SUPERNOVA n.9 2025
La libération de Georges Ibrahim Abdallah obtenue après un emprisonnement de 41 ans est un évènement salué par toutes les forces subjectives de la révolution mondiale et par les organisations de résistance en Palestine et au Proche-Orient (Cf. par exemple les déclarations du FPLP et du Hezbollah que l’on trouve sur le site de la revue Supernova). Nous nous réjouissons lorsqu’un révolutionnaire quitte une des ignobles prisons de la bourgeoisie impérialiste, d’autant plus qu’une campagne de solidarité, qui s’est élargie sans cesse en sa faveur, a pesé dans la décision finale. Au-delà de cet épisode, nous savons que cette libération peut devenir un professeur de philosophie. Quelles leçons pour notre lutte peut-on en tirer ? L’enfermement de Georges Abdallah a montré les intérêts communs de la bourgeoisie de droite et de gauche au pouvoir en France. La bourgeoisie de droite et de gauche a fait bloc dans sa haine du combat anti-impérialiste. De l’ancien ministre des basses œuvres, le fielleux Georges Kiejman, à un ancien premier ministre de l’arche croulante du PS passé au macronisme, le porc Manuel Valls, au nouveau croisé, Bruno Retailleau, actuel ministre de l’Intérieur et immonde chef de file des « honnêtes gens » de la droite française. Mais pour notre « camp » politique, la lutte pour sa libération a été une occasion de regroupement de forces militantes qui sont porteuses d’avenir pour construire un authentique courant communiste, ici, dans une métropole. C’est incontestablement une contribution de ce camarade à ce qu’il a toujours défendu : le regroupement des forces révolutionnaires. Au regard de l’interminable peine de Georges Abdallah, nous mesurons aussi ce qu’il reste à construire pour qu’un véritable rapport de force se constitue et fasse trembler les fondés de pouvoir du Capital. C’est dans cette optique, optimiste pour l’avenir mais rationnelle, que nous pouvons tirer un premier bilan politique, nécessairement limité et ciblé, et prendre cette lutte comme un indicateur des forces et des faiblesses du mouvement de solidarité avec la Palestine et du mouvement communiste, ici en France. Cette libération est une occasion de penser au renforcement possible de la gauche prolétarienne en France. Elle n’est pas seulement un aboutissement, elle est un début. La dynamique exponentielle de soutien qui a lieu ces dernières années est un puissant encouragement en ce sens. La lutte pour sa libération peut être un inestimable patrimoine d’expériences pour la reconstruction d’un courant révolutionnaire. Pour cela il faut faire le tri entre les idées justes et les pièges opportunistes.
LE MESSAGE DU NUMÉRO D’ÉCROU 2388/A221
La première leçon de la campagne pour la libération de Georges Abdallah c’est de ne rien céder sur le contenu politique antagoniste que porte son combat. Ce qui a permis de multiplier les énergies n’est pas venu d’un affadissement de sa cause. On ne renforce pas le combat révolutionnaire en le fardant sous un déguisement compatible avec le démocratisme bourgeois (« c’est un vieux prisonnier innocent, pas un terroriste », « des officiels bourgeois, des anciens des services secrets soutiennent sa libération »); C’est au contraire dans la mesure où il assumait, comme toujours, son statut de combattant de la cause des peuples opprimés et surtout que ses soutiens faisaient écho à cette position que le mouvement de soutien s’est renforcé (« c’est un combattant, otage de l’impérialisme, comme les 10800 autres prisonniers palestiniens »). A contrario, la campagne de soutien s’est affaiblie lorsqu’au nom d’un élargissement démocratique divers collectifs de soutien ont jugé utile de ne plus mettre en avant son identité de révolutionnaire, ce qui a fait momentanément reculer politiquement et concrètement la campagne de solidarité. Première leçon donc : les agencements tactiques propres à toute campagne de soutien à un prisonnier révolutionnaire ne doivent pas effacer l’identité politique et le refus du reniement.
