Pablo Bonavena
Lénine, comme nous le verrons dans ces pages, est reconnu à l’unanimité comme un stratège habile et un tacticien lucide. Cette caractérisation, ni plus ni moins, trouve son fondement dans le fait qu’il a déployé ces compétences dans une double situation : contre l’État tsariste et pour la défense de l’État socialiste après le triomphe de la révolution. Personne dans l’histoire n’a traversé de telles circonstances et Lénine l’a fait avec succès. Le fait d’avoir été à la tête de deux processus aussi extraordinaires illustre une expertise qui, sans aucun doute, a deux sources. D’une part, le « génie », comme on dit souvent dans l’art de la guerre, et d’autre part, la formation pratique et théorique. Dès son plus jeune âge, Lénine était conscient que l’aptitude à diriger exigeait autant de talent que de préparation. Il affirmait, en juin 1905, qu’il n’y avait pas de « guerre sans ruse militaire », mais que cette sagacité dépendait du respect d’une recommandation incontournable : en temps de guerre, il faut agir comme en temps de guerre (Lénine, 1982b, T. 10, p. 310). Bien qu’il n’ait jamais entrepris de recherche systématique sur le thème militaire comme l’a fait Friedrich Engels, ni ne se soit déclaré expert en questions militaires (Ancona, 1979, p. 27), Nadejna Konstantinovna Krupskaia, l’épouse de Lénine, certifia qu’« il ne se contenta pas de lire attentivement, d’étudier scrupuleusement et de réfléchir à tout ce que Marx et Engels avaient écrit sur la révolution et l’insurrection. Il a également examiné de nombreux ouvrages sur l’art de la guerre, considérant la technique et l’organisation de l’insurrection armée sous tous les angles. Il s’est consacré à cette tâche bien plus que ce que les gens pensaient… » (Krupskaïa, 1984, p. 109 ; Braun, 1979, p. 46). Plusieurs camarades contemporains du leader bolchevique ont témoigné qu’il avait une connaissance approfondie de l’art militaire, comme par exemple Nikolai Ilitch Podvoiski (responsable militaire au Comité central du Parti bolchevique et au Comité révolutionnaire du Soviet de Petrograd en 1917), S. I. Aralov (membre du Commissariat du peuple aux affaires militaires et du Conseil suprême de guerre du Soviet de l’URSS en 1917/1918) et Semion Mikhaïlovitch Budjonny (commandant en chef du 1er régiment de cavalerie montée pendant la guerre civile) (Braun, 1979, p. 47). Mikhail Vasilievich Frunze, membre du Comité central du Parti bolchevique et président du Soviet militaire révolutionnaire depuis janvier 1925, s’est exprimé à plusieurs reprises dans le même sens. De l’autre côté du « rideau de fer », plusieurs spécialistes renommés des questions militaires dans les pays capitalistes ont reconnu cette formation, à l’instar de l’Américain Edward Mead Earle (1894-1954), spécialiste de la sécurité nationale, dans son ouvrage classique et volumineux Creadores de la estrategia moderna (Mead Earle, 1968, p. 41). On sait que Lénine a lu « les œuvres de Napoléon Ier ; Les principes fondamentaux de la guerre de Frédéric II ; Stratégie du théoricien militaire allemand W. Blume ; les six volumes de Blioj, La guerre future au sens technique, économique et politique (1898) ; le livre L’art militaire et la conduite de la guerre à notre époque, de l’ancien capitaine de l’armée allemande et docteur en philosophie, R. Günther (à propos duquel Lénine a noté : « Ce n’est pas mal, cet essai populaire sur les connaissances militaires ») ; Articles sur l’art militaire et la conduite de la guerre de von Boguslawski et autres » (Korabliov, 1976, p. 13).
