Lénine à Chattanooga

supernova n.1 2022-2023

Selon la théorie marxiste, le processus révolutionnaire naît de la réunion de deux éléments distincts : le mouvement ouvrier spontané et le parti de classe. Le mouvement ouvrier spontané est, selon une autre façon de le définir, l’autonomie prolétarienne. Le parti de classe est l’organisation des révolutionnaires, c’est-à-dire l’organisation politico-militaire.

La théorie marxiste n’envisage pas la coïncidence mécanique du développement capitaliste, aboutissant à la formation d’un vaste prolétariat et à la présence d’un parti révolutionnaire fort. Les facteurs d’interaction sont nombreux : le développement inégal de l’impérialisme, l’influence des anciennes formes de production sur les nouvelles, les stratifications sociales et culturelles du passé qui subsistent, le rôle du réformisme, etc. La formation du parti révolutionnaire ainsi que son lien avec l’autonomie prolétarienne sont donc marqués par un parcours tourmenté et non linéaire.

Certes, la vision marxiste prévoit, à l’apogée du développement bourgeois, l’émergence de ces deux forces : le prolétariat luttant contre sa propre exploitation au sein de la société capitaliste, et le parti révolutionnaire luttant vers la société communiste. A partir de cette rencontre, le processus révolutionnaire prend un niveau directement issu de la confrontation politique générale : la guerre civile.

Mais cette rencontre est un événement rare, suivi de longues périodes de contre-révolutions, d’autant plus longues et profondes que l’assaut du ciel est proche.

Entre ces « assauts », il y a de très longs intervalles pendant lesquels le parti révolutionnaire – réduit peut-être à un très petit nombre de membres – et les prolétaires suivent des voies différentes et peut-être opposées.

Ce concept de développement distinct – bien que mutuellement lié – des trajectoires du prolétariat et de son parti révolutionnaire est exposé par Lénine dans Que faire ? Cet écrit de Lénine, bien que circonscrit à une période spécifique et au débat historique qui a secoué la Russie au début des années 1900, reste une boussole pour comprendre la division entre ceux qui privilégient le « mouvement », la « spontanéité » et ceux qui défendent la clarté du programme révolutionnaire et la nécessité d’une organisation politico-militaire pour les révolutionnaires. Ainsi lu, Que faire ? de Lénine reste un précieux manuel de critique politique pour les militants du nouveau millénaire.

C’est un fait historique très clair que la classe ouvrière a créé des syndicats et des mouvements de garanties sociales et civiles (associations, coopératives…) comme ses propres organes de défense immédiate contre l’exploitation des capitalistes et a dû mener de dures luttes pour obtenir le droit à l’existence de ces structures. Il est tout aussi clair que les syndicats et l’ensemble de l’associationnisme ont généralement évolué, après avoir obtenu cette reconnaissance, vers une conciliation des intérêts mutuels, au point de devenir également, dans certaines circonstances, un élément de stabilité du système social dans son ensemble.

Cette évolution n’a certainement pas été linéaire ni pacifique, ni sans contre-réactions qui sont encore perceptibles aujourd’hui et probablement destinées à s’aiguiser dans des conditions sociales critiques, tant au sein des anciens syndicats que par l’émergence de nouveaux.

L’histoire du syndicalisme américain ne fait pas exception à cet égard. Au contraire, nous pouvons voir une manifestation précoce des grandes lignes de ce qui, d’une manière ou d’une autre, se produira ailleurs, réfutant l’idée superficielle que le mouvement politique aux États-Unis n’a fait que copier l’Europe…

En effet, on peut dire que des éléments qui sont apparus en Europe à un stade avancé de développement sont présents en Amérique depuis le tout début. Pensez à l' »aristocratie ouvrière » aux États-Unis, qui coexistait avec la masse indistincte des travailleurs, immigrés, multinationaux et multiraciaux. La division qui s’établit alors entre la main-d’œuvre ancienne et stable et celle des nouvelles générations qui affluent en masse, principalement des pays latins ou de l’Est, et les masses  » libérées  » de l’esclavage d’origine africaine, a des racines matérielles claires et constitue l’anticipation de ce que sont aujourd’hui les contradictions au sein du prolétariat vivant dans un capitalisme mature.

Si mûre politiquement, que cette division est capable d’exploiter et de nourrir au maximum l’arme de la séparation et de l’opposition entre les différents secteurs d’une même classe assujettie. Le mouvement syndical américain nous enseigne l’importance fondamentale des stratifications sociales et ethniques. Le « travail » des esclaves aux États-Unis faisait lui-même partie du processus de production lié au coton, un secteur à la pointe de l’industrie. Tout comme aujourd’hui, les travailleurs des grandes concentrations urbaines liées aux services (directement ou indirectement liés aux grandes multinationales) ont l’un des rôles sociaux et salariaux les plus bas et les plus mal payés.