Georges Abdallah a été l’un des « plus vieux prisonniers politique d’Europe », certes pas “le plus ancien”. Pensons aux militants des Brigades Rouges en Italie, toujours écrasés par un régiment d’isolement et de torture blanche après 45 ans de détention. En fait, ce n’est pas la durée de sa peine, effectivement exceptionnelle, qui est l’élément crucial à retenir ici. Ce qui compte, c’est la cause défendue et son actualité. La cause qu’il représente est une braise qui brûle encore. Georges Abdallah représente la fidélité à la cause palestinienne, libanaise et arabe et la fidélité à une conception politique révolutionnaire : lier la lutte pour la libération de la Palestine à la lutte contre l‘impérialisme et la lutte anti-impérialiste à la lutte pour la révolution socialiste. Tel a toujours été l’essence de son engagement, là où il a puisé sa force d’âme. C’est l’incarnation continue de ce credo qui fait la force de ce prisonnier.
C’est pour cette raison que défendre l’identité révolutionnaire de Georges Abdallah a été le leitmotiv le plus constant de la campagne pour sa libération1. Communiste, antisioniste, pour la libération nationale et sociale des peuples arabes, par tous les moyens nécessaires et là où le combat peut et doit être mené, au Proche-Orient comme dans les centres de commandement, c’est-à-dire dans les centres impérialistes. Toutes ces dimensions sont cruciales. Elles ne forment pas une identité datée et circonscrite à la gauche révolutionnaire arabe des années 1970 et 1980. Au contraire, cette identité est au cœur du nouvel essor du combat anti-impérialiste depuis l’opération « déluge Al Aqsa » du 7 octobre 2023, le génocide à Gaza et la tentative de détruire les forces de l’« Axe de la résistance », au Liban, en Syrie, au Yémen, en Iran, et ainsi de redessiner le Moyen-Orient. La figure de Georges Abdallah est un trait d’union entre la génération « Septembre Noir » de 1970 et la « génération Gaza » des années 2020. La défense conséquente de cette identité, sa compréhension juste et approfondie est au cœur d’un enjeu actuel dans la construction d’un mouvement révolutionnaire en gestation. Elle pose la question de ce qu’est l’impérialisme et de la meilleure manière de le combattre. Il n’est donc pas étonnant que cette identité ait été si difficile à défendre car elle touche à des tabous politiques puissants (la question de la légitimité de lutte armée, en particulier au royaume des « belles démocraties » impérialistes, la question de la cause nationale arabe et de la centralité de la cause palestinienne, une question rongée par la mauvais conscience européenne, « gauche radicale » comprise, ou encore, l’existence et l’avenir d’une gauche révolutionnaire libanaise et palestinienne que certains réactionnaires voudraient définitivement passer sous silence) Inlassablement, l’identité politique de Georges Abdallah a été rappelée par ceux qui ont porté les comités de soutien durant de longues années. A juste titre, tant le crétinisme parlementaire (celui de ceux qui sont prisonniers des seules logiques légales et qui ne voient que les élections bourgeoises comme moteur de l’histoire) est présent dans nombre d’expressions « sincères » de soutien, surtout lorsque celui-ci s’est élargi. Ces trois dernières années, le crétinisme parlementaire tente de façon pernicieuse et par mille ruses de limiter la signification de la lutte. La limitation principale a consisté à réduire « l’affaire Abdallah » à un scandale judiciaire. Le problème serait dès lors la longueur de la peine, inhumaine, de toute évidence ; ou bien, selon un autre angle, le non-respect des normes juridiques élémentaires et habituelles du droit bourgeois, une forfaiture évidente là aussi. En réalité cette approche « juridique » et humanitaire est étroite et conformiste, elle est centrée sur les ratés intentionnels et l’inhumanité du système judiciaire français, mais elle porte nécessairement le risque de dissoudre la raison de l’incarcération du révolutionnaire Georges Abdallah. Elle porte le risque de phagocyter par des soucis propres au libéralisme petit-bourgeois, des énergies qui pourraient être orientées vers des objectifs plus profonds et plus stratégiques.
Reprenons. D’abord sur les caractéristiques de l’identité politique de Georges Abdallah car il est plus qu’un individu, il est porteur d’une dimension collective, il est un symbole d’une cause politique qui est celle de millions d’opprimés. Il est utile à ce titre de connaître l’histoire politique qui s’est cristallisé dans la personne de G. Abdallah. Nous reviendrons par la suite sur la solidarité avec la Palestine combattante et les limites d’une approche juridique pour les prisonniers politiques révolutionnaires, en particulier les misères de l’innocentisme.