Au-delà de sa propre expérience en la matière, Lénine exigeait avec insistance de tous les militants socialistes qu’ils s’approprient les connaissances militaires. Joseph Staline a mentionné qu’au cours de la guerre civile, Lénine avait imposé à tous les jeunes du comité central l’obligation d’étudier en profondeur les questions militaires (Staline, 1979, p. 103) et a donné des directives exigeant la nécessité de connaître les lois fondamentales de tout type de guerre (Sokolovsky, 1964, p. 154), mais ce sont les événements révolutionnaires de 1905 en Russie qui ont marqué un tournant, en particulier en raison de la répression brutale. Il a même déclaré dans le journal Vperiod de janvier de cette année-là (numéro 4) que tout le peuple devait apprendre l’art de la guerre civile, car « la révolution est une guerre » (Lénine, 1982a, T. 9, p. 217 ; James, 2011). Il reprit ainsi la mission confiée par Engels de se tenir toujours au courant des questions militaires à tous les niveaux et dans toutes leurs dimensions. Il disait : « Aucun social-démocrate qui connaisse un peu l’histoire et ait étudié Engels, si versé dans cet art, ne remettra jamais en question l’immense importance des connaissances militaires… » (Lénine, 1972, T. VIII, p. 645). Cette insurrection manquée avait non seulement mis en évidence le caractère guerrier pris par l’escalade de la lutte populaire, mais elle avait également montré que les efforts du Bureau technico-militaire du Parti ouvrier social-démocrate russe étaient insuffisants. Lénine reconnut immédiatement les lacunes théoriques et doctrinales et avertit qu’il ne suffisait pas de lire les écrits « guerrière » d’Engels (Derbent. 2024, p. 205). Il s’efforça immédiatement de tirer les leçons de l’expérience afin d’améliorer l’efficacité des groupes de combat. Il proposait d’étudier les luttes révolutionnaires et d’acquérir une connaissance générale des batailles afin d’alimenter une « élaboration propre et adaptée à nos conditions ». C’est ce qu’il indiquait dans la préface à l’ouvrage du général communard Gustavo Paul Clauseret, La lutte dans les rues. Conseils d’un général de la Commune, publié avec sa traduction dans Vperiod en mars 1905. Il se montrait pressé de s’approprier les expériences, de corriger les erreurs, de surmonter les lacunes et d’assumer les tâches en suspens. Le 16 mai 1905, par exemple, il s’écria devant ses partisans : « Je vois avec horreur, vraiment avec horreur, qu’on parle de bombes depuis plus de six mois sans en avoir fabriqué une seule » (Lénine, 1982c, T. 11, p. 349).
Entre 1904 et 1907, période marquée par la guerre russo-japonaise et la révolution de 1905, Lénine fit preuve d’une bonne maîtrise des questions militaires couvrant les aspects historiques, théoriques et techniques propres à la guerre régulière (Ancona, 1979, p. 28). Dans l’analyse publiée en janvier 1905 dans « La chute de Port-Arthur », il affiche une certaine affinité avec l’œuvre du général prussien Karl von Clausewitz, sans toutefois le connaître directement. Il a pris en compte le poids de la force morale, le caractère de masse de la guerre moderne, le lien entre l’organisation militaire et la structure économique et culturelle de chaque pays (problème de l’unité du front et de l’arrière, de l’armée et du peuple), entre autres points. Lénine y a également examiné avec soin les vicissitudes des batailles et les décisions des commandants avec une grande habileté professionnelle. Ses jugements témoignent en outre d’une bonne connaissance des dernières avancées de la science appliquée à la guerre (Korabliov, 1976, p. 13). D’autre part, la relation entre la guerre et la politique théorisée par Clausewitz (« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ») est présente sous diverses formes, ce qui prouve que ce concept faisait déjà partie du patrimoine intellectuel de Lénine avant qu’il ne le lise de première main. On peut même affirmer qu’il était parvenu à cette position de son propre chef (Grinijin, 1958, p. 153 ; Ancona, 1979, p. 30). Frunze détecte avec justesse les traces de la célèbre proposition au moment où Lénine précisait le parcours de l’ascension révolutionnaire qui allait de la sphère politique stricte à la lutte armée, pour se transformer en insurrection, puis en guerre civile (Pankratov, 1973, p. 139). En effet, le lien entre politique et guerre peut être retracé très tôt, dans « La guerre avec la Chine », article publié dans le premier numéro de Iskra en décembre 1900 (Lénine, 1982g, T. 4).