Les anticipations « américaines » sont multiples et se sont également manifestées en Europe au cours des dernières décennies.

Dans la plupart des cas, l’organisation ouvrière primitive, dans son prolongement des besoins immédiats, tend à transcender les frontières entre les entreprises, les races et les genres. Nous pourrions donc dire que ce mouvement de protestation prolétarien tend instinctivement vers le socialisme.

L’organisation ouvrière primitive ne théorise pas, pour le moins, la séparation des prolétaires ; au contraire, il fait l’expérience d’une solidarité des travailleurs, sans beaucoup de distinctions. Ce n’est que plus tard, et dialectiquement aussi en vertu des succès obtenus, qu’intervient une certaine cristallisation des intérêts particuliers, une séparation de ceux-ci d’autres intérêts particuliers, conduisant à une trêve dans la lutte inégale contre une classe, la bourgeoisie, qui, bien au-delà de la « libre concurrence », est unifiée et représentée par l’État central. Ceci, bien sûr, jusqu’à ce que, dans le cours contradictoire des faits objectifs, la condition d’un saut de la fragmentation en catégories soit reconstituée par une nouvelle et supérieure réorganisation de classe unifiée.

La défaite des caractéristiques  » socialistes  » primitives de l’organisation ouvrière est déterminée, entre autres, par les transformations technologiques de l’utilisation de la force de travail, par les transformations parallèles du milieu social dans lequel vivent les travailleurs, par l’organisation croissante de l’ennemi de classe, tant sur le plan  » immédiat  » de la répression violente que sur le plan  » politique  » de l’intégration dans le mécanisme démocratique interclasse.

On peut résumer l’histoire du mouvement ouvrier américain en ces trois passages : période initiale, où l’affrontement était direct, prenez par exemple les martyrs de Chigaco1, comme symbole des luttes pour la réduction du temps de travail.

Période intermédiaire, les portions sociales se stratifiaient et en même temps des organisations syndicales apparaissaient, se chargeant d’organiser ce qui était en dehors des centrales syndicales légales. Pensez à la naissance de l’IWW, par exemple, au début des années 1900 aux États-Unis, qui a organisé principalement des travailleurs précaires d’origine immigrée. Ou les mêmes affrontements initiales entre la CIO et l’AFL2 au début des années 1930, concernant les travailleurs qualifiés et les OS.

Troisième période pleine phase impérialiste, destruction des organisations indépendantes et « fascisation » des syndicats. Dans cette troisième phase, les syndicats ne disparaissent pas, mais une apparaît opposition extreme entre les secteurs intégrés et désintégrés de la société.

Aujourd’hui, les précaires, les travailleurs pauvres, comme autrefois les travailleurs vagabonds qui se déplaçaient en dormant dans des wagons de marchandises (les wobbly), sont dépeints comme des couches minoritaires de la classe ouvrière, facilement neutralisables, passives ou extrémistes…

La norme serait plutôt qu’une masse de travailleurs « garantis » assure la stabilité du système.

Cette opposition existe au niveau politique, organisationnel et social. Plus les murs qui défendent les prolétaires avec des « réserves » se brisent, érodés par la marée précaire, avec des portions toujours plus grandes de travailleurs prolétaires désintégrés, plus nous voyons un affrontement de plus en plus rigide des intérêts, entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors…..

Cependant, la quantité de ceux qui sont à l’extérieur augmente énormément, entraînant un renversement du rapport quantitatif entre ces portions, offrant, en termes sociaux, une situation sans précédent. Ce phénomène prend également des proportions sans précédent lorsque l’on observe la prolétarisation des classes moyennes. La perte de l' »importance sociale » du travail, la réduction du pouvoir d’achat, la crise immobilière…. sont autant de phénomènes qui font glisser vers le bas de larges pans de la population américaine qui n’avaient jamais été confrontés à de tels phénomènes auparavant.

La naissance même du nouveau syndicalisme aux Etats-Unis s’inscrit dans cette dynamique. Ce n’est pas le syndicalisme révolutionnaire ou l’anarcho-syndicalisme qui théorise l’homogénéité idéologico-politique du syndicat, n’admettant en son sein que des ouvriers aux idées révolutionnaires, et comme en temps normal ces ouvriers sont peu nombreux, livrant ainsi la masse ouvrière aux opportunistes ou à l’indifférence.