« DERRIÈRE L’ENNEMI, PARTOUT »
Georges Abdallah est un militant libanais communiste qui est rentré dans les rangs du FPLP (Front Populaire de la Libération de la Palestine) en 1971, après « Septembre noir » et le repli des fedayins palestiniens de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) au Liban. Les forces de la guérilla palestinienne dont les principaux camps étaient en Jordanie ont alors été attaquées par le régime hachémite du roi Hussein de Jordanie, qui voulait liquider ce foyer révolutionnaire afin de renforcer son pouvoir et de normaliser ses relations avec Israël et son soutien américain après la défaite arabe de 1967. En juillet 1971, les 2000 derniers combattants sont expulsés des forêts d’Ajloun et rejoignent les camps de réfugiés du Liban. Le front Est est sécurisé pour l’entité sioniste avant que la trahison égyptienne de 1978 ne coupe le front Sud, avec les accords de Camp David. C’est le Liban qui devient alors, avec la Syrie, le seul refuge opérationnel pour les avant-gardes combattantes palestiniennes. Le Liban devient aussi un foyer révolutionnaire internationaliste où de nombreuses forces, y compris des communistes combattants européens, peuvent s’entraîner et se préparer.
Ouvrons une parenthèse sur le rôle de la cause palestinienne dans le monde arabe et sur son maintien immarcescible contre toute tentative de liquidation. Le mouvement national palestinien a toujours dû lutter pour son autonomie, son droit à la résistance et le droit à l’autodétermination de son peuple, face à des régimes de la bourgeoisie arabe (rentière et semi-féodale) qui voulaient en faire un pion dans son agenda. Cela signifie que le mouvement national palestinien ne se bat pas uniquement contre le colonialisme israélien mais aussi contre les régimes arabes compradores qui sont des sous-traitants des puissances impérialistes euro-américaines dans la région (principalement les pétromonarchies du Golfe qui s’opposent à toute avancée du nationalisme arabe). Cela signifie aussi que la cause palestinienne est le baromètre de la cause de libération du monde arabe. Toute tentative nationale-démocratique d’obtenir un contrôle indépendant des ressources et une autonomie militaire de la part de pays ou de mouvements arabes se confronte au sionisme et aux régimes arabes qui collaborent avec lui et avec ses commanditaires impérialistes.
Depuis les années 1970, et surtout depuis Oslo en 1993, le chemin de la normalisation s’est développé pour de nombreux gouvernements dans le monde arabe à l’opposé des sentiments profonds qui existent au sein des masses arabes, en particulier des plus déshéritées et exploitées. Les exemples récents de la Syrie d’Ahmed Al Cherra, du Soudan ou du Maroc le prouvent : les pseudos déclarations de fraternité religieuse n’empêchent pas la collaboration éhontée des bourgeoisies arabes avec le sionisme et l’impérialisme. Nombre de forces arabes réactionnaires ont attaqué la résistance palestinienne à travers leurs forces militaires, leurs services secrets, leurs services de police, en discriminant les réfugiés et en renforçant la présence sioniste, en lui laissant les mains libres et en offrant une collaboration économique, politique et militaire. Il n’y a pas d’« unité arabe » sentimentaliste qui tienne. L’unité arabe est un programme révolutionnaire anti-impérialiste ou elle n’est rien. Il en est de même au sein des forces politiques palestiniennes elles-mêmes. Les accords d’Oslo en 1993 ont mis en place une Autorité Palestinienne bourgeoise qui a pour fonction de se coordonner avec l’occupant sioniste, les bailleurs de fonds impérialistes européens et américains et la réaction arabe. Cette situation qui a divisé profondément et affaibli durablement le mouvement national palestinien n’est pas le dernier mot de l’histoire. Au contraire, les invasions successives du Liban en 2000 et 2006, et les multiples massacres et bombardements subis par Gaza assiégé ces dernières décennies n’ont pas empêché des répliques de la résistance armée, comme celle du 7 octobre 2023. La résistance palestinienne, aujourd’hui menée par des forces islamiques avec le maintien d’une présence de groupes de la gauche révolutionnaire, est infiniment plus populaire que l’Autorité Palestinienne et que tous les régimes arabes de la normalisation. Au moment d’un risque historique de disparition de toute existence politique réelle, les Palestiniens, connus pour leur esprit de résilience hors du commun, ont assuré leur rôle de reconstruire un mouvement national et de déclencher un immense mouvement de solidarité dans le monde.
