, impérialisme et bourgeoisie nationale »], nous avons reçu l’aide précieuse de Milcíades Peña, qui prépare un ouvrage sur le sujet ».
C’est précisément Peña qui a le plus développé la théorie de la « pseudo-industrialisation argentine ». Bien qu’il travaillait sur cette hypothèse depuis les années 1950, il précise dans un article de sa revue Fichas de 1964 : « Nous appelons pseudo-industrialisation, parodie ou caricature de l’ industrialisation […] surtout, elle se réalise sans modifier substantiellement la structure sociale du pays, et les déplacements auxquels elle donne lieu laissent intactes les anciennes relations de propriété et entre les classes. La pseudo-industrialisation ne subvertit pas l’ancienne structure, mais s’y insère »7. Parmi les caractéristiques de la pseudo-industrialisation, Peña inclut : (a) La composition technique du capital social n’augmente pas, seule la main-d’œuvre augmente, (b) Les industries de base qui produisent les moyens de production, les sources d’énergie et les transports ne se développent pas, (c) La productivité du travail n’augmente pas, (d) l’augmentation de la production d’articles de consommation dépasse l’augmentation de la production des moyens de production et (e) l’agriculture reste stagnante et ne se technicise pas. À partir de ces caractéristiques, Peña en déduit que les propriétaires terriens bourgeois et les industriels argentins partagent avec le capital financier le même intérêt à perpétuer le retard du pays. Ces secteurs ne permettent que la transplantation ou la greffe d’îlots industriels dans quelques usines, maintenant et reproduisant la structure sociale globale arriérée et subordonnée à l’impérialisme.
Robi Santucho a su tirer de ce type d’analyse historiographique et sociologique une conséquence politique sans équivoque : il était impossible de lutter en Argentine pour la « libération nationale » ou pour une « révolution démocratique-bourgeoise, agraire et anti-impérialiste », en s’appuyant sur un « front national » dirigé politiquement par la bourgeoisie locale et son bras armé, les forces armées. En d’autres termes : la libération nationale de l’Argentine et son indépendance face à l’impérialisme ne pouvaient être obtenues qu’en luttant en même temps pour la révolution socialiste, en remettant en question l’ordre bourgeois et ses appareils de domination et de coercition. À l’instar de José Carlos Mariátegui [1894-1930], Julio Antonio Mella [1903-1929] et le Che Guevara, Santucho pense que l’anti-impérialisme et le socialisme doivent aller de pair comme deux facettes d’un même combat, et non comme des étapes distinctes dans le temps.
Même si, à cette époque, Silvio Frondizi était devenu un intellectuel indépendant 8 et que Milcíades Peña avait déjà rompu avec le groupe moréniste, le rapprochement avec Moreno permit à Santucho de s’intéresser et d’étudier attentivement toute la littérature politique de la nouvelle gauche et de s’imprégner des débats politiques qui l’accompagnaient.
Quelle était la différence entre les écrits de Roberto Santucho et ceux de Milcíades Peña ? Principalement que ce dernier – Peña – maintenait une position totalement imprégnée d’anti- péronisme, puisqu’il proposait la thèse selon laquelle « Perón était un agent anglais ».
Le PRT adopte certaines explications de Peña, mais n’accepte pas complètement cette vision, puisqu’il affirme dans une brochure du PRT intitulée El peronismo, ayer y hoy [Le péronisme, hier et aujourd’hui, Éditions El Combatiente, août 1971] qu’il reprend la thèse de Peña, mais sans tomber… « dans le gorillisme de gauche ».
L’héritage de San Martín
Dans les écrits du PRT, on remarque également la présence d’une autre historiographie. Cela attire particulièrement l’attention. Il s’agit de l’historiographie libérale de Bartolomé Mitre. Pourquoi cela attire-t-il l’attention ? Parce que le point de vue de Mitre constitue la version officielle de l’histoire argentine, celle qui est encore enseignée aujourd’hui dans les écoles. Mais qu’ont retenu les militants guévaristes de cette historiographie traditionnelle ? Paradoxalement, cela s’avère très intéressant : comment ces historiens bourgeois réactionnaires (principalement Mitre, mais il faudrait également ajouter Vicente Fidel López, au XIXe siècle, et Ricardo Levene, dans la première moitié du XXe siècle) décrivent la campagne de l’armée de San Martín. Fondamentalement, comment ils décrivent… la guérilla. Ce récit est même très enthousiasmant.
Quand ils parlent de l’Armée des Andes, quand San Martín envoie organiser une guérilla dans l’arrière-garde espagnole au Pérou, c’était très « attrayant » pour cette gauche révolutionnaire qui envisageait de poursuivre la lutte initiale de San Martín et Bolívar…, et surtout le rôle joué dans la lutte guérillera contre les colonialistes espagnols par Martín Miguel de Güemes, Juana Azurduy et d’autres révolutionnaires de notre pays au début du XIXe siècle. Ces historiens bourgeois, de tradition libérale, pouvaient certainement encore, au XIXe siècle, se permettre de louer ces campagnes militaires indépendantistes, car la tâche qui attendait alors cette bourgeoisie – dans la seconde moitié du XIXe siècle – était de légitimer la construction d’un État-nation et de construire les récits fondateurs d’une origine héroïque.
Puis, au XXe siècle, surtout dans sa seconde moitié, face à l’émergence d’une gauche révolutionnaire qui se posait en premier lieu la question de la lutte pour le pouvoir, ils ne pouvaient plus se permettre ce luxe…
Mais Santucho et les guévaristes argentins ont su bien lire, lire entre les lignes de cette historiographie bourgeoise, de cette historiographie traditionnelle et réactionnaire, et trouver les récits de cette première armée continentale de San Martín et de ses compagnons.
Comme le rappelle Pombo [Harry Villegas Tamayo], combattant cubain qui a lutté aux côtés du Che à Cuba, au Congo et en Bolivie, Guevara donnait également à lire à ses compagnons, à ses combattants internationalistes de Bolivie, les récits des guerres d’indépendance sur Juana Azurduy et ses guérilleros. Dans cette option historiographique également, Santucho était un guévariste cohérent.
Lénine et l’Amérique latine
Une autre source idéologique qui a nourri Santucho était Lénine. Comme on pouvait s’y attendre, après avoir définitivement rompu avec Haya de La Torre, Santucho commence à adopter une lecture beaucoup plus léniniste, plus « classique », si l’on veut, du rôle de l’Amérique latine. La critique explicite contre Haya de la Torre est déjà formulée par Francisco René Santucho dans son ouvrage « Lucha de los pueblos indoamericanos » (La lutte des peuples indo-américains) 9. Il y affirme que les succès initiaux de l’APRA « sont aujourd’hui trahis par la faiblesse de son propre leader, qui s’est engagé auprès de régimes réformistes complices de l’impérialisme ». À partir de cette rupture avec le populisme aprista, s’ouvre à Robi la possibilité d’sapproprier la tradition théorico-politique de Lénine.
Lénine a écrit en 1916 L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, un ouvrage aujourd’hui considéré comme un classique en la matière. Il y parle de nous, de l’Argentine. Il dit textuellement : « Il n’existe pas seulement deux groupes fondamentaux de pays – ceux qui possèdent des colonies et les colonies –, mais aussi, ce qui est caractéristique de l’époque, diverses formes de pays dépendants qui, d’un point de vue formel, sont politiquement indépendants, mais qui, en réalité, sont pris dans les filets de la dépendance financière et diplomatique. Nous avons déjà évoqué l’une de ces formes de dépendance, la semi-colonie. Un exemple d’une autre forme est fourni par l’Argentine […] Il n’est pas difficile d’imaginer les liens solides que le capital financier – et sa fidèle « amie », la diplomatie – de l’Angleterre a établis avec la bourgeoisie argentine, avec les cercles qui contrôlent toute la vie économique et politique de ce pays ».
Sur quoi Lénine se basait-il pour donner une telle description et explication de l’Argentine ? L’une de ses thèses principales soutenait que le développement du capitalisme mondial n’est jamais plat, ni uniforme, ni homogène.
Les pays et les sociétés capitalistes ne sont pas tous au même niveau ni comparables entre eux, comme le soutient à tort Toni Negri, par exemple, lorsqu’il affirme dans son ouvrage Empire qu’entre les États-Unis et le Brésil, l’Inde et l’Angleterre, « il n’y a que des différences de degré ». Au contraire, Lénine avait l’hypothèse que le capitalisme au niveau mondial se développait de manière asymétrique, selon un développement inégal qui générait des pays et des sociétés métropolitaines et dépendantes, dont les différences ne sont pas seulement de degré – c’est-à-dire quantitatives, plus ou moins de capitalisme et de développement – mais aussi qualitatives.
Santucho adopte cette thèse de Lénine et affirme que le développement interne du capitalisme argentin est également très inégal et donne naissance à des zones métropolitaines et des zones périphériques et/ou dépendantes. En d’autres termes, le développement du capitalisme en Mésopotamie n’est pas le même que dans le Nord-Ouest. Ainsi, par exemple, dans la brochure « Le prolétariat rural, détonateur de la révolution argentine »10, il est soutenu que : « L’impérialisme, en s’introduisant comme facteur structurel dans le développement de l’économie argentine en favorisant la pseudo-industrialisation, a accentué les disparités régionales, en développant unilatéralement la zone portuaire au détriment de l’intérieur ».
De toute évidence, ce type de caractérisation était basé sur la théorie du développement inégal de Lénine.
Tout comme Lénine défendait la thèse selon laquelle l’explosion allait se produire dans « le maillon le plus faible de la chaîne impérialiste », Santucho affirmait, par analogie, que dans la révolution argentine, le facteur déclencheur était le prolétariat sucrier. Dans son analyse, le capitalisme du nord-ouest était en quelque sorte « le maillon le plus faible » du capitalisme argentin.
Et aussi, parallèlement aux catégories classiques de Lénine, le PRT a adopté à un certain moment les catégories de Léon Trotsky qui, dans son Histoire de la Révolution russe, pose une hypothèse qu’il appelle « la loi du développement inégal et combiné ». En quoi consiste-t-elle ? Eh bien, il n’existe jamais de pays et de sociétés capitalistes absolument homogènes, compactes, avec un seul mode de production.
En réalité, il existe des relations sociales de différents modes de production, qui sont combinées entre elles. Certaines prédominent sur d’autres, mais elles sont combinées.
Trotsky affirme précisément que : « Foulés par le fouet des besoins matériels, les pays arriérés sont contraints d’avancer à pas de géant. De cette loi universelle du développement inégal de la culture découle une autre loi que, faute d’un nom plus approprié, nous qualifierons de loi du développement inégal et combiné, en référence à l’approximation des différentes étapes du cheminement et à la confusion des différentes phases, à l’amalgame des formes archaïques et modernes ». Trotsky l’appelle « loi », mais en réalité, nous pensons qu’il faudrait l’appeler théorie du développement inégal et combiné, car elle combine diverses hypothèses sur le développement historique.