On parle d’un  » nouveau syndicalisme  » qui syndique les laissés-pour-compte des anciens syndicats, qui par nature sont enclins à soutenir davantage les travailleurs spécialisés ou les hauts salaires, considérant qu’il est inintéressant ou politiquement utile de cibler ces secteurs de précarité généralisée. La même dynamique peut être lue en ce qui concerne la politique des partis politiques (de droite comme de gauche), qui savent pratiquement que cette partie échappe aux règles démocratiques…

Aujourd’hui, comme mentionné précédemment, avec l’expansion de la prolétarisation, qui touche aussi les classes moyennes, c’est beaucoup plus fluide, toutes les classes perçoivent une polarisation sociale qui rend le compromis social de plus en plus instable….

Les États-Unis nous donnent une fois de plus une idée de la trajectoire historique de la bourgeoisie mondiale et de l’impérialisme, qui s’oriente vers la centralisation, dont l’aboutissement politique est le fascisme ou, plus précisément, la fascisation de la société. Et tout cela dans le « pays de la liberté », par excellence, où la réaction, dès le début, n’était pas représentée par les forces obscures du Moyen Âge, mais par les organisations industrielle très claires et démocratiques et leurs voyous…

Les exemples seraient nombreux, mais nous nous attarderons sur un aspect spécifique pour corroborer ce qui a été dit précédemment. Au début, les luttes ouvrières aux États-Unis devaient affronter les autorités locales. Pensez aux images de travailleurs battus à coups de bâton ou lynchés par des policiers aux cheveux de cow-boy… L’autorité fédérale (l’autorité nationale) était considérée comme neutre, mais indirectement favorable aux revendications des travailleurs, dans la mesure où elle pouvait servir de médiateur en faveur des travailleurs contre les autorités locales. Qu’il s’agisse des batailles du New Deel, où le gouvernement s’est allié aux sindacats contre les familles de propriétaires terriens et les États qu’elles contrôlaient, ou des batailles pour les droits civiques, où l’armée fédérale a contraint les États et les comtés locaux à respecter les lois nationales. Une reconstitution in vitro de ce qui avait été l’un des mécanismes opposant l’Union à la Confédération du Sud, le centralisme au fédéralisme…

Dans l’évolution de la démocratie impérialiste 3 aux États-Unis, les parties se sont inversées. Le pouvoir central est celui qui représente les intérêts des grands lobbies des multinationales, des secteurs financiers, etc., les pouvoirs locaux, en revanche, assument, par rapport à la pression que peuvent exercer les mouvements de protestation (voir par exemple le mouvement des 15 dollars) une fonction de  » défense « , une sorte de dernier réformisme possible dans le cadre capitaliste actuel.

La centralisation, propre à la phase impérialiste, déborde sur les sphères politique, productive et sociale : militarisation des territoires, construction de chaînes de production à l’échelle internationale, financiarisation, concentrations urbaines, etc.

Mais la classe ouvrière seule ne suffit pas, pas même pour maintenir une pure combativité de classe. Ce qu’il faut, c’est le parti, l’organisation révolutionnaire.

L’élément spontané, les révoltes, sont des manifestations embryonnaires de la conscience de classe. A ce stade, ce n’est pas comprendre, c’est sentir la nécessité de la résistance, c’est rompre la soumission servile à l’autorité. Au fond de soi, on commence à ressentir l’oppression comme n’étant plus naturelle, inéluctable, imposée par le destin, on n’est pas sûr de ce qui va suivre, mais on rejette résolument, passionnément le présent.

Cette première phase est suivie d’une seconde, on arrive à l’organisation de luttes concrètes, à des formes de syndicats et d’associations, à la volonté de lutter contre les patrons, à la  » conscience  » d’un antagonisme irrémédiable entre les classes. Nous pouvons ajouter qu’elle peut également conduire au rêve d’une société différente, sans patrons, avec des travailleurs gérant leur propre travail et organisant une répartition équitable du travail et du produit 4. Mais ce n’est toujours pas suffisant….

La société capitaliste est trop organisée et centralisée pour être critiquée sur la base des données de l’expérience empirique immédiate, de plus, elle est influencée par les mécanismes mentaux inculqués par des siècles d’oppression.

La tragédie de l’approche utopique est qu’elle renforce de ses propres mains le capital même qu’elle veut combattre (le mythe de l’État-providence, de l’économie nationale, etc.)

La cause de l’oppression et de l’exploitation dans la société capitaliste n’est pas les patrons, mais la loi de nécessité immanente à l’existence du marché, de la marchandise, du travail salarié, de l’argent, du capital.

Dans ses moments les plus forts, l’ancien mouvement ouvrier est allé jusqu’à concevoir l’abolition des patrons, parfois l’idée de supprimer l’argent seul, mais il était incapable d’aller plus loin que la logique corporative de la production.