Plus de 50 ans après « Septembre noir » on peut affirmer que, quels que soient les profonds changements historiques et les changements politiques au sein du mouvement national palestinien, les tentatives de liquider les forces de résistance armée palestinienne et libanaise sont toujours au cœur d’un enjeu crucial pour l’impérialisme et pour l’anti-impérialisme à l’échelle mondiale. Dès lors, défendre la centralité de la lutte armée n’a rien à voir avec du militarisme. Un peuple opprimé désarmé est un peuple vaincu qui n’a pas d’existence politique. Le droit inaliénable du peuple palestinien, libanais, syrien, arabe, à lutter pour sa libération nationale n’existe pas sans la défense de la lutte armée sous ses différentes formes. Il existe mille formes de résistance, et nous devons toutes les promouvoir, mais la résistance directe et armée, dans une lutte de libération nationale comme dans toute phase révolutionnaire offensive, est celle qui rend possible toutes les autres. Toute action armée n’est pas révolutionnaire mais toute mouvement révolutionnaire possède une dimension armée, ou il est une escroquerie2. Assumer la violence révolutionnaire, sans fétichisme, mais avec la claire conscience de sa nécessité, c’est une autre leçon du combat pour Georges Abdallah.
Revenons à son parcours pour mieux comprendre un engagement collectif. Il s’est engagé dès les années 1970 dans les luttes sociales de son pays le Liban, pour le changement révolutionnaire de ses structures sociales. La réaction des fractions dominantes de la bourgeoisie libanaise va être de pousser vers la guerre civile confessionnelle en 1975. Les zones de misère autour de Beyrouth, les camps de réfugiés, le Sud et la plaine de la Bekaa vont alors incarner des enjeux de lutte sociales mais aussi des enjeux de résistance à l’ordre régional et international. L’invasion israélienne de 1978, les agressions permanentes, les tortures infligées par les supplétifs de l’ALS, puis l’invasion à grande échelle de 1982, dans laquelle meurent 18000 combattants arabes sont ainsi que des dizaines de milliers de civils désarmés, vont pousser des groupes militants à lutter contre l’impunité et contre le soutien actif des Autorités impérialistes d’Europe et des Etats-Unis. Des combattants arabes vont alors reprendre le mot d’ordre de Waddie Haddad, fondateur du FPLP Cose, « Derrière l’ennemi, partout ». La conception de Waddie Haddad est avant tout celle d’un marxiste fondateur du FPLP : la cause palestinienne est une lutte de libération nationale qui s’oppose à un colonialisme de peuplement sioniste qui est soutenu par un impérialisme collectif des centres. Elle s’oppose aussi à la réaction arabe et pour son succès elle doit avoir une perspective socialiste. Mais la particularité de son engagement est de considérer la nécessité d’internationaliser les actions de résistance et donc de porter des actions de guérilla au sien des métropoles impérialistes. Lors de son 3eme congrès en mars 1972, le FPLP décide de stopper les opérations en dehors de la Palestine occupée. En désaccord avec cette ligne, Waddie Haddad continue de préparer de nombreuses opérations. Georges Abdallah et les Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises s’inscrivent dans son héritage politique en frappant les intérêts US et israéliens au cœur de l’Europe. La lutte palestinienne est présente sur la scène mondiale.
Les Fraction Armées Révolutionnaires Libanaises (FARL) qui entrèrent en action en Europe, et dont les principales actions, extrêmement ciblées et précises, furent la tentative d’attentat contre Christian Edison Chapman, le responsable en second à l’ambassade américaine en France (12 novembre 1981); l’exécution du colonel Charles Ray, l’attaché militaire à l’ambassade américaine en France (18 janvier 1982); l’exécution de Yakov Barsimantov, le secrétaire en second à l’ambassade israélienne en France et, surtout, responsable du Mossad en France (abattu par une jeune femme le 3 avril 1982); la tentative d’attentat contre Rodrigue Grant, l’attaché commercial à l’ambassade américaine en France, qui se solda par la mort de deux artificiers de la police française qui tentaient de désamorcer la bombe placée sous la voiture du diplomate (22 août 1982); la tentative d’attentat de Robert Onan Home, le Consul Général des Etats-Unis à Strasbourg, qui échappa de peu aux balles tirées contre lui le 26 mars 1984.