Indépendamment de ces opinions, il est certain que Lénine n’est pas seulement apprécié en tant que connaisseur. Il est également considéré comme l’un des fondateurs de la stratégie moderne. Plusieurs spécialistes militaires des États capitalistes estiment que des ouvrages tels que « Par où commencer » (1901), Que faire ? (1902) et « La guerre de guérilla » (1906) ont jeté les bases de la guerre insurrectionnelle du XXe siècle ou, comme l’ont conceptualisé les théoriciens de la contre-insurrection, la formule de la « stratégie totale » dont l’objectif est de privilégier la conquête des populations plutôt que le contrôle spatial (domination territoriale), le développement du renseignement et du contre-renseignement, la formation de militants « professionnels », la gestion des médias, la combinaison d’actions légales et clandestines et la lutte contre la police politique selon « les règles de l’art » (Caffentzis, 2003 ; Scheibert, 1956, p. 564). Carl Schmitt, dans Théorie du partisan, est l’un des auteurs qui reconnaît en Lénine un théoricien de la « guerre totale » selon un parcours qui relie Que faire ? à « La guerre de guérilla » (Schmitt, 2005, pp. 65, 63 et 64). Cependant, l’action armée insurrectionnelle prônée par ces écrits a toujours coexisté avec un principe : le recours à la force physique directe devait être calculé à partir d’une économie de la violence.
Le colonel (à la retraite) William M. Darley, de l’armée américaine, donne un conseil qui illustre bien la hiérarchie obtenue par Lénine dans ces domaines. Il exhorte les officiers et sous-officiers des forces armées de son pays à « se familiariser avec l’origine et l’utilisation des principes et des tactiques du militantisme révolutionnaire de Lénine, car ceux-ci sont souvent mis en œuvre aujourd’hui par les insurgés… ».. Il formule cette suggestion dans un article publié dans la revue professionnelle de son armée, intitulé de manière suggestive « La formule de Lénine pour établir l’agenda », en référence à son habileté à imposer une orientation psychologique à la population en fonction des objectifs de combat (Darley, 2017, p. 35). Parmi les théoriciens bourgeois, Lénine est considéré comme un habile cadre de la guerre psychologique : « il était un génie de la manipulation politique, de l’opportunisme et de l’éclat spirituel, ou du coup d’éclat… ». (Davis et al, 1977, p. 199).
Concernant l’attachement de Lénine à la dimension militaire des luttes sociales, rappelons également que ce thème était au cœur des discussions des révolutionnaires de la fin du XIXe siècle, comme en témoigne le Premier Congrès de la IIe Internationale qui s’est tenu à Paris en 1889, où il était question de l’« armement du peuple » (Dos Santos et Bambirra, 1980, p. 166). Dans le camp de la gauche, les échos du blanquisme, la lutte sur les barricades, la propagande par l’action anarchiste et le terrorisme, en particulier en Russie, imprégnaient les débats. Cependant, l’aspect de la violence dans les pratiques politiques était un thème qui envahissait la vie de Lénine, et pas seulement en raison du contexte. À l’âge de 17 ans, son frère aîné Alexandre (« Sasha ») Oulianov, membre de la Fraction terroriste de la Volonté du peuple, tenta d’attenter à la vie du tsar Alexandre III le 1er mars 1887, ce qui lui valut d’être pendu (Pomper, 2010). Nous ne tomberons pas ici dans le psychologisme, tentation à laquelle Winston Churchill n’a pas pu échapper, puisqu’il a lié son activité politique à la vengeance. Il a affirmé : « L’exécution de son frère aîné a réfracté à travers un prisme ce large faisceau de lumière blanche : et le prisme était rouge » (Churchill, 1929, p. 73). La mort de son frère « préféré » n’a pas donné lieu à une vengeance, mais a plutôt renforcé ses convictions révolutionnaires (Korabliov, 1976, p. 8). Sans spéculer, il ne fait donc aucun doute que cet événement a dû laisser des traces profondes qui resurgissaient certainement chaque fois qu’il était identifié comme « le frère du pendu » (Ali, 2017, p. 63).