L’expérience immédiate ne voit pas la marchandise, mais le patron, la banque comme le « monstre ». La gauche plus ou moins réformiste reste attachée au mythe de la « gestion » du présent. Ces mêmes entreprises  » autogérées  » ou  » contrôlées  » par les travailleurs, une fois entrées sur le marché, devront échanger leurs produits et ne pourront le faire que sous la forme d’un équivalent d’échange : je te donne une chose et tu me donnes une chose. D’où la monnaie, mesure universelle de la richesse, et avec elle tout le mercantilisme5.

Le point de vue politique léniniste affirme que les travailleurs ne peuvent pas encore posséder une conscience socialiste6. Elle ne peut leur être apportée que de l’extérieur. La classe ouvrière peut indépendamment atteindre le niveau de la conscience syndicale, économique, c’est-à-dire la conviction de la nécessité de s’unir en syndicats, de mener des luttes contre les patrons, d’exiger du gouvernement telle ou telle loi nécessaire à ses intérêts.

Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi: idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n a pas élaboré une « troisième » idéologie; et puis d ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d’idéologie en dehors ou au dessus des classes). C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise (…) Mais pourquoi – demandera le lecteur – le mouvement spontané, qui va dans le sens du moindre effort, mène-t-il précisément à la domination de l’idéologie bourgeoise ? Pour cette simple raison que, chronologiquement, l’idéologie bourgeoise est bien plus ancienne que l’idéologie socialiste, qu’elle est plus achevée sous toutes ses formes et possède infiniment plus de moyens de diffusion. Plus le mouvement socialiste dans un pays est jeune, et plus il faut combattre énergiquement toutes les tentatives faites pour consolider l’idéologie non socialiste, plus résolument il faut mettre les ouvriers en garde contre les mauvais conseillers qui crient à la « surestimation de l’élément conscient », etc. “7

Les syndicats ou les associations réformistes ne nient pas la politique, ils font leur propre politique, mais pas celle du socialisme. Les mêmes mouvements anti-politiques spontanés sont eux-mêmes des mouvements politiques, souvent avec de fortes connotations anti-ouvrières cachées par toute une phraséologie populiste. Aujourd’hui, l’importance d’un prolétariat multiethnique et international est evidence pour tous…. des mots comme défendre la production nationale revient à fomenter le racisme et à inciter à la guerre entre les pauvres, même de la part de la gauche.

Lorsque nous parlons d’amener la conscience du « programme » de l’extérieur, nous ne voulons pas concevoir le révolutionnaire comme un professeur qui va enseigner la lecture et l’écriture ou un prêtre qui transmet ses vérités révélées. Il est le militant politique capable d’utiliser le socialisme scientifique et son expérience et expertise comme exemple et direction. Mais cela se fait à travers un mécanisme dialectique : praxis-théorie-praxis. C’est-à-dire qu’on absorbe le concret, on le lit selon la théorie révolutionnaire, et on le retransforme en concret.

Le militant révolutionnaire comprend l’importance de la bataille idéologique et la force non seulement militaire mais aussi politique, culturelle, on pourrait dire spirituelle, qu’exercent les vieilles habitudes du vieux monde que l’on veut détruire. Aujourd’hui, étant donné la force, la centralisation et la propagation accrues du capitalisme, il convient d’insister encore davantage sur les traits antispontanéistes de ce que peut être une stratégie révolutionnaire. Il ne s’agit pas de nier l’importance vitale de la spontanéité, du chaos révolutionnaire nécessaire pour briser les rapports de force avec l’ennemi. La force actuelle du capitalisme est aussi sa faiblesse, l’extrême rapidité de ses mécanismes le rend inévitablement plus fragile. Plus généralement, si nous voulons rendre le modèle léniniste compréhensible aujourd’hui par une plaisanterie, nous pouvons dire que c’est la différence qui passe entre qui est un rebelle et qui est un révolutionnaire, parfois  » rarement  » ces deux attitudes coïncident, souvent non, et font que le premier entrave le développement du second.

L’histoire a pleinement confirmé cette interprétation. Dans tous les pays capitalistes, un mouvement ouvrier massif et spontané s’est développé – ce qui confirme l’analyse de Marx sur les intérêts contradictoires entre la bourgeoisie et le prolétariat – dans tous les pays, les travailleurs ont mené des luttes héroïques et, dans certains cas, ont conquis le ciel (par la rencontre entre l’autonomie prolétarienne et le parti révolutionnaire). Son parti, son État ont été détruits, ses rêves « spontanés » et ses réalisations – syndicats, assistance, nationalisations – ont été transformés en instruments de plus grande force et d’intégration pour le capital. Mais le fait que le capital doive construire tout un appareil politique, judiciaire, policier pour surveiller le grand perdant en vue, montre qu’un volcan continue d’exister sous terre, et de temps en temps on peut voir les jets de lave sortir des entrailles de la terre.