Voici un des communiqués des FARL (celui de l’action contre Yacov Barsimantov):
«Nous, FRACTION ARMÉE RÉVOLUTIONNAIRE LIBANAISE, nous nous adressons à tous ceux qui condamnent la terreur et le terrorisme, à tous ceux qui militent pour l’abolition de la société d’exploitation et de guerre. Nous avons exécuté YACOV BARSIMANTOV. La presse impérialiste et les gouvernements qui soutiennent l’impérialisme, comme le gouvernement Français, crient au «terrorisme». Qui sont les terroristes ? Ceux qui tuent un jeune Cisjordanien parce qu’il résiste à l’annexion de son pays par Israël, ceux qui bombardent les populations civiles du Sud Liban, ceux qui tuent aveuglément et osent se réclamer d’un pseudo «cessez le feu». Nous, nous attaquons ceux qui organisent le génocide du peuple Palestinien. Nous, nous sauvegardons la vie des innocents même au péril de notre propre sécurité. Depuis sept ans le peuple Libanais subit la guerre. Depuis sept ans l’impérialisme, sous le couvert de la lutte contre les «fanatiques Palestiniens», détruit tout ce qui est progressiste au Liban. C’est notre droit de nous défendre. C’est notre droit aussi d’attaquer l’impérialisme partout où il sévit et en particulier là où il bénéficie du soutien politique du gouvernement en place.
Nous poursuivrons notre guerre à la guerre impérialiste jusqu’à la victoire.
À bas l’impérialisme Américain et ses mercenaires Européens. La Victoire ou la Victoire.
Fraction Armée Révolutionnaire Libanaise
Paris. Le 7 avril 1982 »
L’identité politique de Georges Abdallah porte donc la nature internationale de la lutte pour la Palestine, pour le Liban et le monde arabe. Il s’agissait et il s’agit toujours d’assumer et de soutenir l’extension internationale de cette cause. Sur cette question, il ne s’agit pas de se mentir dans le confort d’une fausse conscience. Les actions de boycott, de marche ou de flottille ont certes un intérêt fondamental. Mais elles ne doivent pas être exclusives des actions de résistance directe. Les “opérations extérieures” de la résistance libanaise et palestinienne ont toujours eu davantage d’importance psychologique que d’importance militaire. Mais cette dimension, dans toute lutte d’émancipation n’est pas négligeable, que ce soit pour démoraliser l’ennemi ou pour se renforcer. Leur efficience dépend des situations concrètes et des phases de lutte historiques. Dans des situations où le rapport de forces semble extrêmement défavorable, les actions militaires “extérieures” permettent de sortir du sentiment d’impuissance et de montrer le caractère international du confit3. De nos jours, même si elles n’ont qu’une dimension individuelle, sans réelle dimension organique, les exécutions ciblées menées par Elias Rodriguez à Washington le 21 mai 2025 reposent cette exigence : que les crimes sionistes ne restent pas totalement impunis. Le but de ces actions est de refuser que les opprimés palestiniens soient toujours vulnérables et à la merci de leurs oppresseurs génocidaires sans que ceux-ci ne soient jamais atteints et qu’ils restent impunis et protégés par toute la superstructure des « démocraties libérales ». C’est le fait qu’aucun crime de masse contre les Palestiniens n’est possible sans le soutien actif, militaire, diplomatique et financier des centres impérialistes, qui a conduit le bras d’Elias Rodriguez à agir sur le territoire états-unien. L’aspect individuel de l’action n’est pas une raison légitime de s’en désolidariser. C’est plutôt un indice des efforts qu’il reste à réaliser afin de créer des mouvements politiques qui peuvent assumer des actions antagonistes, structurées et assumées collectivement. La discussion sur les tactiques de lutte est bien sûr toujours légitime, du moment qu’il s’agit de renforcer la solidarité internationale et la voie révolutionnaire. Mais aujourd’hui, il est impératif de comprendre que contrairement à ce qui a été inoculé par toute une culture qui a été celle du recul de la lutte anti-impérialiste, l’affirmation du caractère politique et non humanitaire de la cause palestinienne va de pair avec la défense de la violence révolutionnaire quel que soit le théâtre d’opération.
QUELLE SOLIDARITÉ ?