Ainsi, une fois passé l’attrait de l’APRA et de l’indigénisme, auxquels il faudrait ajouter l’influence initiale de la réforme universitaire et de plusieurs intellectuels qui donnaient des conférences à la librairie de Santiago del Estero, dirigée par Francisco René, dans la pensée politique de la direction du PRT en général, et de Mario Roberto Santucho en particulier, se conjuguent les catégories sociologiques de Silvio Frondizi, les catégories historiographiques de Milcíades Peña, la théorie du marxisme révolutionnaire classique de Lénine et Trotsky et, bien sûr, l’énorme influence de la révolution cubaine et de la révolution vietnamienne.
Toutes ces influences ont été tamisées, dans le cas du PRT argentin, par le guevarisme et le castrisme, ainsi que par la pensée politique de Ho Chi Minh et Giap.
La rupture avec Nahuel Moreno
Pour pouvoir amalgamer et tenter de fusionner des lectures aussi diverses (des enseignements de Lénine et Trotsky en Russie à ceux de Fidel et Che à Cuba, en passant par ceux de Mao en Chine, Ho Chi Minh et Giap au Vietnam), Santucho a dû rompre les liens avec son principal partenaire dans la fondation du PRT : Nahuel Moreno. Ce dernier condensait un arc-en-ciel idéologique habituel dans la gauche traditionnelle : la conjonction tragique d’une rhétorique présomptueuse et enflammée, d’une prétendue orthodoxie doctrinale et d’un réformisme pratique et mondain.
Dans le cas de Moreno, ce cocktail était relevé d’un opportunisme extrême qui l’a conduit à se revendiquer « péroniste » (à l’époque où il était entriste dans le péronisme) jusqu’à devenir exactement le contraire : profondément anti-péroniste. Tout cela sans interruption, sans jamais, entre un extrême et l’autre, la moindre autocritique ou explication à ses militants de tels zigzags et virements. Ce qui légitimait et donnait une « cohérence » à une telle oscillation permanente, c’était une conception politique stratégique fondée sur : (a) l’absolutisation de la lutte syndicale (celle que Lénine contestait pour son économisme), (b) l’obsession de ne rester en marge de toute participation électorale – même lorsque celle-ci était délégitimée aux yeux des masses populaires – et, à long terme, (c) la perspective d’un spontanéisme insurrectionnel.
La rupture entre Santucho et Moreno survient en février 1968, à la veille du IVe Congrès du PRT. Formellement, elle répond à l’absence de Moreno au IVe Congrès du parti, conscient que ses positions politiques étaient devenues minoritaires face à celles de Santucho, tant au sein des sections régionales de l’organisation que dans son comité central. Mais, en réalité, la raison profonde qui explique cette absence trouve son origine dans le refus de Moreno de mettre en pratique le discours qui promettait de lancer la lutte armée en Argentine.
À partir de cette rupture, Moreno commence à publier le journal La Verdad, qui donne son nom à la nouvelle organisation appelée PRT-La Verdad, tandis que Santucho publie El Combatiente. La pensée majoritaire au sein de l’organisation (depuis la fusion FRIP-Palabra Obrera de 1965), proche des positions de Santucho, s’exprime lors du IVe Congrès du PRT-El Combatiente.
L’un des documents théoriques fondamentaux, non seulement de l’histoire « interne » du PRT, mais aussi de l’ensemble du guévarisme en Argentine, où l’on trouve la synthèse et l’interprétation particulières des classiques du marxisme essayées par ce courant, est El único camino hacia el poder obrero y el socialismo [mars 1968], connu parmi les militants sous le nom de « petit livre rouge » en raison de la couleur de sa couverture et, probablement, par analogie avec le célèbre texte de Mao Tsé-Toung.
Tout n’est qu’illusion, sauf le pouvoir
Cet ouvrage, qui fut au cœur du IVe Congrès qui suivit la rupture avec Moreno, a pour auteurs trois membres de l’organisation, dontSantucho. Il est plus que plausible que la plupart de ses idées principales soient celles de Robi.
Le premier chapitre, intitulé « Le marxisme et la question du pouvoir », place au centre du débat cette question qui était absente des différents courants de la gauche traditionnelle argentine, du moins depuis les soulèvements anarchistes – réprimés dans le sang – du début du siècle. Outre la question du pouvoir, il y analyse le problème de la stratégie révolutionnaire dans les classiques du marxisme.
La réflexion s’ouvre sur une prise de position méthodologique. L’analyse du pays et de sa société doit partir de la catégorie dialectique la plus globale : la situation du capitalisme mondial et la lutte révolutionnaire internationale pour, à partir de là, avancer vers l’étude du rapport de forces entre les classes sociales, tant au niveau national qu’international. Telle était la recommandation de Marx dans ses brouillons du Capital (les Grundrisse), lorsqu’il affirme que la catégorie dialectique la plus concrète (car elle renferme en son sein le plus grand nombre de déterminations) est le marché mondial. (Bien que dans l’exposé dialectique logique de Marx, cette catégorie soit le point d’arrivée, dans toute recherche sur le capitalisme, elle devrait constituer le point de départ, puisque le capitalisme forme un système mondial).
Ce n’était pas une autre la position d’Antonio Gramsci, lorsqu’il proposait dans le n° 13 de ses Cahiers de prison, il proposait – suivant ponctuellement Lénine – d’étudier l’analyse des situations politiques et des rapports de forces sociaux, en partant de la situation internationale.
Ce même problème méthodologique réapparaîtra plus tard, dans la discussion de 1970-1971 entre le PRT et les Forces armées révolutionnaires (FAR). La position des FAR, défendue par Carlos Olmedo [1944-1971], qui suivait à la lettre la théorie nationaliste des « causes internes » de Rodolfo Puiggrós (qui l’avait développée dans l’introduction de 1965 à sa célèbre Histoire critique des partis politiques argentins), demandait de commencer l’analyse par l’Argentine pour ensuite remonter vers l’international. La position du PRT, qui prolongeait l’ analyse du Che dans son « Message aux peuples du monde à travers la Tricontinental », proposait une vision globale du conflit avec l’impérialisme. La lutte nationale, pays par pays, faisait partie d’une bataille plus large, de nature anti-impérialiste et internationale. C’est ainsi que le PRT répondait à Olmedo – il convient de préciser que Santucho avait une grande estime personnelle pour Olmedo, comme il le confie dans une lettre envoyée depuis la prison à sa première compagne Ana Villarreal –, que le marxisme n’est pas seulement un instrument méthodologique, mais aussi une idéologie politique et une conception du monde. En tant que méthode, idéologie politique et conception du monde, il a pour objectif la révolution mondiale et, par conséquent, il doit analyser le capitalisme comme un système à une échelle qui dépasse l’étroitesse réductionniste du discours national-populiste.
Après avoir posé sa position méthodologique, le document sur le marxisme et la question du pouvoir du IVe Congrès aborde le problème de la stratégie politico-militaire, noyau dur de la gauche révolutionnaire.
Pour ce faire, il passe en revue l’héritage des classiques. Il commence par Marx et ses écrits sur la lutte des classes dans l’Europe urbaine du XIXe siècle. Principalement sur les barricades de Paris, tant en 1848 qu’en 1871. La stratégie de Marx misait sur une action insurrectionnelle rapide et violente de la classe ouvrière dans les grandes villes, avec pour objectif le renversement de l’État.
Ensuite, nous analysons l’introduction d’Engels de 1895 aux Luttes de classes en France de 1848 à 1850. Cette introduction est généralement considérée comme « le testament politique » d’Engels. Dans ce texte, le compagnon de Marx affirmait que les barricades urbaines et la lutte de rue avaient perdu leur efficacité face aux progrès de la technique militaire et aux réformes urbanistiques (le tracé des grandes avenues, par exemple, où l’armée pouvait se déplacer rapidement).
La social-démocratie internationale a censuré ce document d’Engels. En 1895, G. Liebknecht publia dans le journal Vorwärts [En avant], organe central du Parti social-démocrate allemand, plusieurs fragments tronqués où Engels apparaissait, selon ce que l’auteur du document avait confié à Paul Lafargue dans une lettre, « comme un pacifique adorateur de la légalité à tout prix ». Malgré la censure du parti allemand et la plainte ultérieure d’Engels, les principaux idéologues de la social-démocratie adoptèrent ce texte comme cheval de bataille pour insister sur le parlementarisme. Engels soulignait, à juste titre, le problème qui se posait pour le mouvement ouvrier. Mais il n’apportait pas de solution.
Presque immédiatement après l’avoir écrit (et s’être plaint de la censure dont il avait été victime), Engels mourut, laissant le mouvement ouvrier mondial sans réponse stratégique. À contre-courant de la social-démocratie allemande et de tout le réformisme qui avait en elle un phare et une lumière, Antonio Gramsci, en Italie, utilisa ce même texte d’Engels pour penser la révolution passive en Europe occidentale. Le grand cerveau italien, partant du « testament » d’Engels, tente de démêler les modernisations « par le haut », développées en Allemagne par Bismarck et en France par Louis Bonaparte. Dans ces « révolutions par le haut », impulsées par l’État bourgeois, qui change quelque chose pour que rien ne change, neutralisant ainsi la rébellion populaire et s’appropriant les revendications « d’en bas », Gramsci voit un problème extrêmement difficile à résoudre.
Pour pouvoir affronter efficacement et vaincre ces « révolutions passives », Gramsci propose dans ses Cahiers de prison de changer la stratégie révolutionnaire de la classe ouvrière : passer de la révolution permanente et de la guerre de manœuvre à la guerre de position. Cela pour les sociétés capitalistes d’Europe occidentale. Et dans les sociétés capitalistes périphériques, qui font partie du Tiers-Monde ? Et dans les sociétés capitalistes coloniales, semi-coloniales et dépendantes ? Et dans celles d’Amérique latine ? Bien que dans ses Cahiers de prison, il fait quelques brèves observations sur la stratégie politique de la guérilla dans les sociétés agraires et arriérées (en prenant comme exemple les combattants irréguliers des Balkans ou les groupes irlandais, etc.), Gramsci laisse le problème ouvert et ses questions sans réponse.
Santucho et ses compagnons partent de ce problème central qui traverse le noyau politique de la théorie révolutionnaire. Comme Gramsci, ils commencent par le défi qu’Engels laisse en suspens aux révolutionnaires du XXe siècle. Tout comme l’Italien, ils ne se résignent pas à enterrer la fin des révolutions pour embrasser joyeusement le Parlement. Mais, comme Santucho fait partie du marxisme latino-américain et que le terrain social sur lequel évolue son courant guevariste est le Tiers Monde, il s’efforce de résoudre l’énigme du vieux Engels sous un angle différent de celui qui prédomine en Europe occidentale.