La détonation pour libérer le volcan est manquante. Ce qui manque, c’est l’instrument de la fête. Le processus qui conduit à la formalisation du parti, à son apparition effective en termes politico-militaires, est long et complexe. C’est une accumulation de forces, de compétences, de qualité, mais son extension n’est pas mécanique et elle se fait par bonds. Elle n’est pas détachée de la situation sociale dans son ensemble, ni de la présence du prolétariat en tant que force agissante. Ce lien, cependant, n’est pas immédiat et se manifeste plus facilement dans deux conditions : au début et à la fin du cycle de vie du capitalisme.

Au début du capitalisme sous sa forme moderne, nous sortions d’une révolution (lutte contre la noblesse). Tous les éléments de la société étaient polarisés et radicalisés, toutes les attentes étaient exaltées, en d’autres termes, pendant une révolution, on pouvait voir beaucoup plus loin que l’horizon que la consolidation ultérieure fixerait de manière stable. Il n’est donc pas étrange que la doctrine du socialisme, c’est-à-dire la doctrine de la révolution anti-bourgeoise, soit développée précisément pendant le déroulement de la révolution bourgeoise elle-même. Puis tout se stabilise, les processus historiques se déroulent de manière tumultueuse et dramatique. Les espoirs, les rêves, les attentes cherchent leur exutoire dans ce qui existe et semble coïncider avec la nature des choses. Les décennies et les siècles passent, la vieille taupe continue de creuser, le choc entre les composantes contradictoires de la société capitaliste s’intensifie, et à nouveau, comme au début, des groupes pertinents des anciennes classes privilégiées réalisent avec désespoir que les privilèges -que la société leur accorde- ne sont pas suffisants pour répondre à leurs attentes. Personne ne peut nier que c’est ce qui se passe. Au fur et à mesure que le processus se poursuit, une partie d’entre eux sera poussée à considérer que leur position au sein de la société capitaliste est sans espoir et à lier leur existence à la perspective du socialisme. Si, entre-temps, la mémoire et la tradition de ce qui a été vu clairement pour la première fois, dans l’éclair éblouissant émanant de la révolution bourgeoise elle-même, ont été préservées, autour de cette tradition, pour Marx le parti historique, transmise par quelque groupe minuscule (parti formel), se reconstruira le parti révolutionnaire capable de ce lie à la trajectoire de la classe prolétarienne.

Pour en revenir aux Etats-Unis, nous devons nous demander pourquoi une organisation révolutionnaire capable de se connecter à la trajectoire prolétarienne ne s’est jamais développée dans ce grand pays capitaliste8.

Pourquoi, d’ailleurs, un parti ouvrier stable, social-démocrate et progressiste n’a-t-il même pas été formé ? Il est encore plus intéressant de noter comment cette dynamique présente au début des États-Unis se manifeste maintenant dans la vieille Europe.

Si nous examinons ce cas à la lumière de Que faire ? de Lénine, nous devons reconnaître qu’aux États-Unis, aucun mouvement notable ne s’est produit au sein de la soi-disant intelligentsia, semblable à celui décrit pour la Russie ou la vieille Europe continentale. Il existe, il est vrai, un parti socialiste éphémère, dont la fortune, essentiellement électorale entre 1912-1920, est liée à la notoriété du tribun Eugène Debs. Mais rien de comparable à la grande construction théorique, politique, organisationnelle de la social-démocratie en Europe.

Nous pouvons attribuer la présence en Europe à la fois de partis révolutionnaires et – au pôle opposé – de partis opportunistes forts à la forme particulière que la révolution bourgeoise a prise en Europe. Ici, la bourgeoisie a dû renverser un mode de production fort, organique, complet dans tous ses aspects, doté d’un appareil idéologique fort et compact – l’appareil des religions avec leurs prêtres -. La bourgeoisie a donc dû construire son propre appareil idéologique et politique, ses « prêtres », c’est-à-dire les intellectuels dits bourgeois, qu’il s’agisse d’intellectuels généraux ou d’intellectuels politiques, disons aussi bien les Rosseau et les Diderot que les Robespierre et les Marat…

Ce groupe particulier – les nouveaux prêtres – a mené le combat pour la bourgeoisie en formulant ses idées et en dirigeant ses armées. La bourgeoisie a accepté de se discipliner dans son sillage afin d’obtenir la victoire. Une fois la victoire acquise, ils s’attendaient, en échange de leurs services, à prendre la place des anciens prêtres, c’est-à-dire à diriger l’appareil politique et idéologique au nom et au service de la bourgeoisie. Au lieu de cela, la bourgeoisie a trouvé préférable de négocier avec les représentants de l’Ancien Régime, encore plein de prestige sur la plèbe ignorante. C’est le contenu d’abord de Thermidor, puis de la Restauration. La bourgeoisie, essentiellement victorieuse, a mis les représentants des anciennes classes à leur place dans la machine étatique, à condition qu’elle soit gérée dans son intérêt. La monarchie absolue devient constitutionnelle, les rois orgueilleux – de droit divin – deviennent des employés de la nation, c’est-à-dire de la bourgeoisie.