Voyons quelques-unes des contributions les plus reconnues à l’art militaire à l’époque où Lénine affrontait l’État. Dans Que faire ?, Lénine développe la manière de lutter contre la police secrète. Il approfondit le problème des formes et des moyens pacifiques et non pacifiques de la lutte des classes (Korabliov, 1976, p. 9). Il travaille sur la relation entre communication et discrétion. Il postule qu’un véritable cadre professionnel se définit « par sa capacité au secret ». Il tente d’expliquer la nécessité de mettre en place une stratégie organisationnelle pour relever le défi posé par le terrorisme d’État. George Caffentzis résume ainsi cette initiative : « Lénine a présenté une théorie de l’organisation révolutionnaire conçue pour échapper à un État vigilant » (Caffentzis, 2003, p. 219 et 220). Cette estimation est courante parmi les théoriciens de la contre-insurrection qui revendiquent systématiquement le militarisme de Lénine. La théorie du parti, par exemple, est alimentée par une idée toute faite sur les fonctions d’un état-major. Le colonel McCuen, expert historique en guerre irrégulière, insurrection et guerre hybride, reconnaît les implications et l’impact de « Que faire ? », et prouve ainsi la force intellectuelle du dirigeant bolchevique : « Unifier l’effort est le principe fondamental qui sous-tend toute stratégie, tactique, planification et organisation révolutionnaires efficaces. Il en a toujours été ainsi depuis 1902, lorsque Que faire ? de Lénine a fait de la révolution une science. Des termes tels que « centralisme démocratique », « parti », « ligne du parti » et « front » apparaissent si souvent dans la littérature révolutionnaire communiste que nous en perdons parfois le sens. Ils expriment le dévouement, la discipline, le militarisme et l’unité de pensée, d’intention et d’action ; l’unité de l’effort » (Mc Cuen, 1967, p. 86 et 87). Ce type d’interprétation, propre à l’expertise militaire, conduit à des conclusions de ce genre : la puissance bolchevique reposait sur son militarisme (Berdyaev, 1969, p. 153 ; Simes, 1981). Bien sûr, il y a souvent des malentendus, comme celui de Jacob W. Kipp, qui attribue à Lénine la « militarisation » du marxisme en confondant guerre et politique (Kipp, 1985). Lénine n’a jamais dilué la politique dans la guerre, mais il a su comprendre rapidement la métamorphose de la situation politique en situation militaire (Lénine, 1982e, p. 254). Cette justesse découlait de son rejet de la perspective « hobbesienne et libérale » qui attribue à la politique la mission de « domestiquer la violence », car pour Lénine, la guerre n’exprime pas « l’échec de la politique, mais l’une de ses manifestations » (Derbent, 2024, p. 179). Il expliquait que la politique dans les sociétés de classes dissimule ou recouvre l’exercice de la violence et que la militarisation de la politique est propre à toute stratégie de pouvoir, principe fondamental de sa théorie relative à la constitution de l’État.
L’un des aspects les plus reconnus du militarisme léniniste était sa capacité à planifier des actions clandestines. Il s’est illustré en tant que théoricien et militant clandestin, à tel point que ses pratiques et ses recommandations trouvent encore aujourd’hui un écho, même si les conditions de la clandestinité sont aujourd’hui très différentes. Krupskaia se souvient à ce sujet : « De tout notre groupe, Vladimir Ilich était le mieux équipé pour le travail de conspiration. Il connaissait toutes les cours adjacentes (double sortie) et avait un talent particulier pour échapper aux espions de la police. Il nous a appris à écrire dans les livres avec de l’encre invisible ou par la méthode des points, à faire des signes secrets et à forger toutes sortes de pseudonymes ». Lénine savait que le moindre détail était important et agissait infailliblement selon un plan mûrement réfléchi : il aspirait à la plus stricte observation des moindres détails (Vasiliev, 2022, p. 7). Kedrov M. Vasiliev, dans son livre Lénine. Théoricien et praticien de la militance illégale, met en évidence des aspects allant des méthodes de maquillage qu’il utilisait, aux moyens d’éviter d’attirer l’attention, en passant par l’utilisation de transports illégaux, la falsification de documents, le changement d’identité, le passage illégal des frontières, la mise en circulation de correspondance clandestine et les précautions pour protéger les réunions secrètes. De même, Lénine diffusait des recommandations pour préparer un parti illégal, proposait des lignes directrices pour sa structure organisationnelle et son mode de fonctionnement (centralisation de la direction et décentralisation des fonctions), encourageait la prolifération d’organisations auxiliaires proches du Parti, exigeait la promotion de syndicats illégaux et la mise en place de cellules ou de sous-comités dans les usines (Vasiliev, 2022 ; Lénine et al., 2024). Toutes ces lignes directrices étaient accompagnées de directives pour la préparation et l’exécution d’opérations militaires qui ont été consignées, par exemple, dans un texte rédigé le 16 octobre 1905, « Tâches des détachements de l’armée révolutionnaire », qui couvre, entre autres, les opérations militaires indépendantes, la direction de la masse mobilisée, l’approvisionnement en armes de chaque groupe opérationnel (« fusil, revolver, bombe, matraque, bâton, chiffons imbibés de pétrole pour incendier, cordes ou échelles de corde, pelles pour la construction de barricades, cartouches de pyroxyline, fil barbelé, clous, etc. ») (Lénine, 1982d, p. 352). En même temps, il orientait l’enseignement pratique des détachements :
La lutte contre les « Centuries noires » constitue une magnifique opération militaire, qui sert d’entraînement aux soldats de l’armée révolutionnaire, c’est leur baptême du feu, et elle est d’une immense utilité pour la révolution. Les équipes de l’armée révolutionnaire doivent immédiatement étudier qui, où et comment se forment les centuries noires, puis, ne pas se limiter à la propagande (qui est utile, mais qui ne suffit pas à elle seule), mais agir par les armes, en battant les éléments des centurions noirs, en les exterminant, en faisant sauter leurs quartiers généraux, etc. (Lénine, 1982d, p. 357).