C’est pourquoi Santucho et ses compagnons s’intéressent à une série de textes de Lénine, généralement négligés, ignorés ou « oubliés » par les différents courants de la gauche traditionnelle. Le plus important d’entre eux est « La guerre de guérilla »11. Dans ces textes « maudits », Lénine affirme que : « La question des opérations de guérilla intéresse vivement notre Parti et la masse ouvrière. […] La lutte de guérilla est une forme inévitable de lutte à un moment où le mouvement de masse est déjà réellement passé à l’insurrection et où il y a des intervalles plus ou moins considérables entre les « grandes batailles » de la guerre civile. […] Il est tout à fait naturel et inévitable que l’insurrection prenne les formes les plus élevées et les plus complexes d’une guerre civile prolongée, englobant tout le pays, c’est-à-dire d’une lutte armée entre deux parties du peuple ». Plus loin, il ajoute : « La social-démocratie [Lénine utilise à cette époque – 1906 – le terme « social-démocratie » pour désigner le parti révolutionnaire. Note de N.K.] doit, à l’époque où la lutte des classes s’exacerbe au point de se transformer en guerre civile, se proposer non seulement de prendre part à cette guerre civile [souligné par Lénine], mais aussi d’y jouer un rôle dirigeant. La social-démocratie doit éduquer et préparer ses organisations à agir comme une partie belligérante [souligné par Lénine], ne laissant passer aucune occasion de porter un coup aux forces de l’adversaire ». Dans le même ordre d’idées, il soutient que : « Le marxiste se place sur le terrain de la lutte des classes et non sur celui de la paix sociale. À certaines époques de crises économiques et politiques aiguës, la lutte des classes, en se développant, se transforme en guerre civile ouverte, c’est-à-dire en lutte armée entre deux parties du peuple. Dans de telles périodes, le marxiste est obligé [souligné par Lénine] de se placer sur le terrain de la guerre civile. Toute condamnation morale de celle-ci est totalement inadmissible du point de vue du marxisme. En période de guerre civile, l’idéal du Parti du prolétariat est le Parti de combat [souligné et majuscule de Lénine] ».
Après avoir parcouru ces passages (qui ne constituent qu’une petite partie de sa réflexion sur ce sujet), un lecteur impartial se pose les questions suivantes : Lénine serait-il un apologiste naïf du « foquisme » ? Peut-être un guevariste avant la lettre ? Tous ces documents et travaux politiques de Lénine regorgent de réflexions identiques. Ils sont durs, percutants, catégoriques. Ils ne laissent aucune place à l’ambiguïté. Ils n’utilisent pas le marxisme comme un recueil de recettes décoratives, mais comme un instrument d’analyse pour intervenir dans la lutte des classes, développer la guerre civile et, dans celle-ci, conduire les secteurs populaires vers la victoire.
Quelle conclusion Santucho et ses compagnons ont-ils tirée de ces travaux politiques de Lénine ? Ils ont souligné que c’est le dirigeant bolchevique suprême qui trouve la solution au problème posé par Engels. Dans la lecture et l’interprétation de Santucho, la réponse de Lénine sort le mouvement révolutionnaire de l’impasse dans laquelle l’avait placé la social-démocratie. De leur point de vue, Lénine a le mérite d’avoir découvert les voies d’une nouvelle stratégie politique. Celle-ci permettrait de surmonter les obstacles et les difficultés que présente toute insurrection urbaine rapide, en raison des progrès des nouvelles technologies militaires utilisées par les forces répressives de la bourgeoisie et de ses nouvelles réformes urbanistiques. Cette nouvelle stratégie politique, découverte par Lénine à partir des enseignements de l’insurrection de 1905, consiste en : une guerre civile prolongée, la lutte entre deux parties du peuple, la construction d’un parti et d’une armée révolutionnaires, tous deux aguerris dans les grandes batailles et les petites escarmouches. « Le marxisme et la question du pouvoir » résume ainsi sa lecture attentive et détaillée de ces documents théoriques du plus haut dirigeant bolchevique : « Lénine est le découvreur et le promoteur de la guérilla urbaine ». Le document de base du IVe Congrès dresse ensuite un bilan et un état des lieux des contributions de Léon Trotsky et Mao Tsé-Toung à la théorie révolutionnaire.
Bien qu’ils reprochent à Trotsky « l’absence d’une stratégie claire pour la prise du pouvoir » dans les pays arriérés, « agraires, coloniaux et semi-coloniaux », ils soulignent les passages du Programme de transition où Trotsky réclame et promeut « l’armement du prolétariat ».
Quant à Mao, ils soulignent sa conception de la « lutte armée permanente dirigée par le parti, la guerre civile prolongée et la guérilla ». De même, ils estiment que « tant Mao que les Vietnamiens distinguent soigneusement, comme l’avait fait Lénine, la lutte armée de l’insurrection générale ».
Dans l’ensemble, Santucho et ses compagnons tentent de briser la dichotomie et l’opposition habituelle entre trotskistes et maoïstes. C’est pourquoi ils préviennent que « pour nous, depuis la mort de Lénine et la consolidation ultérieure du stalinisme, il n’y a pas eu un seul courant qui ait maintenu vivantes les traditions et les conceptions marxistes-léninistes, mais deux.
Ce ne sont pas seulement Trotsky et le trotskisme qui ont conservé et développé le marxisme révolutionnaire face à la dégénérescence stalinienne. […] Mao Tsé-Toung et le maoïsme ont joué un rôle similaire».
Le bilan conclut de manière hérétique que : « Aujourd’hui, la tâche théorique principale des marxistes révolutionnaires est de fusionner les contributions du trotskisme et du maoïsme en une unité supérieure qui signifiera un retour complet au léninisme ».
Dans la dernière partie de ce parcours historique à travers les classiques, le document du PRT se concentre sur le noyau dur de son identité politique latino-américaine : le castrisme-guevarisme. Sur cette question, Santucho précise, précipitamment, que « nous ne faisons aucune distinction entre castrisme et guévarisme, car cette distinction est fausse ».
Polémiquant une fois de plus avec Moreno, Santucho tente de synthétiser la stratégie de la révolution cubaine. Celle-ci ne consistait pas, comme le pensait le morénisme, en une vision empirique élaborée au fur et à mesure, mais en une perspective d’envergure mondiale. Pour Santucho, cette stratégie mondiale est résumée dans le « Message aux peuples du monde à travers la Tricontinentale » du Che. L’essentiel de cette stratégie réside dans « la révolution socialiste et anti-impérialiste dans les territoires dépendants ». Une perspective qui, à l’époque, émanait de l’OLAS (Organisation latino-américaine de solidarité, réunie à La Havane en 1967).
Santucho profite de cette explication pour souligner que « le castrisme accorde plus d’importance que le maoïsme à la lutte urbaine ». À cela s’ajoute, toujours selon son interprétation du castrisme, la nécessité de développer une révolution continentale à partir de révolutions nationales et régionales, par le biais d’une guerre prolongée. Enfin, il souligne que là où il n’existe pas de partis révolutionnaires forts, il faudra les créer comme des forces militaires dès le début, en liant en permanence la lutte politique et la lutte politico-militaire.
Après avoir commencé par le point de vue méthodologique et analysé les expériences du passé, en décortiquant l’itinéraire de la stratégie du pouvoir chez Marx, Engels, Lénine, Trotsky, Mao, Ho Chi Minh, Fidel et Che Guevara, Santucho et ses compagnons du PRT se lancent dans le débat spécifique sur la stratégie du pouvoir en Argentine. C’était là, essentiellement, le but de ce long parcours : l’analyse concrète de la réalité concrète.
Leur stratégie politique de pouvoir caractérise notre pays comme une société capitaliste semi-coloniale et dépendante. À partir de ce diagnostic sociologique et économique, ils en déduisent que la révolution à venir doit être socialiste et anti-impérialiste, ces deux aspects étant compris comme des tâches et des phases d’un processus permanent et ininterrompu. Le document conclut par une analyse des bases sociales sur lesquelles reposait la stratégie de guerre révolutionnaire prolongée : d’abord civile, car déterminée par l’affrontement entre deux parties du peuple argentin lui-même, puis nationale-anti-impérialiste, face à l’invasion américaine prévisible.
À peine un an après le IVe Congrès, le Cordobazo, le Rosariazo et d’autres « azos » éclatent. Le peuple argentin se soulève contre la dictature du général Onganía. Le PRT accompagne et encourage ce processus, organisant son Ve Congrès en 1970, où est fondé et naît l’ERP (Armée révolutionnaire du peuple). Entre le IVe et le Ve congrès, le courant dirigé par Santucho (appelé « tendance léniniste ») finit par se consolider au sein du parti, au détriment de deux autres : la « tendance prolétarienne » (moreniste) et la « tendance communiste » (néo-moreniste), toutes deux plus proches de la stratégie spontaniste, insurrectionnelle et, en dernier ressort, syndicaliste de Nahuel Moreno.
La politique et la guerre
En relisant tout ce processus politique avec le recul dont nous disposons aujourd’hui, et au regard de la polémique éculée sur le prétendu « foquisme » de la gauche révolutionnaire guévariste, il est intéressant de s’attarder sur le document théorique fondateur de l’ERP. Les positions politiques de ce document s’inspirent de toute la tradition classique du marxisme, qui provient elle-même de Clausewitz et Machiavel.
En effet, au début du XVIe siècle, le théoricien florentin Nicolas Machiavel soutenait dans Le Prince et dans les Discours sur la première décennie de Tite-Live que pour unifier l’Italie en tant que nation moderne, il fallait vaincre la domination de Rome – le Vatican – et mettre fin à la prolifération des bandes armées locales, les célèbres condottieri [combattants mercenaires]. Machiavel propose la formation d’une force militaire républicaine entièrement subordonnée au prince, c’est-à-dire au pouvoir politique. Selon Machiavel, c’est la politique qui commande l’armée et non l’inverse ! Plus tard, au début du XIXe siècle, le théoricien Le Prussien Karl von Clausewitz prolonge cette réflexion en affirmant que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » (dans son ouvrage De la guerre). Au début du XXe siècle, plus précisément pendant son exil en Suisse pendant la Première Guerre mondiale (entre 1915 et 1916), Lénine, tout en étudiant la Science de la logique de Hegel, lit et note attentivement De la guerre de K.v.Clausewitz. Le principal leader de la révolution russe n’est pas le seul marxiste en ce sens. Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de prison, plus précisément au début des années 1930, rédige le texte déjà mentionné « Analyse de la situation et des rapports de forces ». Il y soutient que la lutte politico-militaire et la guerre constituent un moment supérieur des rapports de forces politiques, qui opposent dans une situation révolutionnaire les classes et les forces sociales. On pourrait dire exactement la même chose de la pensée de Mao Tsé-Toung, Léon Trotsky, Ho Chi Minh, Vo Nguyen Giap et, bien sûr, Fidel et Che Guevara. Par conséquent, dans toute cette longue tradition de pensée politique, qui remonte à l’héritage républicain de Machiavel et, à travers la réflexion de Clausewitz, est reprise par les classiques du marxisme, la lutte politico-militaire est le prolongement de la politique, et non l’inverse !