Les nouveaux prêtres, c’est-à-dire les descendants des Jacobins, ont été mis à l’écart. Ils ont constitué l’épine dorsale des mouvements démocratiques de la première moitié du XIXe siècle, dont la plate-forme était précisément le peuple, c’est-à-dire la coalition des couches paysannes et prolétariennes avec la bourgeoisie dirigée politiquement et idéologiquement par elles. Certains de ces idéologues ont ouvert les yeux sur les contrastes au sein de la société bourgeoise naissante et ont vu l’existence d’une nouvelle classe : le prolétariat. À ce moment-là, une profonde scission s’est produite dans leurs rangs. Beaucoup, et ceux-ci ont fourni la base idéologique de l’opportunisme, ne voyaient dans le prolétariat que l’instrument pour forcer la bourgeoisie à être « démocratique » et « progressiste », c’est-à-dire à construire un appareil d’État basé sur le consentement des masses prolétariennes, ce qui est certainement la forme étatique optimale du capitalisme.

Dans ce programme, ils reconnaissaient les couches prolétariennes « sous réserve » 9, porteuses de revendications moins radicales, celles qui, après les premiers succès du mouvement ouvrier, avaient réussi à obtenir quelque chose à défendre et à accumuler au sein de la société capitaliste. Il y a donc eu une alliance entre la majorité des syndicats qui, comme nous l’avons mentionné au début, après une phase initiale socialiste, s’étaient installés pour protéger les intérêts de l’aristocratie ouvrière, et ce groupe de « nouveaux prêtres » avides de vengeance. C’est sur cette base qu’est né le parti travailliste britannique, précisément de la rencontre entre les intellectuels fabiens et les syndicats ; c’est sur cette base que sont nées les majorités opportunistes des partis socialistes allemand et italien, à savoir de la rencontre entre l’intelligentsia  » démocratique  » désabusée par la politique gouvernementale et les puissants syndicats. C’est précisément cette alliance qui a propulsé les partis socialistes dans le rôle de partis républicains, parlementaires et – en cas de succès – de défenseurs de l’ordre bourgeois. Le succès de ce programme politique permit aux nouveaux prêtres de couronner leur vieux rêve, à savoir être pour les bourgeois ce que les anciens prêtres avaient été pour les seigneurs féodaux, les administrateurs et les idéologues de la machine d’État.

Mais une aile des intellectuels, désabusée non seulement par la Restauration, mais par la révolution bourgeoise elle-même, a pris le chemin opposé, celui de Marx et Engels. Aidés par la lumière qui émane de tout processus révolutionnaire, ils ont pu voir en un éclair ce qui existait potentiellement dans les entrailles de la société bourgeoise et mesurer ainsi toute l’ambiguïté idéologique de la pensée bourgeoise, même la plus radicale. Aidés par la nature ouvertement antagoniste des luttes ouvrières de la phase initiale, ils ont pu reconnaître l’existence de « besoins » prolétariens plus avancés que les simples gains salariaux, réglementaires et sociaux. En outre, ils voyaient que la société bourgeoise, tout comme elle avait eu un début, aurait une fin. Et cette perspective a rendu misérable tout « rêve » ou « utopie » d’être des managers à quelque titre et niveau que ce soit de la société capitaliste.

Ainsi est né le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels…

L’Angleterre n’était pas incluse dans ce tableau qui couvrait l’ensemble de l’Europe continentale, malgré le fait que Marx et Engels y étaient basés. La révolution anglaise était alors vieille de deux siècles, le capitalisme bien établi, ce qui avait permis à l’Angleterre d’être à la tête de la coalition anti-Jacobin au début du 19ème siècle. L' »intelligentsia » anglaise n’avait pas de composante révolutionnaire appréciable, mais a rejoint en masse les rangs du collaborationnisme philistin et chrétien. Le magnifique mouvement ouvrier anglais – du chartisme aux grandes grèves des mineurs en passant par les shop stewards – n’avait donc pas de parti révolutionnaire avec lequel se réunir, mais seulement un ignoble parti travailliste.

