supernova n.3 2023
La métropole est un lieu de bouleversements continus et de fractures sociales : l’incarnation d’un environnement qui n’est pas au service du bien-être de l’homme, mais des exigences du capital. Face à l’aliénation et aux maux sociaux engendrés par un environnement impitoyable, où les liens communautaires traditionnels ont été déchirés, il n’est pas surprenant que les drogues offrent une brève fenêtre d’évasion. En outre, il ne faut pas oublier que le commerce de la drogue est le pilier de l’économie parallèle dont dépendent certaines couches sociales. Mais pour comprendre le problème de la drogue qui touche de manière si disproportionnée notre classe : nous devons examiner l’utilisation politique de la drogue. En effet, la métropole est aussi le cœur battant de l’impérialisme dont l’influence s’étend aux quatre coins du monde et dont les intérêts doivent être défendus à tout prix.
Le recours politique de la drogue n’est pas un phénomène nouveau, comme le démontrent les guerres de l’opium.
Elle se manifeste de deux manières : au niveau international et au niveau interne.
D’une part, le commerce de la drogue a historiquement servi à générer des fonds illicites qui sont canalisés vers des activités impérialistes secrètes. On se rappelle des opérations secrètes de la CIA utilisant le commerce de la drogue pour financer les guérillas anticommunistes en Amérique du Sud (comme les Contras au Nicaragua). D’autre part, les troubles sociaux engendrés par les épidémies de drogue peuvent suffire à saper la base sociale de toute structure susceptible de constituer une menace pour le noyau impérialiste, selon l’adage « l’arme ultime est celle qui rend l’autre partie incapable de se battre »1.
Parallèlement, les drogues sont utilisées pour criminaliser ces mêmes communautés. Ce n’est pas une coïncidence, par exemple, que la « guerre contre la drogue » aux États-Unis, qui a ciblé de manière disproportionnée les communautés noires, a émergé en même temps que les organisations révolutionnaires afro-américaines.
Mais malgré tous les malheurs que la métropole peut représenter, laissons la représentation bourgeoise du danger de la métropole nous donner de la force : car elle est le reflet d’un monde dont ils savent qu’il n’est pas à eux. Car c’est dans son dédale de rues que notre classe se regroupe pour sa propre défense, c’est ici que les luttes menées forgent l’unité de notre classe.
Abandonnés par l’Etat, on affronte les dealers
Dans les années 80, après avoir découvert que leurs quartiers étaient soudainement envahis par l’héroïne, les communautés populaires de Dublin ont choisi de confronter les dealers frontalement. La lutte de deux décennies qui s’ensuivit, décrite dans le livre récemment publié « Pushers Out »2, est un exemple de ce genre de structure d’autodéfense. En analysant son histoire, nous étudierons son contexte socio-économique, les tactiques utilisées et la manière dont il a négocié le terrain politique en perpétuel changement. Enfin, nous examinerons le contexte distinct de Belfast à l’époque, afin d’établir une comparaison sur la manière dont l’opposition de la classe ouvrière aux drogues y différait.
Souvent surnommées la « décennie perdue », les années 80 en Irlande ont été marquées par un taux de chômage élevé et une grande instabilité économique. En Irlande du Nord, l’Armée républicaine irlandaise (IRA) mène depuis plus de dix ans une guerre de libération nationale contre le gouvernement britannique et les paramilitaires unionistes3. Ce conflit débordant souvent sur la république, il est facile de comprendre que lorsqu’un afflux soudain d’héroïne a touché Dublin, des soupçons ont été émis à l’encontre de certains responsables gouvernementaux et des forces de sécurité, qui y ont vu une occasion idéale d’affaiblir la base de soutien de l’IRA et de créer des divisions au sein du mouvement républicain irlandais. Les allégations d’implication du gouvernement britannique dans le trafic de drogue en Irlande pour financer les groupes paramilitaires antirépublicains renforcent les soupçons.
Dans les communautés ouvrières de Dublin, la situation dégénère rapidement en épidémie d’héroïne. Les communautés qui ont depuis longtemps été « abandonnées par l’État » assistent à la transformation soudaine des HLM dans lesquels elles vivent en « zones interdites » où les dealers tiennent des marchés de la drogue en plein air et où les seringues jonchent les rues. La situation s’aggrave, les réparateurs, les postiers et les ambulanciers refusent d’entrer. Les toxicomanes affluaient du reste de la ville pour acheter leur drogue. Le nombre de victimes a été amplifié au sein d’une population majoritairement jeune et sans emploi. Selon une étude, une personne sur dix âgée entre 15 et 24 ans dans le nord de la ville utilisait de l’héroïne4.