De manière analogue, on pourrait retracer le long parcours de la pensée politique et militaire de nos guerres d’indépendance et de libération en Amérique latine. De San Martín, Bolívar et Artigas à José Martí, Emiliano Zapata, Augusto César Sandino et Farabundo Martí. Or, dans les documents fondateurs de l’ERP, une analyse politique apparaît également au premier plan, d’où découle la nécessité de la lutte politico-militaire et non l’inverse… Après des années et des années de propagande bourgeoise et de tentative de diabolisation de toute cette pensée politique, il est impératif de revenir sur cette problématique. Pour pouvoir démanteler la stratégie de discrédit de cette génération (à laquelle on a collé une étiquette qui disait plus ou moins ceci : « Démons subversifs » ou encore « Démons terroristes »), nous devons repenser, attentivement, ces questions. C’est pourquoi il est intéressant de se concentrer sur une partie de ces documents historiques fondateurs de l’ERP. Car ceux qui n’ont pas vécu cette époque sont surpris d’y trouver quelque chose de complètement inattendu… Dans ces documents politiques apparaît une critique très forte et explicite contre le foquisme… et contre Régis Debray.
La critique de Debray et du foquisme
Qui est Régis Debray ? Debray était un jeune étudiant français, disciple du philosophe Louis Althusser, qui est venu en Amérique latine et a ensuite écrit un très long article dans le célèbre magazine Les Temps Modernes de Jean Paul Sartre : « Le castrisme : la longue marche de l’Amérique latine ». Cet article a beaucoup plu aux Cubains. Il a été invité à Cuba, et là, sur l’île, il a écrit un texte qui se voulait une sorte de « synthèse théorique » de la révolution cubaine. En réalité, il s’agissait d’une version manualisée, codifiée et simplifiée à l’extrême. Un texte qui est aujourd’hui utilisé pour critiquer la révolution cubaine et dénigrer tout ce qui est associé à Che Guevara. Le texte de Debray s’intitule : Révolution dans la révolution ?. Il y présente une version totalement partiale et unilatérale de la révolution cubaine. Il soutient, entre autres choses, qu’il n’y a pratiquement pas eu de lutte urbaine à Cuba, qu’il n’y a eu que des luttes rurales, que la ville était bourgeoise tandis que la montagne était prolétaire et que, par conséquent, la révolution est née d’un foyer, d’un petit noyau isolé. Ainsi, Debray canonise et codifie la révolution cubaine dans une recette très schématique connue sous le nom de « théorie du foyer ». Cette version de Debray de la révolution cubaine est très utilisée aujourd’hui pour ridiculiser et fustiger la théorie politique du guévarisme… même si Debray lui-même n’a plus rien à voir avec cette tradition, puisqu’il est passé dans les rangs de la social-démocratie – dans le meilleur des cas et en étant indulgent avec lui… -. Il est vrai que le thème du « foyer » est présent dans les écrits du Che, mais d’une manière très différente de la recette simplifiée élaborée par Debray. Nous pensons que chez Che, les termes « foyer » et « catalyseur » – par lesquels Che fait référence à la lutte politico-militaire de la guérilla – ont une origine métaphorique provenant de la médecine (la profession d’origine de Che). Le « foyer » renvoie au… foyer infectieux qui se propage dans un corps humain. Le « catalyseur », en chimie, est le nom d’un corps capable de provoquer un changement, la transformation catalytique. Mais au-delà de leur origine métaphorique, il est très clair que dans la pensée politique de Guevara, la conception de la guérilla est toujours liée à la lutte des masses. Concrètement, Che affirme que : « Il est important de souligner que la lutte guérillera est une lutte des masses, c’est une lutte du peuple […] Sa grande force réside dans la masse de la population »12. Plus tard, le Che insiste à nouveau sur ce point lorsqu’il réaffirme : « La guerre de guérilla est une guerre du peuple, c’est une lutte des masses »13. Mais Guevara ne s’arrête pas là. Commentant le livre du célèbre stratège vietnamien Giap, Guerre du peuple, armée du peuple, le Che souligne à plusieurs reprises un élément fondamental pour la victoire du peuple vietnamien : « les grandes expériences du parti dans la direction de la lutte armée et l’organisation des forces armées révolutionnaires […] Le camarade Vo Nguyen Giap, la relation étroite qui existe entre le parti et l’armée, comment, dans cette lutte, l’armée n’est qu’une partie du parti dirigeant la lutte ». Ainsi, contrairement à Debray, le Che accorde une place centrale à la lutte politique, dont la lutte armée n’est que le prolongement sur un autre terrain. Là, toujours en commentant Giap, Guevara insiste à nouveau, presque avec obsession, sur le fait que : « La lutte des masses a été utilisée tout au long de la guerre par le parti vietnamien. Elle a été utilisée, en premier lieu, parce que la guerre de guérilla n’est qu’une expression de la lutte des masses et qu’on ne peut pas la concevoir isolée de son milieu naturel, qui est le peuple ». Comment Debray a-t-il pu éluder ce type de raisonnement central et déterminant de la pensée politique du Che ? En construisant un récit de la révolution cubaine où disparaissent, comme par enchantement, les traditions politiques antérieures et toute la lutte politique menée auparavant par Fidel Castro et ses camarades. Si l’on relit les textes « foquistes » de Debray trente ans plus tard, le lecteur ne trouvera, inexplicablement, aucune référence à l’histoire politique cubaine antérieure ni à la lutte politique qui a précédé et qui a débouché sur le début de la lutte armée contre Batista. Il semblerait que pour Debray, observateur européen issu du PC français, nouvellement arrivé en Amérique latine – à l’époque fasciné par Cuba et les guérillas, puis par la social-démocratie et aujourd’hui, qui sait par quoi –, l’invasion du Granma et l’Armée rebelle naissent ex nihilo, et non comme le fruit de la radicalisation politique d’une partie de la jeunesse issue du nationalisme radical et anti-impérialiste latino-américain et de l’histoire politique cubaine elle-même. De plus, lorsque Debray tente de schématiser et de théoriser la lutte révolutionnaire cubaine en défendant bec et ongles la thèse de « l’inexistence du parti », il a à l’esprit et pense à l’absence, au sein de la première direction guérillera, de l’ancien Parti socialiste populaire (l’ancien PC cubain, similaire au PC français dans lequel Debray a été formé). Un lecteur actuel des écrits de Debray ne peut s’empêcher de se demander : mais le Mouvement du 26 juillet – qui dirigeait la lutte armée – ne constituait-il pas un parti ? Fidel Castro et les assaillants du Moncada ne venaient-ils pas de la lutte politique ? Pour Debray, les avertissements du Che sur les luttes de masse et l’importance de l’organisation politique n’étaient que… des détails insignifiants. Il n’y accordait aucune importance. C’est pourquoi il a construit une vision caricaturale de la lutte armée qui, malheureusement et tragiquement, a ensuite été attribuée – post mortem – au Che… Comme le rappelle Pombo [Harry Villegas Tamayo], déjà mentionné, le Che Guevara n’aimait pas Révolution dans la Révolution ? de Debray. Il l’a lu lorsqu’il était en Bolivie (car il a été publié en 1967) et a fait des commentaires critiques à son auteur. Même si nous ne saurons jamais exactement ce que Guevara a reproché à l’intellectuel français, déjà à l’époque, deux militants cubains ont publiquement critiqué la caricature « foquiste » de Debray14 . Ces deux camarades cubains critiquent ouvertement Debray – pas aujourd’hui, au XXIe siècle, mais en 1968 ! – pour avoir simplifié la révolution cubaine, l’avoir réduite à une simple théorie du « foyer » et ne pas avoir vu qu’à côté de la guérilla, dans les villes, luttaient la jeunesse, le mouvement ouvrier, le mouvement étudiant, etc. En résumé, ils lui reprochaient en particulier sa totale méconnaissance de la lutte urbaine et, de manière générale, sa sous-estimation totale de la lutte politique, base de toute lutte politico-militaire. Telle est la principale critique de la théorie du « foyer » formulée à l’époque par les Cubains eux-mêmes. Bien sûr, à droite, personne ne se donne la peine de reconstruire toutes ces critiques. On « enterre » simplement et rapidement les révolutionnaires pour être des « foquistes »…À la naissance de l’ERP en Argentine, on trouve une critique très intelligente et très suggestive de Régis Debray et du « foquisme », de la subordination erronée de la lutte politique à la lutte militaire. Cette critique de Santucho est passée inaperçue. Aujourd’hui encore, on lui attribue le « foquisme » et/ou le « militarisme ». Comme si ladécision de développer en Argentine une lutte politico-militaire et une confrontation radicale contre la dictature militaire avait été, dans l’esprit de Santucho et de ses compagnons, un délire irrationnel et messianique et une sous-estimation de l’analyse spécifiquement politique. Che Guevara et Santucho ont toujours été accusés de la même chose : « bien intentionnés, idéalistes et dévoués », mais… « foquistes » et « militaristes ». Cependant, dès la fondation de l’ERP, une critique très dure du foquisme est formulée et une critique intelligente du militarisme est développée. Car l’une des thèses centrales de Régis Debray consiste à dire qu’il n’est pas nécessaire de former une organisation politique, un parti révolutionnaire. Selon Debray, il suffit de mettre en place un foco guérillero… Il n’est pas nécessaire, au préalable, de mener une lutte politique ou idéologique, mais seulement une lutte militaire… C’est cela le foquisme, c’est cela le militarisme. En 1970, lors de la fondation de Ejército Revolucionario del Pueblo, (l’Armée révolutionnaire du peuple15), il est à nouveau proposé que l’axe prioritaire doit toujours être la construction d’une organisation politique et, à partir de là, la lutte politico-militaire. Mais l’axe doit être la politique. Il ne peut y avoir de confrontation politico-militaire ni de lutte politico-militaire si ce n’est à partir d’une analyse spécifiquement politique. C’est la tradition des classiques du marxisme qui remonte à Clausewitz et, plus loin encore, aux écrits de Nicolas Machiavel.
