Entretien avec Néstor Kohan
pour Nueva Revolución
Au cours de la dernière semaine d’avril 2025, le penseur marxiste argentin Néstor Kohan s’est rendu en Galice [dans l’État espagnol] pour participer à la Semaine de la philosophie de Pontevedra, organisée depuis plusieurs décennies par l’« Aula Castelao ». Il a également participé à la manifestation du 1er mai de la CIG (Confédération intersyndicale galicienne) à Saint-Jacques-de-Compostelle, ville où, le 29 avril 2025, il est intervenu lors d’un événement organisé par le Comunismo Revolucionario Galego sur la pertinence du marxisme face à la menace fasciste. Docteur en sciences sociales de l’Université de Buenos Aires (UBA), où il coordonne la chaire « De la théorie sociale de Marx à la théorie critique latino-américaine », Néstor Kohan a également été l’un des membres fondateurs de l’Association argentine Antonio Gramsci, qui fait partie de l’International Gramsci Society (IGS). Depuis 1997, il a encouragé et organisé les « Chaires Che Guevara » et les « Chaires Karl Marx » dans plusieurs pays d’Amérique latine : Argentine, Chili, Uruguay, Bolivie, Venezuela, Pérou, Mexique, etc. Auteur d’une œuvre vaste et riche en contributions à la théorie marxiste dans une perspective décolonisatrice, certains de ses textes les plus significatifs, tels que Na Selva [Dans la jungle. Les études inconnues du Che Guevara (À propos de ses « Cahiers de lecture » de Bolivie)], sont publiés en galicien-portugais dans le catalogue de l’éditeur Abrente Editora. Il nous a accordé cette interview pour la publication Nueva Revolución.
1.- [Nueva Revolución] NR : Merci beaucoup, cher Néstor, pour votre attention. Tout d’abord, nous aimerions connaître votre avis sur votre expérience de ces derniers jours dans notre patrie galicienne, toujours si liée à l’histoire de l’Argentine et à celle de l’Amérique indo-afro-latine en général.
[Néstor Kohan] NK : Merci beaucoup à vous pour cette interview. Il est vrai qu’il existe des liens très étroits de fraternité et de culture politique commune entre la Galice et l’Argentine. Une partie non négligeable des membres du mouvement révolutionnaire argentin était originaire de Galice. De l’inoubliable Galicien Antonio Soto, l’un des principaux leaders de la rébellion de Patagonie au début du XXe siècle (qui a bouleversé tout le sud de l’Argentine, réprimée et écrasée férocement par l’armée argentine et la bourgeoisie terrienne la plus rance) au Galicien Víctor José Fernández Palmeiro, compagnon de Mario Roberto [« Robi »] Santucho et Daniel Hopen, dans l’insurrection guévariste des années 1970. Sans parler de la présence politico-culturelle d’Alfonso Daniel Manuel Rodríguez Castelao, l’un des grands penseurs, artistes et politiciens galiciens en exil en Argentine
jusqu’à sa mort. Les liens sont infinis et on ne finit jamais de les découvrir. Cela s’exprime, par exemple, dans la coutume populaire argentine selon laquelle toute personne originaire des différentes nations de l’État espagnol (Catalans, Espagnols, Canariens, etc., à l’exception peut-être des Basques) est simplement appelée « gallegos ». Tout le monde, sans distinction. Une sorte d’« hégémonie » culturelle galicienne qui s’est produite spontanément et qui survit encore aujourd’hui dans les coutumes et le langage populaire argentin.
En ce qui concerne mes impressions et mes appréciations, je dois préciser que mon expérience en Galice n’a pas été très longue. Mes impressions sont donc certainement superficielles, mais c’est ce que j’ai pu observer en quelques jours.