Depuis octobre 2023, la solidarité avec la cause palestinienne, exprimée par des millions de personnes à travers le monde, a connu des progrès qualitatifs. Un nouveau cycle de dénonciation de l’impérialisme est né. Le courant principal du soutien n’est pas timoré. La dénonciation du sionisme comme projet de colonialisme de peuplement, le soutien aux actions de résistance et la dénonciation du soutien inconditionnel des démocraties impérialistes au génocide perpétré par les israéliens sont des pas en avant de grande valeur. C’est la réalité de maintien dantesque de la résistance à Gaza et ce sont ces avancées politiques du mouvement de solidarité qui ont permis de populariser en France le cas de Georges Abdallah. A contrario, nous savons que la faiblesse politique du mouvement de solidarité était ce qui permettait de le maintenir dans les « oubliettes de la République ».
L’avancée relative du mouvement de soutien (relative car nous n’oublions pas sa faiblesse tragique dans le monde arabe à l’exception notable des forces de l’« Axe de la résistance ») nous permet de penser à des bases politiques solides sur lesquelles peut reposer la solidarité politique. Le soutien à la résistance signifie la dénonciation de la misère de l’innocentisme. L’innocentisme consiste à considérer l’affaire Georges Abdallah comme une erreur judiciaire car il serait au final innocent des exécutions de 1982. Il est sûr que le dossier de Georges Abdallah est chargé de toutes les manigances possibles (avocat appartenant aux services secrets, découverte « miraculeuse » d’une arme au moment où il allait être libéré, campagne d’intoxication sur les attentats de 1986, attribués à ses frères dans la presse pour mieux couvrir une négociation inavouable avec l’Iran, pression américaine révélée par Wikileaks, libération bloquée par le gouvernement de Vals en 2012-2013, etc). Mais la question de l’affaire Abdallah n’est pas celle d’un simple déni de droit. La justice de classe peut parfaitement respecter son droit et être infâme. La justice impérialiste a les moyens de condamner les révolutionnaires qui se dressent contre l’ordre bourgeois et qui mènent des actions de résistance. En fait, l’innocentisme c’est le culte du droit bourgeois et le refus d’envisager les actions armées comme légitimes sur le sol sacré des démocraties impérialistes. L’innocentisme est le point commun des opportunistes, y compris de la « gauche radicale ». L’innocentisme consiste à chanter indéfiniment les vertus de l’Etat bourgeois et de ce qu’il laisse comme marges pour agir. On peut se baser sur l’absence de preuves, sur des éléments d’enquête insuffisants, sur des confusions et de la mauvaise foi, mais en rentrant sur le terrain de la culpabilité et de l’innocence on se situe qu’on le veuille ou non sur le terrain des normes du pouvoir. Rien de pire pour des révolutionnaires que de rendre hommage à l’ordre établi et à son droit, liturgie de la religion bourgeoise parce que le droit est le langage éthéré et « neutre » dans sa toute-puissance. Le second avocat de Georges Abdallah, Jacques Vergès, avait admirablement montré dans son livre « De la stratégie judiciaire » à quel point les procès de révolutionnaires ne pouvaient pas être des procès de connivence, sinon ils devenaient alors des procédures où l’on accepte la légitimité de l’ordre de lois, de normes et de procédures propres à l’ennemi de classe. Seuls les procès de rupture peuvent démasquer le fondement de classe du théâtre juridique et montrer aux yeux de tous que les délits et crimes reprochés sont en réalité des actes de résistance à un ordre injuste. Il est incontestable que le droit pénal est malmené à des fins politiques dans l’affaire Abdallah. Mais l’« injustice » n’est pas là ou pas principalement là. La justice pénale française ne peut pas poursuivre dans le cadre de son fonctionnement et de sa mission les auteurs, complices, commanditaires des crimes commis au Proche-Orient car ils sont ceux de l’ordre capitaliste. Les balles et les bombes qui perforent les corps des arabes, hommes, femmes et enfants, pour mieux les soumettre collectivement sont fournis et orientés depuis Paris, Londres ou Washington. Mais on jugera sans pitié ceux qui refusent l’impunité des auteurs et commanditaires du génocide et de la solution du « transfert ». L’injustice dans l’affaire Abdallah n’est pas dans l’absence de respect des lois mais dans l’essence même du cadre légal qui s’arrête précisément là où commence la justice pour les peuples opprimés. L’illégalité de l’action révolutionnaire ne la condamne pas, bien au contraire. Imagine-t-on le prisonnier politique révolutionnaire le plus fameux du XIXème siècle, Auguste Blanqui, surnommé l’« emmuré » pour ses 37 ans de prison, présenter son cas comme une malencontreuse suite d’erreurs judiciaires, comme une série de bévues somme toute évitables, si le « vrai » droit bourgeois avait été respecté ? Aucun communard persécuté n’a été vengé par le respect du droit, aucun insurgé de ma Mer Noire, aucun communiste solidaire d’Abdelkrim Al Khattabi, aucun franc-tireur et résistant antinazi, aucun révolté malgache, vietnamien, algérien, caraïbéen, kanak n’a obtenu gain de cause en acceptant le cadre étroit et au final contre révolutionnaire du droit qui défend l’ordre propriétaire et les institutions qui le consacre, qui défend les OPEX (opérations extérieures des troupes françaises) et la hiérarchie de classe L’innocentisme condamne par définition l’action révolutionnaire et il est une intégration de la défaite de classe, un alignement sur la respectabilité bourgeoisie et son théâtre d’ombres.