Il n’a pas fallu longtemps pour que les résidents des complexes de logements sociaux les plus touchés en aient assez.
Des réunions ont été organisées et, dans le style typique de la classe ouvrière dublinoise, il a été décidé que ce problème serait réglé « entre nous »5 : ceux qui vendaient de la drogue seraient approchés par la communauté et le choix leur serait donné d’arrêter de vendre ou de partir. Dans les mois qui ont suivi, les dealers ont été socialement ostracisés et coupés de leur marché, tandis que des patrouilles organisées à l’entrée des HLM ont été mises en place pour empêcher les toxicomanes d’autres quartiers d’y pénétrer. La nouvelle s’est répandue, des habitants d’autres quartiers ont commencé à venir pour observer la campagne. À cette période, d’immenses réunions de masse en plein air étaient organisées, auxquelles participaient 300 à 400 habitants, et au cours desquelles les dealers étaient appelés à faire face à la communauté. Des comités similaires surgissent dans toute la ville, formant un vaste réseau. « Ils avaient leurs yeux et leurs oreilles partout : laitiers, chauffeurs de taxis, marchands de rues et habitants vaquant à leurs occupations quotidiennes prenaient tous notes de l’activité liée à la drogue pour la faire remonter »6.
Leur organisation a été formalisée sous le nom de « Concerned Parents Against Drugs » (CPAD) et un comité central a été mis en place. Les tactiques de lutte contre les trafiquants de drogue, bien que décisives,ont marché sur une corde raide en étant constamment conscients que les trafiquants de drogue pourraient se venger. Pour éviter d’être personnellement ciblés, les membres extérieurs à la communauté ont souvent été utilisés pour délivrer des avis d’expulsion.
Lors de l’une des premières expulsions physiques, le dealer est parti le soir même, mais une lettre a été reçue, menaçant de recours juridiques toute personne qui tenterait de l’expulser. La réaction a été rapide : les membres ont formé une chaîne humaine pour déplacer les meubles dans la rue, de sorte qu’aucun individu ne puisse être inculpé. La plupart des expulsions se sont déroulées ainsi, pendant que le dealer était dehors. Ils se sont engagés dans ce qui peut être décrit comme une tactique de siège : une foule encerclait la maison du dealer en scandant leurs noms, dans certains cas, en coupant l’eau et l’électricité, sans bouger jusqu’à ce que le dealer s’en aille. Dans certains cas, le fait de voir sa voiture renversée a suffi à le convaincre que rester ne valait pas le prix encouru. Dans un cas particulièrement difficile, les habitants ont dû barricader l’entrée de la cité, refusant de laisser le concessionnaire rentrer, alors que 30 policiers étaient incapables de lui forcer le passage.
Dans le véritable esprit des quartiers composés de personnes très méfiantes à l’égard de la police, la constitution de la CPAD a affirmé avec audace sa « non collaboration avec la police ». Les lignes de démarcation étaient clairement tracées.
Condamnés par l’État et les médias comme des vigiles, les pouvoirs spéciaux qui leur ont été accordés pour lutter contre l’IRA ont été mis en œuvre contre ces militants. En outre, la menace très réelle de représailles violentes de la part des gangs de trafiquants de drogue ne peut être sous-estimée. Ces gens étaient organisés et armés : isolé, le CPAD n’avait pas les rapports de force nécessaires. Le mouvement républicain, par contre, disposait de la force nécessaire. Pour cette raison, il leur convenait d’avoir des républicains à la tête du mouvement. Cela a permis de dissuader une grande partie de la violence et de l’intimidation auxquelles les dealers auraient répondu si le lien avec l’IRA n’avait pas été perçu. Au début du mouvement, l’IRA avait même donné sa parole aux principaux militants qu’elle les soutiendrait en cas de menace sérieuse (une promesse qu’elle a ensuite tenue). Les républicains (dont les priorités étaient au nord) ont toujours été minoritaires dans le mouvement, mais ils ont joué un rôle essentiel en encourageant ces communautés à agir.