Tout d’abord, j’ai été frappé (par rapport à mes précédentes visites, puisque j’ai découvert la Galice en 2008, il y a près de deux décennies) par une certaine baisse du niveau de vie matériel et économique de la population qui vit de son travail et de son salaire. Les emplois sont de plus en plus précaires et instables, sans aucune sécurité. Dans certains foyers, j’ai entendu parler de mesures domestiques prises par les familles pour maintenir un quotidien assez similaire à celui dont j’ai l’habitude en Argentine, mais je suis frappé par le fait que la crise du capitalisme ait frappé si fort la vie quotidienne en Europe occidentale. Deuxièmement, j’ai été très heureux de pouvoir participer à la manifestation très combative du 1er mai. J’ai trouvé ici une différence importante avec l’Argentine. Le 1er mai en Galice, j’ai constaté une prédominance assez claire des positions internationalistes, de la défense de la Palestine, de la critique très dure de l’OTAN et de la politique belliciste occidentale (européenne et américaine) et de la composition idéologique et politique très importante de cette manifestation. En effet, les drapeaux rouges, classiques du communisme et du socialisme, se mêlaient aux drapeaux nationaux de Galice, au drapeau du mouvement LGTBI et aux drapeaux palestiniens et de pays opposés à l’OTAN. Tous ensemble, toutes ensemble ! En Argentine, nous ne vivons pas quelque chose de similaire. Les positions « rouges » sont beaucoup plus minoritaires et, de plus, les revendications nationales-populaires et les revendications socialistes-communistes se croisent rarement, au même moment et au même endroit ; toutes deux sont à leur tour éloignées des mouvements et des espaces LGBT (hégémonisés, à mon sens, par des courants dans lesquels les positions postmodernes ont progressivement remplacé les positions rouges). J’ai été particulièrement ému de pouvoir chanter la chanson qui nous identifie dans le monde entier : L’Internationale, dans ce cas dans une autre langue.
2.-NR. Votre conférence lors de la Semaine galicienne de philosophie s’intitulait « Nihilisme, métaphysiques « post » et dialectique historique ». Assistons-nous à nouveau à une attaque généralisée contre la raison, version 2.0, comme à l’époque du fascisme de l’entre-deux-guerres, mais accentuée et « re-construite », disons, dans une version post ?
NK : Ce que vous suggérez est vrai. Pendant l’apogée du fascisme et du nazisme « classiques », des courants de pensée ont proliféré qui cultivaient et exaltent l’irrationalité, s’opposaient avec fureur à la dialectique et où prédominaient un antimarxisme et un anticommunisme effrontés. Je me souviens d’un vieux livre de György Lukács où le génial penseur communiste hongrois remettait durement en question cet « assaut contre la raison ». Je ne sais pas si ce livre est le meilleur que Lukács ait écrit. Histoire et conscience de classe est certainement bien supérieur. On pourrait en dire autant de L’ontologie de l’être social. Mais au-delà de quelques observations critiques que l’on pourrait faire, Lukács a mis le doigt sur le problème en identifiant cette « confusion » totale – pour ne pas dire la complicité pure et simple – de la philosophie conventionnelle à l’époque de l’hégémonie fasciste. Sept ou huit décennies plus tard, une situation similaire se répète. La philosophie qui a été mise à la mode (à grand renfort de dollars et d’euros, de bourses millionnaires, de stages universitaires dans des lieux exclusifs, de maisons d’édition prestigieuses, etc.), c’est-à-dire ce qu’on appelle en anglais le « mainstream » académique, nous invite à l’impuissance, à la fragmentation, à la résignation et à l’individualisme, à l’abandon de tout projet émancipateur collectif, tout en tentant une nouvelle fois de signer l’acte de décès de la tradition dialectique (curieux cadavre qu’il faut enterrer périodiquement… car il semble s’échapper de sa tombe, sautant chaque année le mur du cimetière et revenant pour continuer à déranger les puissants). Tant dans la philosophie de l’époque nazie-fasciste classique que de nos jours, les représentants « consacrés » de la philosophie conventionnelle s’efforcent de conjurer, d’exorciser et d’expulser non seulement la dialectique, mais aussi l’histoire de toute science sociale et de toute pensée philosophique. Pourquoi l’histoire les dérange-t-elle autant ? D’où vient ce malaise que leurs masques « pluralistes » et « respectueux de la différence » ne peuvent dissimuler ? Parce qu’à partir de l’histoire – comme nous l’a enseigné Nicolas Machiavel il y a cinq siècles, un demi-millénaire – nous pouvons apprendre la politique et comprendre que tout ce qui nous semble « absolu », « immuable », « éternel » et « constitutif de l’espèce humaine »… constitue en réalité des situations, des relations et des liens transitoires, modifiables