Dans les documents de cette fondation, se défendant de l’accusation de « foquisme » que lui avaient adressée les « néo-morenistes » au sein du PRT, Santucho affirme ce qui suit : « Quant à la détermination du foquisme par la taille de l’unité avec laquelle on commence à combattre, c’est franchement ridicule. La question du foquisme ou de la guerre révolutionnaire est un problème politique, pas un problème de nombre de combattants. Si l’on prétend engager la lutte en se basant uniquement sur la géographie, on évite tout contact avec la population et on cherche à affronter l’ennemi avec la seule force militaire dont on dispose ; si l’on ignore les besoins du Parti révolutionnaire, on est en présence d’une déviation foquiste. Si, au contraire, on comprend clairement que la force fondamentale de la guérilla est le soutien de la population et que la géographie n’est qu’un auxiliaire ; si l’on reste le plus proche possible des masses ; si l’on dispose d’une politique de masse correcte ; si l’on oriente l’activité militaire dans une perspective de masse ; si l’on comprend que l’essentiel est le Parti, si l’on garantit sa direction de la guérilla et si l’on travaille fermement à sa construction et à son développement, nous sommes en présence d’une ligne léniniste de guerre révolutionnaire ». De ce point de vue, Santucho critique Debray pour la primauté supposée que le Français attribue au « facteur géographique »16. Penser que la géographie permet de déduire une stratégie politique… constitue une énorme erreur. En réalité, ce n’est pas le cas… Ce n’était pas le cas de la révolution cubaine, ni d’aucune révolution latino-américaine. La géographie ne détermine pas la lutte politique. Lorsque cette affirmation est écrite, il ne se passe rien, mais en politique, ce genre d’erreur coûte la vie à beaucoup de gens, à beaucoup de camarades précieux, à beaucoup de révolutionnaires.
Les élections et la dispute autour de l’héritage théorique de Lénine
Depuis sa création en 1970, malgré la répression féroce qui a éliminé nombre de ses cadres et militants, le PRT-ERP a connu une croissance vertigineuse. Parallèlement, le « viborazo » [soulèvement populaire à Córdoba en 1971 contre la dictature militaire] a donné un nouvel élan à la radicalisation de l’ensemble de la gauche argentine. Un an plus tard, le massacre de Trelew [assassinat de près de vingt guérilleros désarmés qui, n’ayant pas pu s’échapper de la prison de Rawson au Chili, ont été capturés et fusillés de sang-froid] a marqué un tournant dans la lutte armée. À la fin de cette année-là, en 1972, la dictature de Lanusse (l’un de ses généraux les plus lucides) tente de freiner la radicalisation en organisant une série de purges et de répressions sanglantes. Rawson vers le Chili, ont été repris et fusillés de sang-froid]. À la fin de cette année-là, en 1972, la dictature de Lanusse (l’un de ses généraux les plus lumineux) tente de freiner l’avancée croissante des forces populaires, des organisations armées de la gauche révolutionnaire et du péronisme combatif, en convoquant des élections17. Le PRT décide de s’abstenir, estimant que sa participation aux élections est compromise, et présente Agustín Tosco, leader incontesté du Cordobazo (et ami personnel de Santucho), comme candidat indépendant de la classe ouvrière et des secteurs populaires combatifs. Cette décision politique complexe n’a pas été précipitée. Elle constituait le point d’arrivée d’une longue série de réflexions et de déclarations, toutes fondées sur une analyse politique préalable. Cette analyse a été réalisée bien avant que les mémoires ne soient connus, dans lesquels Lanusse reconnaissait, de manière explicite et sans ambiguïté, ses véritables intentions. Contrairement à d’autres secteurs de la gauche argentine, le PRT remettait en question le processus électoral. Selon lui, celui-ci ne garantissait pas la libre expression populaire, mais freinait, divisait et neutralisait le mouvement révolutionnaire, l’isolant des masses afin de pouvoir l’écraser (comme cela s’est finalement produit). On retrouve cette analyse politique, par exemple, dans les résolutions du comité exécutif de l’organisation, d’avril 1971. Avant les annonces officielles de la dictature, il y est affirmé : « Il ne fait aucun doute, au vu de certains faits concrets, tels que la réhabilitation des partis politiques, la nomination de Mor Roig [homme politique d’origine radicale], les déclarations des hommes politiques qui ont été interviewés à l’invitation du gouvernement, qu’une mascarade électorale se prépare. La dictature, consciente de son discrédit et exprimant sa crainte face à l’avancée de la guerre révolutionnaire, se voit contrainte de pacter avec les politiciens qu’elle rejetait encore hier, d’essayer avec eux de sortir des élections, afin de freiner les mobilisations des masses et d’isoler de celles-ci l’avant-garde armée ». Plus tard, dans les résolutions du comité central du PRT de décembre 1972, il est affirmé que : « Si la tactique votée par le Comité central se concrétise, notre intervention électorale pourra être très large, sinon, le plus probable est que nous devrons boycotter, même si les perspectives sont faibles. Quoi qu’il en soit façon, pendant tous ces mois, jusqu’à la farce électorale et au-delà, nous devons intensifier le travail légal avec la ligne des C. de Base, élargir ainsi nos relations avec les masses, combiner ce travail avec la propagande armée, obtenir des centaines et des milliers de contacts, de collaborateurs, de sympathisants, d’amis, principalement dans les quartiers pauvres des villes, les zones suburbaines et la campagne ». Dans cette formulation, il apparaît très clairement que le PRT, tout en remettant en cause le processus électoral convenu entre la junte militaire et la grande bourgeoisie argentine, se proposait de développer un travail politique de masse, y compris dans le domaine légal (bien qu’il s’agisse d’une organisation politique guérillera). En outre, il reconnaît ouvertement que la voie du boycott n’aura pas de grandes perspectives. Quant à la caractérisation des élections, dans la lettre envoyée aux Forces armées révolutionnaires (FAR, avec lesquelles il y avait déjà eu une polémique en 1970-1971), le PRT affirme que « l’ensemble de la bourgeoisie entend revenir au régime parlementaire et élargir ainsi considérablement la base sociale de sa domination, strictement réduite aux forces armées pendant le régime Onganía, isoler l’avant-garde de classe et la guérilla, afin de tenter de les écraser militairement. L’ambition de la bourgeoisie est d’arrêter et de détourner les forces révolutionnaires et progressistes dans leur avancée, et de parvenir à une stabilisation parallèle du capitalisme argentin »18. En mars 1973, mois des élections qui ont donné une large victoire au FREJULI (un front politique soutenu tant par des groupes guérilleros péronistes que par des secteurs de la grande bourgeoisie entrepreneuriale, en passant par un large spectre politique intermédiaire, qui incluait depuis le développementalisme d’Arturo Frondizi et Rogelio Frigerio jusqu’à un vice-président du Parti conservateur), le PRT fait l’analyse suivante : « Les points de vue du Comité central sur les élections ont déjà été exprimés dans les derniers éditoriaux de « El Combatiente ». Après avoir reçu les rapports des sections régionales sur l’état d’esprit des masses et les perspectives électorales, nous avons analysé la position que le Parti devait adopter à cette occasion, oscillant entre le vote blanc et l’abstention. Après évaluation de la position du vote blanc, il est apparu qu’elle n’était pas cohérente, dans la mesure où aucun secteur important des masses ne s’oriente dans cette direction, et qu’elle ne peut donc constituer une option claire pour mettre en œuvre le rejet de la farce électorale. De plus, comme elle n’offre ni ampleur ni massivité, elle est extrêmement dangereuse dans la mesure où elle peut donner la fausse impression que les forces révolutionnaires et anti-accordistes sont très minoritaires et que de larges secteurs préfèrent le parlementarisme. Ces conditions ont conduit le Comité central à décider de l’abstention comme position du Parti, complétée par le lancement par l’ERP d’un tract dénonçant la mascarade électorale et qui peut être glissé dans l’enveloppe comme vote. Le Comité central fait la réserve et reconnaît que la position d’abstention adoptée n’est pas la plus correcte, mais que c’est l’option à laquelle l’organisation a été contrainte par le déficit dans le travail légal qui a empêché de mener à bien la ligne interventionniste active qui aurait été plus efficace pour entraver les manœuvres de l’ennemi et tirer le meilleur parti des failles légales. […] Le Comité central revendique enfin la position adoptée en tant que marxiste-léniniste, dans la mesure où elle est adaptée à la situation concrète, car si les enseignements bolcheviques indiquent que face à un processus électoral, seules les tactiques de boycott actif ou de participation sont possibles, cela doit être compris comme les outils tactiques à utiliser pour transformer l’élection bourgeoise en un pilier supplémentaire d’une stratégie de pouvoir révolutionnaire. De plus, lorsque ces outils n’ont pas été obtenus, comme dans le cas présent, ce qui rend impossible une tactique correcte compatible avec la stratégie de pouvoir, l’adoption d’une ligne abstentionniste et propagandiste comme la nôtre, attachée aux conceptions stratégiques et reconnaissant les déficits et les erreurs tactiques commis, est légitime. Intervenir toujours et par principe dans toutes les élections pour « ne pas perdre le vote » ou « soutenir le moindre mal » sont des points de vue opportunistes, étrangers au marxisme-léninisme […] »19. Ces réflexions résument la conscience qu’avaient les dirigeants du PRT des sérieuses limites que comportait le point de vue abstentionniste. Il était ouvertement reconnu comme une nécessité, et non comme une vertu. Cette position était attribuée à un geste de faiblesse et non de force. Elle s’expliquait par les difficultés et les erreurs commises par le courant dans le travail légal. Mais, en même temps, cette position était maintenue face au morénisme, qui penchait pour « toujours intervenir dans toutes les élections », quelles qu’elles soient ; et face à la perspective du PC qui misait sur le « ne pas perdre le vote » et participer, coûte que coûte, à la recherche du chimère d’une alliance avec un secteur « progressiste » de la bourgeoisie. Cette double dispute conduisait également le PRT à remettre en question les organisations armées péronistes, pour s’être laissées institutionnaliser sous la direction bourgeoise d’un militaire comme Perón. Beaucoup considéraient que cette décision d’abstention équivalait à « rester sans politique ». Depuis la gauche traditionnelle (tant l’ancien Parti communiste que le trotskisme moréniste et d’autres groupes similaires), on répondait à Santucho que Lénine, dans L’errance de la gauche, maladie infantile du communisme, combattait l’abstentionnisme de gauche. Cependant, pour rejeter ces contestations doctrinales – qui, inévitablement, étaient faites au nom de l’« orthodoxie du marxisme » – le dirigeant suprême du PRT a fait appel à d’autres écrits théoriques du leader bolchevique, généralement épurés de ce qui était considéré comme synonyme de « léninisme ». Dans le même volume n° 11 des Œuvres complètes, d’où il avait extrait en 1968 les écrits de Lénine sur la guérilla, Santucho soulignait deux réflexions critiques sur les élections et l’inopportunité de la participation, lorsque celles-ci sont complètement musclées ou conçues pour neutraliser les révolutionnaires. Dans les deux cas (réalisés l’année suivant l’insurrection de 1905 et
au milieu d’un processus électoral convoqué par la dictature tsariste pour se légitimer), Lénine polémiquait avec son ancien maître Jorge Plechanov et avec les mencheviks. Il expliquait pourquoi les révolutionnaires ne devaient pas participer à l’ appareil institutionnel parlementaire20. Outre l’appel aux textes politiques de Lénine (qui, bien que classiques, étaient tombés dans l’oubli, y compris chez ceux qui se définissaient comme léninistes), Santucho s’appuyait également sur certaines analyses économiques. Pour étayer ses évaluations critiques du processus électoral en gestation et son refus de se rallier à la direction du général Perón – comme le feront, par exemple, les Montoneros, les FAR ou même une scission du PRT-ERP, appelée « ERP 22 août » –, Robi s’appuyait sur des études sur la vie économique sous la dictature d’Onganía-Lanusse. Parmi tous les travaux qu’il maniait, il convient de souligner l’étude Crisis de una burguesía dependiente. Balance económica de la Revolución argentina 1966-1971 (Crise d’une bourgeoisie dépendante. Bilan économique de la révolution argentine 1966-1971) de Carlos Ramil Cepeda. Cet auteur, en plus d’étudier les cycles de crise et de reprise du capitalisme dépendant en Argentine et d’analyser le processus de stagnation productive et de hausse inflationniste de l’économie sous la dictature, termine son travail par une analyse politique. Ce qui a le plus attiré Santucho dans ce livre, c’est l’ incapacité que Ramil Cepeda constatait chez les différentes factions de la bourgeoisie argentine à mettre fin à la dépendance. Par ailleurs, le leader guévariste voyait sa propre analyse politique confirmée lorsqu’il lisait dans le livre les raisons de « l’impuissance du nationalisme bourgeois », qu’il soit réformiste ou radical, à mener un processus de changements durables et substantiels, en vue de « la prise du pouvoir » et de « la liquidation simultanée de la dépendance et du capitalisme »21. Ainsi, que l’on partage ou non le bien-fondé de la position adoptée face à la conjoncture électorale de 1973, on ne peut nier que la décision de s’abstenir répondait à une analyse politique mûrement réfléchie de la direction guévariste, fondée tant sur la situation locale et nationale que sur les écrits classiques du marxisme en la matière.