La Grande Guerre est souvent considérée comme un tournant dans la formation de Lénine au combat. Entre fin 1914 et début 1915, en exil, il consulta dans une bibliothèque publique de Berne la première édition de De la guerre, de Clausewitz (Gat, 1992 : 370). Clemente Ancona estime que cette rencontre a permis à Lénine de forger sa conception la plus avancée sur le sujet (Ancona, 1979, p. 31). Dès lors, les références au militaire prussien devinrent fréquentes, même si, comme nous l’avons déjà mentionné, on pouvait facilement trouver des idées similaires à celles de cet auteur dans des écrits antérieurs. Il convient de préciser à ce stade que Lénine n’admettait pas la totalité des postulats de Clausewitz (Ancona, 1979, p. 93), mais il a souvent montré une prédilection particulière pour le lien qu’il établissait entre la guerre et la politique, des questions telles que le rôle de la population dans la guerre, les occupations de l’état-major (Derbent, 2024 : 183), ainsi que la conception de la défense et la faisabilité de la militarisation du peuple (peuple en armes) (Aron, 1987, p. 187 et 12). Lénine trouvait que Clausewitz conférait précision et légitimité à sa conception de l’action politique et militaire, car le code opérationnel et la pratique politique qu’il préconisait présentaient des similitudes avec les suggestions du Prussien (Davis et al, 1977, p. 199). Après ses lectures, Lénine cita publiquement Clausewitz dans l’article « La faillite de la IIe Internationale », écrit entre mai et juin 1915. Dès lors, il fit appel à son autorité dans de nombreux débats au sein et en dehors de l’Internationale, où la formulation clausewitzienne sur la guerre et la politique servit de prisme pour examiner l’origine et la nature de la Première Guerre mondiale (Davis et al, 977, p. 190). Entre juillet et août de la même année, dans la brochure « Le socialisme et la guerre (L’attitude du POSDR envers la guerre) », il a insisté sur cette formule dans un point intitulé « La guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens (à savoir par la violence) ». Il dit à propos de ce sous-titre : « Cette célèbre thèse appartient à Clausewitz, l’un des hommes qui a écrit le plus profondément sur les questions militaires. À juste titre, les marxistes ont toujours considéré cette thèse comme le fondement théorique des idées sur l’importance de chaque guerre en particulier. C’est précisément de ce point de vue que Marx et Engels ont toujours examiné les différentes guerres » (Lénine, 1982f, p. 61). En vérité, Lénine s’est approprié De la guerre avec soin et approbation, c’est pourquoi il a conseillé à ses camarades de l’étudier avec la plus grande attention (Gat, 1992, p. 363). Il souligna chez Clausewitz l’utilisation de la dialectique hégélienne et établit ainsi un lien avec le marxisme (« cousins éloignés ») ou, plutôt, il trouva en lui, et nous citons textuellement Lénine, « un pas vers le marxisme » (Gat, 1992, p. 372). Lénine a sélectionné et pris des notes sur l’ouvrage de Clausewitz, puis a rédigé un manuscrit qui a été publié pour la première fois dans Pravda en 1923, puis une seconde fois en 1930. En 1939, il fut publié sous le titre Notes sur l’ouvrage de Clausewitz De la guerre (Davis et al, 1977, p. 188), ouvrage qui consacra définitivement Clausewitz au sein du marxisme.