En l’espace de quelques années, l’activité de masse s’est ralentie. Les principaux militants travaillaient sans relâche, tout en essayant de gagner leur vie et d’élever leur famille. Mais le succès de la campagne y est pour beaucoup ; la situation dans les quartiers qui se sont défendus s’est énormément améliorée.
L’industrie de la pauvreté
Les années 90 ont marqué une nouvelle ère pour la campagne antidrogue : en 5 ans, le fléau de l’héroïne s’est réaffirmé de façon dramatique. L’annonce d’une subvention gouvernementale pour l’achat d’un premier logement y a contribué. Les HLM ont alors été désertés en masse par ceux qui avaient un emploi et qui étaient capables de financer un prêt hypothécaire. Le résultat est funeste : les HLM se transforment en ghettos de chômeurs.
L’intervention de l’État dans la lutte contre la drogue a constitué un nouvel élément sur le terrain. D’aucuns ont affirmé que cette intervention avait été déclenchée par l’assassinat (par un gang de trafiquants de drogue) de « l’un des leurs », un jeune journaliste qui avait enquêté sur le trafic de drogues. Cette « attaque contre la démocratie », décrite par le gouvernement, a servi de prétexte pour faire passer une législation d’urgence permettant de saisir les biens des criminels présumés.
Toutefois, bien qu’il ait pu être commode pour l’État de laisser les masses dangereuses s’autodétruire entre elles, la situation ne pouvait être négligée que jusqu’à un certain seuil, avant que le chaos ne se répande dans le reste de la « société civile ». C’était l’époque de la pandémie du VIH/SIDA et il fallait endiguer l’hystérie de sa propagation au-delà des murs du ghetto. C’est ainsi qu’est née l’ère de l’intervention de l’État pour endiguer le problème.
Tout discours de traitement a été abandonné en faveur de celui de la « réduction des préjudices ». Des fonds ont été mis de côté, des policiers supplémentaires ont été déployés, des cliniques de maintenance à la méthadone ont été construites et des projets de « développement communautaire » ont été lancés. Le cessez-le-feu décrété par l’IRA dans le nord du pays a également contribué à cette ambiance de « partenariat communautaire ».
Sur ce terrain politique, la campagne antidrogue a également connu des éléments nouveaux. Bien que la plupart des tactiques de la décennie précédente aient été reprises, les marches de masse et le lobbying auprès des autorités locales sont devenus monnaie courante. La campagne comporte désormais deux volets :
La première, composée de militants associatifs, de syndicats et d’associations « à but non lucratif ». Certains, animés de bonnes intentions, cherchaient à utiliser le nouvel espace légal qui se présentait à eux. D’autres ont profité des nouveaux financements et ressources de l’État, se faisant une belle place dans le rôle de salarié à temps plein du secteur associatif. C’était une époque où l’État cherchait à neutraliser les éléments potentiellement volatils en marge de la société, en se présentant capable d’affronter ces problèmes. Toute cocotte-minute a besoin d’un évent, faute de quoi elle risque d’exploser avant longtemps. « L’industrie de la pauvreté » a fourni ces canaux d’urgence et l’illusion que le problème de la drogue était abordé de manière sérieuse. Ironiquement, toutes ces associations créées pour aider » à autonomiser les communautés » ont été remarquablement absentes lorsque les communautés étaient occupées à s’autonomiser elles-mêmes.
La seconde est la « Coalition des communautés contre la drogue » (CCAD), un réseau de communautés qui a en quelque sorte suivi les traces de la campagne précédente. Dirigée par une nouvelle génération d’activistes, au vu des circonstances, certains changements semblaient évidents. Le changement de nom a été délibéré en vue de se distancer de la publicité négative dont la CPAD avait fait l’objet. La structure est également devenue fédérale, accordant une grande autonomie aux comités locaux.
La reprise des activités a été marquée par la création des « avant-postes » à l’entrée des cités, où les feux brûlaient du crépuscule à l’aube tandis que les résidents patrouillaient dans leur quartier. Les noms et les visages des trafiquants sont affichés dans le quartier ; ils doivent à nouveau faire face à la communauté.
La menace d’une intervention de l’IRA est toutefois devenue une sorte de bluff, et leur absence a ouvert la campagne à des éléments plus libéraux. La structure fédérale impliquait que les tactiques pouvaient prendre des directions extrêmement différentes. Certains peu actifs ont poursuivi une activité de lobbying en travaillant avec les structures gouvernementales locales et la police. L’adoption de la « loi sur le logement » permettant à l’État d’expulser les trafiquants de drogue des HLM a éliminé la nécessité pour les activistes de le faire. Inévitablement, même les activités radicales des militants ont contribué à briser les réseaux de distribution des trafiquants, les obligeant à prendre plus de risques, ce qui a conduit à leur arrestation.