Comment la classe dominante exerce-t-elle son pouvoir ?
Parmi les nombreux travaux théoriques produits par ce courant guévariste dans les années 1970, deux autres méritent d’être mentionnés. L’un s’intitule Poder burgués, poder revolucionario22 (Pouvoir bourgeois, pouvoir révolutionnaire), rédigé par Santucho. L’autre est « A los pueblos de América Latina » (Aux peuples d’Amérique latine)23, un document collectif signé par le PRT-ERP en Argentine, les Tupamaros en Uruguay, le MIR chilien et l’ELN bolivien. Que constatons-nous dans ces documents sur le plan théorique ? Encore une fois, au risque de nous répéter…, nous trouvons une analyse essentiellement politique. À partir de là, la lutte révolutionnaire continentale est envisagée… Il ne s’agissait pas de « tirs » irrationnels ni de « fous aventuriers » ! Ils suggèrent un ensemble d’hypothèses sur le fonctionnement du système de domination politique des classes oppressives en Amérique latine. Ils analysent également ce qui se passe au sein du camp populaire, en se concentrant principalement sur la conscience politique des classes subalternes et exploitées. L’analyse politique condensée dans Poder burgués, poder revolucionario s’articule autour d’une métaphore spatiale qui décrit ce qui se passe « en haut » et ce qui se passe, pendant ce temps, « en bas ». La réflexion de Santucho s’articule autour d’une analyse politique du haut et du bas ou, en d’autres termes, des classes dominantes et des classes subalternes. Pour étudier les classes dominantes, Santucho utilise dans ses écrits la catégorie du « bonapartisme ». Il s’agit là d’une thèse très forte. Selon lui, l’histoire argentine oscille entre deux formes politiques de domination bourgeoise : la république parlementaire et le bonapartisme militaire. Ce n’est pas un hasard si, dix ans avant Santucho, dans Guerra de guerrillas : un método (1963), Che Guevara avait déclaré : « Aujourd’hui, on observe en Amérique un état d’équilibre instable entre la dictature oligarchique et la pression populaire. Nous l’appelons oligarchique pour définir l’alliance réactionnaire entre les bourgeoisies de chaque pays et leurs classes de propriétaires terriens […] Il faut rompre l’équilibre entre la dictature oligarchique et la pression populaire ». Il convient de préciser que lorsque le Che utilise l’expression « dictature oligarchique », comme il l’affirme lui-même, il ne pense pas à une dictature des propriétaires terriens et agricoles traditionnels à laquelle il faudrait opposer une lutte « démocratique » ou un « front national » modernisateur, incluant non seulement les ouvriers, les paysans et les couches moyennes appauvries, mais aussi la soi-disant « bourgeoisie nationale ». En aucun cas. Le Che est très clair. Ce qui existe en Amérique latine, c’est une alliance objective entre les propriétaires terriens « traditionnels » et les bourgeoisies « modernisatrices ». L’alternative ne consiste donc pas à opposer artificiellement tradition et modernité, propriétaires terriens et bourgeoisie industrielle, oligarchie et front national. Son propos est très clair : « Il n’y a plus de changement à faire ; soit la révolution socialiste, soit une caricature de révolution ». Dans la pensée politique du Che, la république parlementaire, bien qu’elle ait été arrachée aux dictatures militaires à la suite de la lutte et de la pression populaire, reste une forme de domination bourgeoise. Le Che accorde autant d’importance à l’analyse de l’équilibre instable entre les deux pôles pendulaires (la dictature oligarchique, basée sur l’alliance des propriétaires terriens et des bourgeois « nationaux », d’une part, et la pression populaire, d’autre part) que Santucho à l’étude des deux formes politiques alternatives de domination de la bourgeoisie argentine. Ni Guevara ni Santucho ne proposent comme alternative ou slogan : « démocratie ou dictature ». L’alternative consiste à continuer sous la domination bourgeoise sous ses différentes formes ou à faire la révolution socialiste. C’est pourquoi, dans La guerre de guérilla : une méthode, le Che avertissait : « Nous ne devons pas admettre que le mot démocratie, utilisé de manière apologétique pour représenter la dictature des classes exploiteuses, perde sa profondeur conceptuelle et acquière celle de certaines libertés plus ou moins optimales accordées au citoyen. Lutter uniquement pour obtenir le rétablissement d’une certaine légalité bourgeoise sans se poser, en revanche, le problème du pouvoir révolutionnaire, c’est lutter pour le retour à un certain ordre dictatorial préétabli par les classes sociales dominantes : c’est, en tout état de cause, lutter pour la mise en place de chaînes dont les boules seraient moins lourdes pour le prisonnier ». En essayant d’être cohérent avec ce type d’approche radicale, lorsque Santucho se propose d’expliquer les différentes formes politiques de domination que la classe dominante argentine utilise de manière pendulaire, sa formulation spécifique est la suivante : soit la république parlementaire (qui n’équivaut pas à la démocratie…, comme le précise le Che), soit le bonapartisme militaire. D’où Santucho a-t-il tiré son inspiration pour formuler cette hypothèse ? Son inspiration immédiate est évidemment Che Guevara. Cependant, sa formulation plus générale est tirée d’un livre de Karl Marx. Entre décembre 1851 et mars 1852, Marx a écrit Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Marx y propose une hypothèse politique : en France, après la défaite de la révolution de 1848, un dictateur mène un coup d’État et reste deux décennies à la tête du gouvernement français. Ce dictateur était un personnage secondaire, entouré de lumpen, qui, grâce au leadership de l’armée, devient à un moment donné de l’histoire de la France une sorte d’« arbitre » des conflits sociaux. Une sorte de « juge impartial », qui vient résoudre et modérer les conflits. Alors, comme ce personnage – que Marx détestait – s’appelait Louis Bonaparte (neveu de Napoléon), la tradition marxiste, à commencer par Marx et par la suite, a élevé cette analyse politique au rang de catégorie théorique et l’a transformée en concept de « bonapartisme ». Dans son analyse de Louis Bonaparte et de la situation française de cette période, Marx pose les éléments fondamentaux de sa théorie politique. Il y suggère que la lutte des classes ne se produit jamais entre des classes homogènes, comme le suggère parfois Le Manifeste du Parti communiste (1848). En réalité, dans une formation sociale concrète, les classes se divisent dans la lutte, des alliances se forment entre elles et des formes de représentation politique changeantes s’établissent en fonction de la conjoncture. D’autre part, dans Le 18 Brumaire, Marx affirme que la meilleure forme de domination politique de la bourgeoisie, la plus efficace, est « la république parlementaire ». Pour Marx, la république parlementaire n’est pas synonyme de démocratie, comme le suggère la philosophie politique du libéralisme. La république parlementaire ne garantit pas « la liberté » , mais constitue une forme de domination. Contrairement à la monarchie ou à la dictature militaire (où un seul secteur de la bourgeoisie domine), dans la république parlementaire, c’est l’ensemble de la bourgeoisie qui exerce sa domination à travers l’État et ses institutions « représentatives ». Selon Marx, la république parlementaire liquéfie les intérêts particuliers des différentes fractions de la bourgeoisie, atteignant une sorte de « moyenne » de tous les intérêts de la classe dominante dans son ensemble et, de cette manière, parvient à une domination politique générale, c’est-à-dire anonyme, impersonnelle et bureaucratique. Dans Le 18 Brumaire, Marx ajoute également que, lorsque la situation politique « déborde » à cause de l’indiscipline et de la rébellion populaire, la vieille machine républicaine (avec ses partis, son Parlement, ses juges, sa presse « indépendante » ; en somme : avec toutes ses institutions) ne suffit plus à maintenir la domination. Dans ces moments de crise aiguë, les anciens partis politiques de la bourgeoisie ne représentent plus cette classe sociale. Ils restent comme « en suspens » et tournent dans le vide. Alors, un autre type de leadership politique émerge pour représenter la classe dominante : la bourgeoisie n’est plus représentée par les libéraux, les constitutionnalistes ou les républicains, mais par l’armée et les forces armées qui, de cette manière, se constituent en « parti de l’ordre ». L’armée apparaît alors sur la scène politique comme si elle allait équilibrer la situation catastrophique, mais en réalité, elle vient garantir la reproduction de la domination politique de la bourgeoisie. Mario Roberto Santucho s’approprie lucidement cette analyse politique de Marx et tente de l’utiliser pour comprendre l’histoire politique complexe de notre pays ainsi que la situation argentine des années 70. Il convient de souligner la manière dont Santucho analyse les forces armées, ce grand protagoniste de notre histoire politique. Comment Robi perçoit-il les forces armées ? Il soutient qu’elles constituent un parti militaire. C’est extrêmement important. À aucun moment Santucho ne soutient qu’il s’agit simplement d’un groupe de « bandits accros aux balles » ou de mercenaires sans idéologie. En aucun cas. Du point de vue du PRT, les forces armées sont… un parti politique. Un parti qui vient remplacer le parti politique bourgeois classique, par définition. Il s’agit là d’une hypothèse sociologique et historiographique extrêmement importante pour comprendre le point de vue politique de Santucho. Roberto Santucho reprend cette hypothèse et affirme qu’en Argentine, les forces armées viennent remplacer ce parti bourgeois absent, car le parti bourgeois argentin n’est pas en mesure de rendre compte de la situation politique. Alors, Robi – qui pense initialement au rôle joué par la dictature militaire du général Onganía [dictateur qui a mené le coup d’État de 1966] – prolonge la portée de cette hypothèse et analyse également le péronisme comme un « bonapartisme ».