Un autre aspect important du lien entre Lénine et le thème de la guerre apparaît lorsqu’il entrevoit la corrélation entre la guerre impérialiste et la révolution prolétarienne, un enchaînement qu’il a mis en évidence à partir de ses réflexions sur la guerre franco-allemande de 1870, liée à la Commune de Paris, la guerre russo-japonaise (1905) et le conflit balkanique (1912-1913) (Derbent, 2024, p. 202). Il comprit que la guerre pouvait exacerber les contradictions sociales et lança le slogan sur la nécessité de transformer la guerre impérialiste en guerre civile, idée publiée en novembre 1914 dans Sotsial-Demokrat sous le titre « La guerre et la social-démocratie russe ». Lénine attribua un rôle positif à la guerre en tant que « mère » des révolutions, sans toutefois élever cette proposition au rang de loi sociale (Wolfe, 1956).
Enfin, il convient de consacrer quelques lignes au travail de Lénine sur la guerre une fois que sa force politique est devenue étatique. Avec le triomphe de la révolution, l’un des défis concernait l’organisation des forces armées, désormais étatiques. À ce moment-là, il a de nouveau manifesté une autorité avancée en matière de direction « militaire-stratégique », en mettant l’accent sur les facteurs économiques, le moral, la discipline, la configuration du système de commandement, la composition des forces, aspects qui reflétaient sa conception « totale » de la guerre, évidente dès le début du siècle. Sa qualité d’homme d’État et ses capacités de leadership militaire se sont manifestées dans les querelles autour de la conception de l’Armée rouge, avec des propositions qui incluaient, par exemple, la logique « d’échanger l’espace contre le temps », la délibération sur « l’offensive » et la « défensive », la nécessité impérieuse de coordonner les fronts de bataille et l’obligation de construire une armée centralisée compte tenu des circonstances du moment (Davis et al, 1977, p. 189). Il faut garder à l’esprit qu’il n’existait aucun précédent d’une théorie de la guerre élaborée à partir du contrôle de l’appareil d’État par des socialistes révolutionnaires. La situation initiale exigeait de la souplesse et une succession d’essais et d’erreurs : « Le problème de l’organisation de l’Armée rouge, soulignait Lénine, était totalement nouveau… Nous sommes passés d’expérience en expérience… avançant à tâtons, essayant de déterminer quelle voie — dans la situation donnée — permettrait de résoudre la tâche, et la tâche était claire. Sans la défense armée de la République socialiste, nous ne pouvions survivre » (Lénine, 1976, p. 31). Le chef soviétique déploya cette capacité tactique sans perdre de vue son objectif stratégique. Dans un premier temps, il favorisa la création de milices armées par les travailleurs et le désarmement des classes exploiteuses. Cependant, conformément au rapport de forces et en raison des limites pour faire face à la contre-révolution interne et externe, il réorienta sa stratégie. Il a donc mis en place une armée de masse structurée sur une base régulière, avec un service militaire obligatoire pour la population masculine, accompagné d’une instruction militaire générale des travailleurs. Face à de nouveaux problèmes, il a eu recours à une combinaison de troupes régulières et de milices. Pendant ce temps, Lénine se préoccupait de la croissance de l’économie, notamment de la capacité à soutenir l’effort de guerre, à moderniser la production d’armements et à respecter les plans et directives militaires. Au cours de la guerre civile et de l’intervention militaire étrangère (1918-1922), il dirigea la défense (sous sa tutelle les opérations les plus importantes furent planifiées) et s’occupa personnellement d’organiser l’écrasement des foyers de contre-révolution (Korabliov, 1976, p. 4 et 33).
En résumé, tout comme il l’avait fait contre l’État, il fit preuve, au sein de l’État, d’une grande aptitude au rôle de penseur et de chef militaire (Braun, 1979, p. 46). Son rôle dans ce domaine fut crucial, mais il ne cessa jamais d’être un dirigeant civil (Davis et al., 1977, p. 189) qui s’appuyait sur des concepts et des notions issus de la théorie classique de la guerre. Plus précisément, il a articulé dans une synthèse théorique rigoureuse la théorie de la lutte des classes et de la révolution prolétarienne de Marx et Engels, une théorie de l’impérialisme, des expériences insurrectionnelles et la théorie classique de la guerre (Jacoby, 1994, p. 9). La théorie de la guerre a non seulement façonné la pensée politique de Lénine, mais elle a également ciselé sa compétence en tant que stratège. Il n’était clairement ni un militaire ni un penseur militaire, mais il occupe une place incontournable et brillante dans l’histoire de cet art en général, et celle de créateur des fondements de la science militaire soviétique en particulier (Korabliov, 1976, p. 5).
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