En Russie, par contre, les exigences objectives de la révolution bourgeoise, associées à la faiblesse de la bourgeoisie qui craignait toute crise révolutionnaire, ont forcé l' »intelligence », si l’on peut l’appeler ainsi, à jouer un rôle de supplantation de la bourgeoisie. Il n’est donc pas étonnant que, à partir de cette situation, la composante qui s’est liée aux perspectives de la révolution anti-bourgeoise se soit également trouvée renforcée.

L’Europe continentale a vu l’affrontement entre deux composantes – marxiste et opportuniste – de l' »intelligentsia » dans une situation d’équilibre relatif. D’où l’importance de la lutte théorique que, dès le début, Marx et Engels ont menée contre Proudhon, les Lassale, les During et leurs disciples ont mené contre Bernstein et les Kautsky. Cette lutte a été victorieuse sur le plan théorique car elle a conduit à la formation et à l’approfondissement de la doctrine du prolétariat, indépendante et opposée à l’idéologie démocratique bourgeoise propagée par les  » nouveaux prêtres « .

Mais la lutte n’a pas été victorieuse sur le plan politique, car ces derniers ont su profiter du retard pris dans la mise en œuvre de toutes les revendications démocratiques pour se rapprocher du marxisme en insinuant leurs formulations opposées, qui ont trouvé un terrain fertile en face dans les revendications matérielles du réformisme syndical et politique. C’est ainsi que se sont construits les grands partis sociaux-démocrates qui, avec une régularité mathématique, à chaque tournant historique, ont déserté le camp prolétarien pour rejoindre le camp bourgeois.

Ces « nouveaux prêtres » dénonceront, loueront, flatteront, aideront et trahiront la classe prolétarienne, selon l’occasion, ils feront tout pour la classe ouvrière, sauf lui sauter sur le dos et s’écarter de son développement politique.

Cela a été possible parce que, comme l’avait prédit Lénine, la classe ouvrière seule ne pouvait pas construire son parti et parce que la majorité des intellectuels bourgeois avaient la perspective d’être appelés à diriger l’État de la bourgeoisie et utilisaient les partis socialistes comme un instrument essentiellement démocratique.

La situation était bien différente en Amérique, où la bourgeoisie a gagné non pas par la révolution mais par l' »immigration », c’est-à-dire que le mode de production précédent – représenté par les peuples indigènes américains – n’a pas eu besoin d’une lutte politique et idéologique particulière pour être renversé. Ici, le développement idéologique a donc pris un autre caractère, bien loin de l’Encyclopédie, des Lumières, de la lutte anticléricale, du jacobinisme. Et la démocratie a pris la forme étatique la plus pure.

Par conséquent, il n’y a pas eu de « nouveaux prêtres ». ni de concurrents dans la direction de l’État. Le résultat est que ni les grands partis sociaux-démocrates ni les petits noyaux révolutionnaires ne se sont formés : le mouvement ouvrier est resté en quelque sorte livré à lui-même. Le fait qu’un certain nombre d’autres facteurs matériels aient contribué à cette situation est banal à retenir.

Les États-Unis ont plus besoin de Coca Cola et de porte-avions que de philosophes pour exporter leur démocratie…

Si la lutte idéologique aux Etats-Unis a été d’une importance secondaire, cela ne signifie pas que la nécessité d’une organisation révolutionnaire perd de son importance ; au contraire, elle est d’une importance capitale aujourd’hui.

La phase impérialiste, sa recherche spasmodique de centralisation et de concurrence, la militarisation de la société et des relations sociales elles-mêmes, ont fait que, tandis que les barrières sociales sont plus prononcées, les superstructures idéologiques plus fragiles (le rôle de la famille, la tradition, les marges de plus en plus limitées du réformisme, etc.)10, l’appareil militaire de l’État a augmenté son potentiel et sa force cinétique.

Le mouvement ouvrier américain et ses nouvelles organisations et mouvements sont confrontés à un niveau de répression, de contrôle, qui est inimaginable lorsqu’on le compare à la violence et à la répression du passé. Les défis auxquels il est confronté le mettent face à une société sénile, un impérialisme en perte d’hégémonie et un appareil central qui se défend bec et ongles.

Le développement actuel d’un nouveau syndicalisme aux Etats-Unis est un phénomène important : il permet à des milliers de nouveaux travailleurs de former des organisations, de développer des réseaux de solidarité sur le lieu de travail et sur le terrain. Sa dynamique ouvertement fondée sur les classes sociales est un signal à saisir et à défendre de toutes nos forces. Cependant, comme c’est souvent le cas après de longs vides, où à part des manifestations de rébellion ou des mouvements de protestation ouvertement interclassistes, on ne voyait rien à l’horizon, l’irruption à nouveau de l’ancienne lutte des classes dans ce nouveau capitalisme conduit souvent à l’erreur de courir après les mouvements, de penser que les mouvements peuvent se suffisent à elles-mêmes11.