et relatifs. Le pouvoir le plus absolutiste, le plus arrogant, le plus « inexpugnable »… perd rapidement sa force supposée lorsqu’il est analysé sous un angle historique. C’est pourquoi hier, Martin Heidegger, Alfred Rosenberg et d’autres capitulards devant le nazisme (pour ne pas les qualifier directement de complices) crachaient sur l’héritage de Hegel et insultaient la tradition de la logique et de la méthode dialectiques telles que Marx les avait réélaborées et utilisées. Plusieurs décennies plus tard, alors que, face à une crise capitaliste encore plus profonde que celle de 1929, l’œuf du serpent fasciste recommence à couver, nous nous retrouvons à nouveau face à une philosophie « officielle » et institutionnelle complice, condescendante, soumise, obéissante et dépourvue de toute perspective critique. La mode a changé (car elle est toujours éphémère, qu’il s’agisse de la coupe de cheveux, du modèle de vêtements censé être « glamour » ou du langage « à employer » dans les sciences sociales pour « être à la page »). Les jargons et les tics ont été recyclés et sont proposés dans les vitrines des shopping et des centres commerciaux sous un emballage apparemment « nouveau ». Aujourd’hui, les courants « post » utilisent un argot différent de celui qui prédominait entre 1933 et 1945, mais la plupart de leurs représentants se considèrent comme les petits-enfants de Heidegger. La « déconstruction » tant vantée (néologisme inventé à Paris par Jacques Derrida en 1967, il y a 58 ans !, puis exporté vers le monde universitaire américain) et toute la famille des courants « post » (poststructuralisme, postmodernisme, études postcoloniales, post-ouvriérisme, postmarxisme, post-démocratie, post-vérité et bien d’autres encore) nous laissent indemnes, sans défense, désarmés et sans aucune orientation stratégique pour remettre en question, affronter et vaincre les nouvelles ultra-extrêmes droites néofascistes. Sans le sale boulot soumis accompli par le postmodernisme pendant un demi-siècle, attaquant et frappant systématiquement la dialectique et l’histoire, essayant d’éroder tout projet anticapitaliste, les voyous de « l’école autrichienne » (Mises, Hayek, Rothbard et autres voyous du même acabit) n’auraient pas pu s’emparer de la rue. Le néolibéralisme furieux sur le marché économique et le postmodernisme antidialectique dans la philosophie et les sciences sociales sont deux partenaires d’une même entreprise contre-insurrectionnelle et contre-révolutionnaire qui prétend aujourd’hui diriger le monde, en recyclant les formes politiques rouillées du fascisme le plus agressif et le plus impitoyable. Comme par le passé, nous les vaincrons à nouveau.
3.-NR. Comment devons-nous interpréter et combattre cet hybride de formes anciennes et nouvelles de monstruosités en cette période de confusion théorique, de dégradation existentielle et d’exacerbation dramatique des tensions géopolitiques découlant de la crise structurelle de l’hégémonie du capitalisme occidental, en phase de déclin après 500 ans de domination impériale ?
NK : La réponse serait trop longue. Il est difficile de répondre en quelques lignes à cette question. Cependant, ce qui me semble clair, c’est que le monde colonial-impérial que l’Occident capitaliste a construit depuis un demi-millénaire se trouve dans une phase de crise aiguë, pour ne pas dire « terminale ». C’est pourquoi les principaux représentants, non seulement théoriques, mais aussi pratiques, qui dirigent le capitalisme mondial et qui ont dominé l’économie mondiale pendant des centaines d’années, montrent les griffes et les crocs. Ils se sentent menacés. Ni les États-Unis ni l’Europe occidentale ne peuvent plus diriger le monde entier à leur guise. Ces gens préfèrent succomber et suicider l’espèce humaine plutôt que de se rendre. « Aucune classe sociale ne se suicide », a déclaré un jour le cynique ambassadeur des États-Unis au Chili en septembre 1973. Cet homme lié à la CIA ne mentait pas. Quelle naïveté de la part de ceux qui s’attendent à ce que les grandes entreprises capitalistes acceptent calmement et sereinement de perdre la baguette de l’orchestre. Si elles ne peuvent pas continuer comme jusqu’à présent, elles peuvent recourir à une troisième guerre mondiale, sans scrupules. Et si cela se produisait, une espèce disparaîtrait : pas seulement les pandas ni exclusivement les pingouins. L’espèce humaine s’éteindrait purement et simplement, comme l’a souligné Fidel Castro en 1992. C’est pourquoi il est urgent et impératif de s’opposer à la politique belliciste et guerrière de cet animal féroce qui se sent menacé et acculé. L’impôt gigantesque que l’on veut imposer aux peuples d’Europe occidentale, y compris à l’État espagnol, pour financer les nouvelles aventures guerrières de l’OTAN est une honte, une absurdité et une escroquerie politique.