Un second aspect nous semble important pour le mouvement de solidarité actuel. La situation actuelle est telle, avec la destruction apocalyptique de Gaza, les dizaines de milliers de morts et la famine organisée, que la question « humanitaire » ne peut qu’être au centre de l’attention. Dans ces conditions, le danger est grand pour le mouvement de solidarité de tomber dans le piétisme et la dépolitisation. Le mouvement de solidarité se doit d’être politique et non d’être une vallée de larmes, un cortège funèbre dans lequel ne souffle pas l’esprit de résistance. Les souffrances indicibles sont inscrites dans les fonds baptismaux du projet sioniste qui est la négation même du droit des Palestiniens à exister sur leur terre historique et aussi l’affirmation d’un droit des euro-américains à dominer le monde arabe. Mais l’existence d’une cause palestinienne vient précisément du refus de s’en tenir à la souffrance et à l’appel aux âmes charitables des spectateurs du malheur. Pour le piétisme, il suffit d’exposer les douleurs infligées et l’impuissance pour remplir son devoir moral. Le piétisme est une forme d’indifférentisme politique. Il est évident que ceux qui veulent liquider la résistance palestinienne peuvent pleurer les victimes, autant sinon plus, que ceux qui défendent cette résistance. Sortir du piétisme peut se faire 1) en mettant en avant toutes les actions de résistance ainsi que les textes des organisations diverses qui composent la résistance afin de diffuser leurs revendications et leurs analyses (ceux-ci sont très peu diffusés en France y compris au sein du mouvement solidarité). Cette tâche va de pair avec le fait de ne pas privilégier le droit international sur les solutions et projets proposés par le peuple palestinien et par les peuples arabes. Le droit international n’étant souvent qu’un vœu pieux sans substance u dans le pire des cas la consécration du fait accompli 2) en luttant contre la criminalisation de millions de « parias » et de couches pauvres du prolétariat présenté comme une menace intérieure, en particulier parce que ces populations seraient musulmanes et arabes. En France, l’histoire de la solidarité avec la Palestine sur des positions révolutionnaires est solidaire d’une présence forte du prolétariat arabe dans les luttes de classes. Dans les années 1970 les Comités Palestine, initiés par la Gauche Prolétarienne et le Mouvement des Travailleurs Arabes porteront les revendications du mouvement national palestinien et son droit à la résistance armée. 3) en insistant sur l’ampleur de la question palestinienne qui concerne Gaza, la Cisjordanie, mais aussi les Palestiniens de 1948 et de la diaspora. Une question qui a aussi une dimension arabe qui ne peut être ignorée. Il s’agit de relier la question palestinienne aux autres conflits suscités par le sionisme et l’impérialisme, à commencer par ceux du Proche-Orient (Syrie, Yémen, Iran). Le conflit n’est pas seulement entre israéliens et Palestiniens mais c’est un conflit mondial pour le contrôle militaire et pour donner une réponse à la crise inéluctable de l’hégémonie US et de l’influence européenne.