Péronisme et bonapartisme
Il faut réfléchir attentivement à cette différence : affirmer que le péronisme est une sous-espèce du bonapartisme est très différent de ce que proposait, par exemple, Victorio Codovilla [leader historique du Parti communiste argentin de 1928 jusqu’à sa mort en 1970]. Codovilla, dans une brochure célèbre de 1946 intitulée « Battre le nazi-péronisme », affirmait que « le péronisme est du fascisme ». Robi Santucho a une vision un peu différente, beaucoup plus nuancée. C’est pourquoi il ne tombe pas dans ce « gorillisme de gauche ». Mais… il n’accepte pas non plus les positions de Rodolfo Puiggrós [historien communiste qui, dans la seconde moitié des années 40, devient péroniste et, dans les années 60 et 70, l’un des principaux intellectuels de la gauche péroniste], d’Abelardo Ramos [l’un des principaux intellectuels d’origine trotskiste à adhérer au péronisme, constituant le courant politique et historiographique autoproclamé « gauche nationale »], ou d’ autres. Que disaient Puiggrós, Ramos, Hernández Arregui et d’autres essayistes péronistes ? Eh bien, que « le péronisme est « LA Révolution » (avec des majuscules) en Argentine ». Selon l’analyse de Santucho… le péronisme n’est ni une révolution, ni du nazisme, mais… du bonapartisme. En d’autres termes : il est dirigé par une figure militaire forte, qui apparaît comme un « arbitre » entre les classes sociales et vient « mettre de l’ordre »… même si, en dernière instance, il finit toujours par mettre de l’ordre… pour le même camp. Pour la droite, pour la bourgeoisie, pour le statu quo. Antonio Gramsci, pour expliquer les mêmes phénomènes de crise économique et politique (regroupés sous le concept de crise organique), en pensant à des situations où les classes sociales se séparent de leurs anciens partis politiques et où la bourgeoisie commence à être représentée par le Parti militaire, utilise une catégorie apparentée à celle de « bonapartisme ». Gramsci utilise le concept de « césarisme ». Chez Marx, la catégorie de « bonapartisme » a toujours une connotation négative. Pour Gramsci, en revanche, il peut y avoir un « césarisme » progressiste ou régressif, selon qu’il contribue ou non à faire avancer les secteurs populaires dans les rapports de force. Contrairement à Marx, Léon Trotsky, dans son exil mexicain à la fin des années 1930, utilise dans le même horizon qu’Antonio Gramsci cette vision où il peut y avoir un « bonapartisme progressiste » ou « régressif », selon qu’il contribue ou non à la lutte des classes. Trotsky utilise explicitement la catégorie de « bonapartisme progressiste » pour désigner le gouvernement populiste de Lázaro Cárdenas, car, bien qu’il s’agisse d’un gouvernement bourgeois, pour faire face à l’impérialisme et nationaliser le pétrole mexicain, Cárdenas s’appuie sur les secteurs populaires et la classe ouvrière mexicaine. Abelardo Ramos fait appel à cette analyse de Trotsky pour qualifier le péronisme de « bonapartisme », dans un sens positif et apologétique ; tandis que Silvio Frondizi – beaucoup plus proche de l’analyse de Marx – utilise le terme dans son sens négatif, pour remettre en question le caractère prétendument « progressiste » de la bourgeoisie nationale argentine et du péronisme. Mario Roberto Santucho utilise la catégorie de « bonapartisme » dans la même perspective que Silvio Frondizi, avec un contenu fortement critique, et en recourant à un type d’analyse politique qui s’inspire directement des sources du 18 Brumaire. Mais il ne l’utilise pas seulement pour expliquer l’émergence du péronisme historique – celui du premier péronisme des années 40 – mais aussi pour décrire l’émergence récurrente des militaires argentins tout au long de notre histoire en tant que « Parti de l’Ordre », en tant que Parti militaire. C’est-à-dire en tant que véritable parti politique organique de la bourgeoisie argentine. Tout cela, en ce qui concerne l’analyse de Santucho sur ce qui se passe avec le bloc politique et social « des gens d’en haut », des classes dominantes et de leurs formes de domination…
Le défi de l’unité « ceux d’en bas »
Mais qu’en est-il de « ceux d’en bas » ? En observant le capitalisme argentin « d’en bas », depuis ses classes exploitées, Robi retrace l’histoire des travailleurs et expose les origines du mouvement ouvrier de classe dans notre pays. Il identifie trois courants : (a) l’anarchisme, qui était initialement le plus important, (b) le socialisme et (c) le communisme. Santucho et le PRT reprennent le flambeau de la tradition communiste. Ils se sentent partie intégrante d’une continuité. En d’autres termes, Robi revendique le communisme jusqu’à une certaine période de l’histoire. À partir de là, le communisme perd son hégémonie sur le mouvement ouvrier local, sa politique révolutionnaire s’estompe, son classisme s’affaiblit et le péronisme apparaît au sein des classes subalternes. À partir de cette analyse rétrospective, Santucho soutient que les deux principaux défis actuels et futurs du mouvement populaire sont les suivants:
a) D’une part, le populisme. Santucho l’appelle également « nationalisme bourgeois », une idéologie qui consiste à confondre toute la nation comme si elle faisait partie du peuple, à intégrer la bourgeoisie nationale au peuple, en pensant, à tort, que l’ennemi se trouve uniquement à l’extérieur du pays. Le principal représentant du populisme, au sein du camp populaire et progressiste, était selon lui, dans les années 70, le courant des Montoneros.
b) D’autre part, le réformisme. Cette idéologie et cette pratique politique consistent à proposer des réformes progressistes, même très profondes et avancées, sans remettre en question de manière approfondie et sans se poser comme tâche centrale le problème du pouvoir et du régime de domination politique. Robi le trouve et l’identifie principalement dans le Parti communiste.
Selon lui, le débat idéologique du guévarisme du PRT devrait viser, en remettant en question le populisme et le réformisme, à rapprocher les péronistes révolutionnaires et les communistes vers une perspective d’unité et d’action commune, anti-impérialiste et pour le socialisme. Ce type d’analyse ne se réduit pas à une radiographie figée de la société argentine. Il ne s’agit pas d’une thèse académique, mais du fondement de l’activité militante d’un courant politique. Après les ruptures, d’abord avec le courant de Nahuel Moreno, puis avec les tendances « néo-morenistes », plus tard avec la IVe Internationale et enfin avec les courants plus proches du camporisme, Santucho tente d’approfondir sa perspective politique guévariste. Dans son « Message aux peuples du monde à travers la Tricontinentale », le Che Guevara avait déclaré : « C’est la voie du Vietnam, c’est la voie que doivent suivre les peuples, c’est la voie que suivra l’Amérique, avec la particularité que les groupes armés pourront former des sortes de comités de coordination afin de rendre plus difficile la tâche répressive de l’impérialisme yankee et faciliter leur propre cause ». Suivant ponctuellement ce conseil politique du Che, à la fin de 1973, le PRT-ERP d’Argentine, le MIR du Chili, l’ELN de Bolivie et le MLN-Tupamaros d’Uruguay commencent à travailler à la création d’une organisation commune qui les regroupe. Au début de 1974, ils lancent publiquement la Junta de Coordinación Revolucionaria (JCR), un noyau internationaliste guévariste du Cône Sud latino-américain qui se propose de lutter pour la révolution continentale. Dès sa création, nous trouvons l’approche politique selon laquelle ces quatre organisations soutiennent que « nous sommes unis par la compréhension qu’il n’y a pas d’autre stratégie viable en Amérique latine que la stratégie de la guerre révolutionnaire. Que cette guerre révolutionnaire est un processus complet de luttes de masse, armées et non armées, pacifiques et violentes, où toutes les formes de lutte se développent harmonieusement en convergeant autour de l’axe de la lutte armée ». Dans le premier document commun qu’elles publient, les quatre organisations dressent un bref et concis résumé historique des luttes populaires et du marxisme en Amérique latine24 . Elles y soulignent que le communisme, le socialisme et l’anarchisme des premières décennies du XXe siècle, ainsi que les luttes anti-impérialistes, comme celle de Sandino au Nicaragua et l’insurrection du Parti communiste d’El Salvador en 1932, ont constitué « un formidable essor des masses qui a mis en échec la domination néocoloniale homogénéisée par l’impérialisme yankee, ennemi numéro un de tous les peuples du monde ». Au cours des décennies suivantes, selon ce récit, le réformisme a fini par prédominer dans la plupart des partis communistes latino-américains, tandis que les bourgeoisies nationales faisaient appel idéologiquement au nationalisme bourgeois afin de stabiliser le système en neutralisant le mécontentement des masses. Tout au long de cette période, les secteurs populaires ont perdu de leur force et de leur initiative dans la lutte de classes continentale, jusqu’à ce que, à partir de la révolution cubaine, « les peuples du continent aient vu leur foi révolutionnaire renforcée et aient entamé une nouvelle et profonde mobilisation globale ». Dans cette lecture de l’histoire de l’Amérique latine, le péronisme est analysé de manière critique. Les raisons de cette remise en question résident dans la combinaison péroniste d’un anti-impérialisme verbal (hérité dans une certaine mesure de l’APRA), de la fameuse « troisième position » (ni capitalisme ni socialisme) et de « l’astuce de se présenter comme les pompiers de l’incendie révolutionnaire » (une allusion évidente au rôle assumé par le général Perón, à son retour d’exil en Espagne, en tant que frein à l’insurrection et à la radicalisation massive de la jeunesse argentine). Une telle évaluation fait écho à la pensée politique que Santucho promouvait au sein de la gauche de notre pays. La convergence de ces quatre organisations sœurs du Chili, de Bolivie, d’Uruguay et d’Argentine montre à quel point l’exemple de la révolution cubaine a pénétré le cœur de la jeunesse latino-américaine. De tous les courants politiques argentins qui ont vibré à cet exemple continental, la nouvelle gauche guévariste, dirigée par Mario Roberto Santucho, représente l’une des tentatives les plus radicales et les plus profondes pour actualiser la tradition latino-américaine du marxisme révolutionnaire, représentée dans les années 1920 par Mariátegui et Mella et dans les années 1960 par Che Guevara. Près de quatre décennies après la mort de Santucho et alors que nombre de ses camarades ont disparu, il est urgent de mettre fin à sa diabolisation. Nous devons vaincre la peur qui nous a été inculquée depuis l’enfance. Pour commencer à dialoguer et à récupérer l’héritage de ceux qui nous ont précédés, nous devons essayer de connaître et d’étudier sérieusement cette tradition de pensée politique. C’est la seule façon d’éviter que les nouvelles luttes ne repartent de zéro, nues et orphelines. Pour que nous commencions enfin à nous demander d’où nous venons, qui nous sommes et, surtout, ce qui nous intéresse le plus, où nous voulons aller.