Ainsi, alors que les nouvelles conditions poussaient le mouvement anti-drogue vers un canal légal, les éléments les plus radicaux de la campagne étaient simultanément pris comme cible. Les policiers supplémentaires qui avaient été affectés à la poursuite des dealers ont passé la majeure partie de leur temps à harceler les militants, tandis que l’État poursuivait une campagne visant à les traîner devant les tribunaux, pour exercer une pression sur leurs ressources limitées.
La contradiction d’une ligne qui se situe à la fois dans la légalité et dans l’illégalité réside dans le fait que, alors qu’un aspect de la campagne faisait pression pour que la loi soit modifiée afin qu’il soit plus facile d’enfermer les dealers, ces mêmes lois pouvaient être utilisées contre les éléments « vigilants » du mouvement.
La métropole est un environnement complexe et en perpétuel mouvement qui produit de grandes contradictions sur lesquelles il ne faut pas fermer les yeux. Dans nos luttes, notre force est d’être capable de voir ces dynamiques complexes, non seulement en nous-mêmes, mais aussi chez nos ennemis de classe, et, au moment opportun, de les exploiter à notre avantage.
Les murs impénétrables de Belfast
Alors que la crise dévastatrice de l’héroïne secoue Dublin7, il convient de noter que l’Irlande du Nord, en particulier Belfast, est loin de connaître le même niveau de dépendance à l’héroïne que sa voisine, située à seulement 150 km au sud. Ce fait est moins étonnant si l’on considère que le conflit en Irlande du Nord a rendu le climat social et politique de Belfast radicalement différent.
Certains diront que la forte présence policière et les points de contrôle de l’armée ont rendu le trafic de drogue plus difficile. Ou encore qu’en période de troubles sociaux, l’atmosphère de peur et d’incertitude n’est pas propice aux commerces, qu’ils soient légaux ou illégaux : en bref, il est difficile de construire et de maintenir des routes de trafic de drogue dans une zone de guerre. La guerre a permis aux communautés ouvrières des deux côtés du conflit d’avoir un fort sentiment d’identité, d’appartenance et de but dans la vie, comparé à la perte de cohésion sociale subie par les communautés de Dublin au cours de la même période. En outre, dans une ville aussi profondément divisée que celle-ci, chaque quartier était sous le contrôle d’organisations appartenant à l’un ou l’autre camp du conflit, qui auraient considéré l’émergence de gangs de trafiquants de drogue comme un empiètement sur leur territoire. Les républicains, en particulier, étaient bien conscients que les puissances coloniales britanniques utiliseraient tous les moyens nécessaires pour saper leur campagne. C’est pourquoi l’IRA a souvent pris des mesures contre les trafiquants de drogue et les gangs, et a activement découragé la consommation de drogue parmi ses membres et la communauté républicaine en général.
Cela nous montre que l’implantation de nos organes de classe sur le territoire nous fournit non seulement la meilleure autodéfense contre les maux sociaux de la métropole, mais aussi une résilience collective capable d’empêcher qu’ils ne s’enracinent.
Lizzie Burns
1 La guerre hors limite, Quiao Liang et Wang Xiangsui, 1999
2 Pushers Out, André Lyder, 2020
3 Les structures armées représentaient une partie de la population qui voulait rester au Royaume-Uni. Privilégiés économiquement et politiquement, ils représentaient les descendants des fidèles à la couronne installés dans la région par les Britanniques depuis le début de leurs efforts coloniaux en Irlande au XVIe siècle.
4 Pushers Out, André Lyder, 2020 p.29
5 “Entre nous”– c’est-à-dire sans l’intervention des forces de l’État.
6 Pushers Out, André Lyder, 2020 p. 23
7 En enquêtant sur les décès dus à l’héroïne dans la région, une liste de 100 noms de ceux qui vivaient dans un rayon de 1 km les uns des autres a été recueillie. Comme le rappelle l’auteur, « cela m’a frappé qu’au cours du quart de siècle de conflit en Irlande du Nord… aucune communauté n’ait subi ce genre de taux d’attrition » “Pushers Out”, André Lyder, 2020 p.116