Au final, la principale leçon que nous retenons de Georges Abdallah et du mouvement de soutien pour sa libération c’est le refus d’intérioriser la défaite. C’est un préalable pour se libérer du sionisme et de l’impérialisme. Et ici, dans les centres impérialistes, une tâche cruciale nous attend. Elle concerne la lutte contre la répression. La défense des prisonniers politiques est un devoir central de tout mouvement révolutionnaire. Aujourd’hui, cette défense des prisonniers révolutionnaires change progressivement de dimension dans la mesure où la répression de classe prend une intensité et une étendue particulière. Les récents mouvements de lutte d’ampleur en France (les luttes écologistes, les Gilets jaunes, le mouvement des retraites, les révoltes suite à la mort de Nahel, le mouvement pour la Palestine) ont aussi été ceux de la mise en place des lois antiterroristes et de mesures sécuritaires “spéciales” qui ont abouti à mutiler, frapper, détenir et enfermer des milliers de combattants de la lutte des classes, qu’ils soient “organisés” ou non. Une répression de masse s’étend parallèlement à la crise de légitimité politique de la bourgeoisie française. Les lois sur le “séparatisme” et la récente loi qui assimile la critique “radicale” du sionisme à de l’antisémitisme opèrent un changement qualitatif puisque les opinions politiques “déviantes” sont désormais officiellement pourchassées. Ces conditions appellent une réponse organisationnelle. Les initiatives de lutte contre la répression des anonymes de la lutte des classes et de la solidarité internationale deviennent une priorité. Nos avancées sur cette question dans les mois qui viennent sera un indicateur de l’avancée des forces révolutionnaires en France.
1 Notre but n’est pas de retracer l’historique de la campagne pour sa libération, mais nous pouvons noter que celle-ci est née depuis les prisons par la dynamique impulsée par la plate-forme des prisonniers révolutionnaires du 19 juin 1999 ; Son origine vient de la combativité commune derrière les barreaux avant d’être prise en charge par le Secours Rouge Belgique et de l’Union des Jeunes Progressistes Arabes en 2003 à Bruxelles, puis par la constitution du Collectif pour sa libération à Paris en 2004. Le point commun de ces premières forces militantes était de faire connaître le combat de Georges Abdallah et d’insister sur son identité révolutionnaire, c’est-à-dire de communiste arabe. Ces dernières années, la campagne pour sa libération a pris de l’ampleur, par le biais de dizaines de collectifs et sous l’impulsion de la Campagne Unitaire.
2 Il existe plusieurs façons plus ou moins subtiles d’esquiver la question de la légitimité de la violence révolutionnaire lorsque l’on parle de Georges Abdallah et des luttes révolutionnaires. A la question de savoir pourquoi il désignait G ; Abdallah comme un prisonnier politique (sous-entendu qu’il n’en existait pas dans la « démocratie française »), Eris Coquerel, porte-parole de LFI, répondait qu’il était libérable depuis 1999 et que seules des décisions politiques l’empêchait de sortir. Cette ligne est celle finalement de la campagne étroitement démocratique, celle qui demande un meilleur usage du droit. Position qu’on ne peut pas reprocher à un respectable parlementaire bourgeois, fût-il de LFI. Mais il existe des organisations se déclarant révolutionnaires qui bottent aussi en touche sur le sujet, ce qui est plus étrange de prime abord. C’est le cas de Révolution Permanente. Elsa Marcel, militante de RP et avocate a souvent présenté l’acharnement politico-judiciaire sur G. Abdallah de façon très efficace comme celui qui est utilisé contre les militants anticoloniaux. Dans une émission sur « Le Media » du 25 février 2025, elle expose le scandale de l’affaire et les manœuvres du PNAT (Parquet National Anti-Terroriste) Le droit est nié explique-t-elle lorsque les démocraties impérialistes considèrent que leurs intérêts sont menacés. Elle ajoute que l’enjeu est celui du reniement parce que G. Abdallah a été maintenu en prison car il refusait de renier ses idées, c’est-à-dire d’accepter l’occupation de son pays et qu’il soutenait les actions qui s’y opposaient. Mais lorsque la question lui est posée de la légitimité de la violence, Elsa Marcel se contente de dire que telle n’est pas la tactique et la perspective de RP et d’autre part que la bataille (pour la libération) ne porte pas sur la question de la violence mais sur celle du renoncement à ses idées. Libre à RP de défendre la perspective incongrue d’un renversement du capitalisme sans violence mais dans le cas de Georges Abdallah et des militants anti-impérialistes ce n’est pas un débat d’idées qui leur est reproché mais bien une pratique, précise et assumée. On leur reproche de lier leur parole à des actes.
3On peut lire sur cette question précise les explications de Ghassan Kanafani (1936-1972) dans Selected Political Wrintings, Pluto Press, 2024, p,179-190