1Le lundi 19 juillet 1976, sous la dictature sanglante du général Videla, une patrouille de l’armée argentine commandée par le capitaine Juan Carlos Leonetti fait irruption dans l’appartement du quartier de Villa Martelli [Capitale fédérale] où se cache une partie de la direction de l’insurrection argentine : Mario Roberto Santucho, Liliana Delfino (compagne de Santucho), Ana María Lanzillotto (compagne de Domingo Menna, enceinte de huit mois), Benito Urteaga et son fils José, âgé de deux ans. Face à l’irruption soudaine de l’armée, Santucho se défend en tirant et parvient à tuer Leonetti. Malgré cela, les dirigeants guévaristes argentins sont capturés et assassinés (à ce jour, on ignore ce qu’il est advenu des corps, mais on suppose qu’ils ont été enterrés clandestinement dans la caserne militaire de Campo de Mayo [province de Buenos Aires], où se trouvait l’un des camps de concentration de la dictature). Les deux femmes sont enlevées, transférées dans ce camp de concentration, torturées et assassinées. Cette même nuit, Santucho devait s’envoler pour La Havane. Le fils d’Urteaga a été remis à sa famille paternelle. On n’a jamais su ce qu’ était devenu le bébé qu’attendait Ana Lanzillotto.
2 Cf. Francisco René Santucho : Integración de América Latina. Santiago del Estero, Cuadernos Dimensión, 1959.
3Il ne faut pas confondre Silvio Frondizi, marxiste révolutionnaire, avec son frère Arturo Frondizi, président argentin (1958-1962) et homme de droite, pro-impérialiste, défenseur des capitaux américains en Argentine, qui a terminé sa carrière politique en défendant les secteurs les plus réactionnaires des forces armées. Il ne faut pas non plus le confondre avec son autre frère, l’universitaire Risieri Frondizi, recteur de l’université de Buenos Aires et célèbre philosophe spécialisé dans la théorie axiologique des valeurs, qui n’a pas eu une grande participation politique comme ses deux autres frères.
4 Cf. Silvio Frondizi : La révolution cubaine. Sa signification historique. Montevideo, Editorial Ciencias Políticas, 1960. Paragraphes cités aux pages 16 et 149. Témoignage de Ricardo Napurí sur le voyage de Frondizi à La Havane, dans une interview réalisée et publiée par Herramienta N°4, Buenos Aires, 1997.
5 Cf. Milcíades Peña : Avant mai. Formes sociales de la transplantation espagnole dans le nouveau monde. Buenos Aires, Fichas, 1973. p. 45. La première version de ce texte date probablement de la seconde moitié des années 1950. Bien qu’il n’ait jamais réussi à préparer ses textes de Historia del pueblo argentino pour leur édition définitive (il s’est suicidé en décembre 1965), Peña est revenu sur ces manuscrits au cours des années 1960. La référence à la révolution cubaine appartient à cette période.
6 José Golán [seudónimo de Milcíades Peña]: “16 tesis sobre Cuba”. En Revista de Liberación N°3, 1964.
7 Cf. Víctor Testa [pseudonyme de Milcíades Peña] : « Industrialisation, pseudo-industrialisation et développement combiné ». Dans Fichas de investigación económica y social, année I, n° 1, avril 1964, p. 33-44. Cet article a été compilé à titre posthume dans Milcíades Peña : Industrialización y clases sociales en la Argentina. Buenos Aires, Hyspamérica, 1986, p. 65 et suivantes.
8 Le vieux Silvio Frondizi, dont les écrits sociologiques ont tant influencé la pensée politique de Santucho et de ses compagnons, termine ses vieux jours (première moitié des années 70) en militant, côte à côte, aux côtés des jeunes guévaristes. Même pendant la période la plus sanglante et la plus répressive de l’Argentine. C’est pourquoi il dirige non seulement Nuevo Hombre, le journal du Front anti-impérialiste pour le socialisme (FAS), lié au PRT, mais il défend également en tant qu’avocat les prisonniers politiques et les guérilleros. Tout cela lui vaut la haine sanguinaire de l’Alliance anticommuniste argentine (Triple A), organisation terroriste paramilitaire d’extrême droite qui l’enlève et l’assassine par derrière en 1974, l’accusant d’être « communiste et bolchevique, fondateur de l’ERP et infiltré de l’idéologie communiste dans notre jeunesse ».
9 Cf. Francisco René Santucho : « Lucha de los pueblos indoamericanos » (La lutte des peuples indiens d’Amérique). Dans Norte Argentino, 1963.
10 Thèses politiques du FRIP, publiées en 1964 dans le journal Norte Argentino. La plupart des textes du PRT cités ont été consultés dans l’excellente anthologie réalisée par Daniel De Santis : A vencer o morir. PRT-ERP Documentos. Buenos Aires, EUDEBA, 1998 (tome I) et 2000 (tome II).
11« La guerre de guérilla » a été écrit par Lénine après l’insurrection russe de 1905. Il a été publié pour la première fois dans Proletari n° 5, le 13 octobre 1906. En Argentine, ce texte curieusement « oublié » par les détracteurs précipités du prétendu « foquisme » a vu le jour – probablement pour la première fois – en 1945. Voir l’anthologie La lucha de guerrillas a la luz de los clásicos del marxismo-leninismo. Buenos Aires, Lautaro, septembre 1945. pp. 71-86. Cette édition du Parti communiste argentin répondait sans doute à l’euphorie qui régnait dans ce courant après la victoire soviétique (y compris les guérillas…) sur les nazis. Cependant, malgré sa publication, elle n’a jamais été considérée comme le pilier de ce qui était officiellement considéré comme synonyme de « léninisme ». Plus tard, ce même courant traduit du russe et publie les Œuvres complètes de Lénine. Avec le tome n° 11 de ces dernières (volume qui comprend les textes sur la guérilla, analysés par la suite par Santucho), il se produit quelque chose de singulier. Avec ces documents, les éditeurs du communisme argentin prennent la décision de publier simultanément deux livres différents. D’une part, ils publient le tome n° 11, dans le cadre des Œuvres complètes, avec le même format et la même couverture (fond orange, avec la photographie de Lénine en gris) que le reste de la collection. D’autre part, ils éditent simultanément, dans un volume séparé : Lénine : Les enseignements de l’insurrection et de la guérilla. Buenos Aires, Ediciones Estudio, 1960 [Il s’agit de la reproduction exacte du volume n° 11 des Œuvres complètes, imprimé le même jour et dans la même imprimerie, mais publié en même temps sous un autre titre et avec une autre marque éditoriale]. À l’exception de quelques-uns de ses travaux économiques sur l’impérialisme, cette opération éditoriale ne s’est jamais répétée en Argentine avec aucun autre écrit de Lénine.
12 Cf. Ernesto Che Guevara : La guerre des guérillas (1960). Dans E. Guevara. Œuvres. Œuvre citée.
13 Cf. Ernesto Che Guevara : « La guerre de guérilla : une méthode », article publié dans Cuba Socialista, septembre 1963.
14 Simón Torres et Julio Aronde (probablement deux pseudonymes de collaborateurs du commandant Manuel Piñeiro Losada, alias « Barbarroja ») : « Debray et l’expérience cubaine ». Dans Monthly Review n° 55, année V, octobre 1968, pp. 1-21.
15« Résolutions du Ve Congrès du PRT. Fondation de l’ERP » (29 et 30 juillet 1970).
16 En ce qui concerne le foquisme, cinq ans plus tard, en juillet 1975, lors de la réunion élargie du Comité central du PRT – qui, en souvenir, fut baptisée « Vietnam libéré » –, Santucho continuait à polémiquer de manière obsessionnelle contre ce mouvement. À cette occasion, il le qualifiait de mouvement « immature, éloigné du léninisme. Les efforts [du foquisme] se concentrent sur la lutte armée, isolée du mouvement général des masses ». En Argentine, c’était précisément l’époque des grandes grèves des coordinations classistes de masse.
17 En dressant un bilan rétrospectif de cet appel aux élections (que diverses fractions bourgeoises, comme on pouvait s’y attendre compte tenu de leur idéologie, ont confondu avec le retour à un mode de vie « normal » de la politique argentine), Lanusse lui-même a reconnu que cette manœuvre s’inscrivait dans une stratégie contre les révolutionnaires (« la subversion », dans son langage fasciste). Lanusse se souvenait : « Nous devions en outre être cohérents avec notre raisonnement. Nous voulions restaurer la démocratie, priver la subversion de tout argument». Voir Général Agustín A. Lanusse : Mi testimonio. Buenos Aires, Laserre editores, 1977. p. 231.
18 Voir PRT : « Lettre aux FAR ». Dans le Bulletin interne n° 36, 24 janvier 1973. (Nous remercions Daniel De Santis de nous avoir fourni ce document ainsi que d’autres documents internes de l’organisation).
19 Voir El Combatiente n° 76, deuxième quinzaine de mars 1973 : Résolutions du Comité central du Parti révolutionnaire des travailleurs. En particulier : « Sur les élections ».
20 Voir Lénine : « La victoire des cadets [bourgeoisie libérale russe] et les tâches du parti ouvrier » [6/IV/1906] et « La social-démocratie et les accords électoraux » [octobre 1906]. Tous deux publiés dans un ouvrage unique : Buenos Aires, La Rosa Blindada, novembre 1973.
21 Voir Carlos Ramil Cepeda [pseudonyme] : Crisis de una burguesía dependiente. Balance económica de la Revolución argentina 1966-1971. Buenos Aires, La Rosa Blindada, août 1972. L’auteur, issu dans sa jeunesse du Parti communiste argentin, puis de plus en plus sympathisant des positions pro-chinoises, a travaillé dans les années 60 à Cuba, comme conseiller au ministère de l’Industrie (où il avait des opinions divergentes de celles défendues par Che Guevara). De retour en Argentine, après la publication de Crisis de una burguesía dependiente, il est convoqué par Santucho pour discuter des thèses du livre. Lors de cette rencontre, selon son témoignage ultérieur, il a vivement critiqué Santucho sur les positions politiques du PRT. Malgré cela, le dirigeant guévariste trouvait dans ce texte la confirmation de nombreuses de ses analyses sur les dilemmes irrésolus à long terme du capitalisme argentin et de ses classes dominantes.
22 Éditions El Combatiente, 23 août 1974.
23 Publié dans Che Guevara n° 1, revue de la Junta de Coordinación Revolucionaria (JCR), novembre 1974.
24 Cf. « Aux peuples d’Amérique latine ». Publié dans Che Guevara n° 1, revue de la Junta de Coordinación Revolucionaria (JCR), novembre 1974.