La gauche révolutionnaire américaine, si elle a la capacité de saisir pleinement le potentiel de cette phase, le réveil de la classe prolétarienne et sa capacité d’action indépendante, et de se positionner non pas comme un appendice, mais comme un pôle d’action et de perspective, est destinée à jouer un rôle sans précédent dans la politique aux Etats-Unis.

 Mu’ammar G.

1 Le 1er mai 1886, un rassemblement d’ouvriers et de militants anarchistes en soutien aux travailleurs en grève se tient à Haymarket Square, à Chicago, dans l’Illinois. Un inconnu jeté une bombe sur un groupe de policiers, tuant l’un d’entre eux sur le coup. Dans le chaos qui s’ensuit, sept officiers sont tués par des tirs amis, ainsi que de nombreux civils. Le procès qui s’ensuit aboutit à la condamnation à mort par pendaison de huit ouvriers anarchistes d’origine allemande, qui seront plus tard reconnus innocents. Ces événements comptent parmi les origines de la fête des travailleurs, ainsi que la naissance, dans l’imaginaire collectif, de la figure de l' »anarchiste poseur de bombes ». Les causes des incidents sont encore contestées aujourd’hui, bien que les profondes divisions entre les ouvriers et les hommes d’affaires dans le Chicago de la fin du XIXe siècle soient généralement comptées parmi les raisons de la tragédie.

2 Le Congress of Industrial Organizations (CIO, Congrès des organisations industrielles) est une confédération syndicale nord-américaine issue d’une scission de l’AFL en 1938.

Dans les années 1930, avec la crise économique de 1929 et les difficultés pour le mouvement syndical américain, et particulièrement pour la Fédération américaine du travail, ds dirigeants syndicaux se posent la question d’une autre organisation du mouvement, favorisant le syndicat d’industrie, par rapport au syndicat de métier, traditionnel au sein de l’AFL. John L. Lewis, leader de l’United Mine Workers of America, Sidney Hillman, d’Amalgamated Clothing Workers of America, et David Dubinsky, d’International Ladies’ Garment Workers’ Union, prennent la tête de ce mouvement lors de la fondation du Committee for Industrial Organization (CIO) au congrès de 1935 de l’AFL. Soutenu financièrement par les syndicats du textile (ACWA et ILGWU), le mouvement remporte ses premières victoires en poussant la direction de General Motors à reconnaître le nouveau syndicat United Auto Workers lors de grèves à Flint (Michigan). Elle se réunifie avec l’AFL pour former l’AFL-CIO en 1955.

3 La meilleure enveloppe, de la dictature de la bourgeoisie, selon Lénine

4 L’IWW en est venu à théoriser cela aux Etats-Unis.

5 C’est quoi alors, le communisme ? C’est la fin de l’entreprise, la fin de tout sujet particulier en tant que détenteur d’un droit sur un bien particulier, le début de la vie de l’espèce humaine tout entière en tant que sujet économique unique. Fini le mien et le tien, fini aussi le nôtre, s’il est lié au tien, c’est l’organisation de tous les biens du globe en fonction des besoins de chacun de ses habitants, ce qui implique la démolition totale, et non la récupération, de l’organisation productive corporative créée par le capitalisme. C’est notre horizon, mais il est clair que nous n’y arriverons pas du jour au lendemain. Le concept de la dictature du prolétariat, de la transition vers un socialisme inférieur et un socialisme supérieur réside dans la reconnaissance de la bataille titanesque que le nouveau doit mener contre l’ancien, qui, bien que vaincu, conserve intacts ses habitudes et ses mécanismes sociaux du passé.

6La classe ouvrière va spontanément au socialisme mais l’idéologie bourgeoise la plus répandue (et constamment ressuscitée sous les formes les plus variées) n’en est pas moins celle qui, spontanément, s’impose surtout à l’ouvrier. “ Que faire ? Lénine, 1906

7 Que faire ? Lénine, 1906

8 Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’expériences et de tentatives révolutionnaires.

9C’est-à-dire capable d’accumuler, d’avoir des réserves économiques… argent en banque, maison, etc.

10 Cela ne signifie pas qu’ils disparaissent et qu’ils ne jouent plus aucun rôle.

11 Il suffit de regarder l’oscillation des intellectuels de gauche… Le cas le plus récent, mais la liste est très longue, est celui de David Harvey découvrant la nouveauté de Prodhon (.petit est beau°… moins problématique et « extémiste » que Marx…..(les grands gagnent sur les petits)

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