4.-NR. Votre séjour en Galice coïncide également avec des anniversaires importants pour la gauche européenne et mondiale contemporaine. Tout d’abord, la libération antifasciste en Italie et en Allemagne en 1945, puis le 25 avril avec la chute du salazarisme et le début de la fin du colonialisme portugais en 1974…
NK : C’est vrai. D’une part, la victoire des partisans et des partisanes communistes qui ont combattu héroïquement contre les troupes de Benito Mussolini. Les rouges ont triomphé et vaincu, fusillant et exécutant Mussolini. Était-ce exagéré de le fusiller ? Je ne le crois pas. Plusieurs décennies plus tard, après mûre réflexion, nous pensons que c’était une excellente décision politique. Il est vraiment dommage que l’on n’ait pas pu faire de même avec Videla, Pinochet et tant d’autres dictateurs génocidaires qui les ont imités. D’autre part, la raclée historique infligée par l’Armée rouge aux nazis allemands qui se croyaient « invincibles ». Je pense qu’en repensant à cette « perception de soi » des nazis, on ne peut s’empêcher de rire. En 1945, lorsque les combattants de l’Armée rouge ont planté le drapeau avec la faucille et le marteau au cœur de l’Allemagne hitlérienne, l’un des événements politiques les plus significatifs de l’histoire de l’humanité s’est produit. Tous ceux qui sont nostalgiques de la « main de fer », de la répression, du racisme, de la misogynie, de l’ethnocentrisme, du néocolonialisme et de toute la pourriture insupportable qui a accompagné les nazis devraient réfléchir à ce qui arrive à ces « machos » qui se sentent et se perçoivent comme « invincibles ». Ils finissent par pleurer comme des enfants quand maman ou papa met une demi-heure à venir les chercher à l’école. C’est pourquoi la pensée philosophique et sociale de notre époque cherche à cacher, balayer ou « effacer » l’histoire. Elle refuse d’admettre qu’il n’existe personne d’« invincible », quelles que soient les armes, l’argent et le pouvoir dont il dispose. Troisièmement, en 1974, à cette même date, le coup final a été porté à la très longue dictature au Portugal. Je pense que cette victoire, menée par des généraux marxistes et anti-impérialistes, a une grande dette envers les guérillas et les insurrections africaines et coloniales. Pour le dire de manière simple et compréhensible : sans Amílcar Cabral et ses compagnons et compagnes, le fascisme n’aurait pas pris fin au Portugal. La lutte armée des colonies a contribué bien plus qu’on ne l’admet à l’émergence d’une conscience antifasciste parmi les militaires portugais. J’ai eu la chance et l’honneur d’interviewer il y a quelque temps le général Vasco Gonçalves, qui reconnaissait sans problème l’énorme dette des militaires de la « révolution des œillets » envers les guérillas africaines.
5.-NR. Du 30 avril au 1er mai, jusqu’au jour de la victoire, d’importants événements sont organisés dans les pays concernés pour commémorer le 50e anniversaire de la libération du Vietnam et la prise de Berlin par l’Armée rouge il y a maintenant 80 ans. Ces deux événements ont certainement marqué l’ensemble du mouvement ouvrier et de libération nationale ainsi que le processus révolutionnaire international pendant les 30 glorieuses années d’après-guerre. Quel impact tout cela a-t-il eu sur le jeune Ernesto Che Guevara, qui entre dans l’adolescence dans les années 40 ?
NK : Ernesto Che Guevara, dès son enfance (avant de devenir « le Che », alors qu’il s’appelait simplement « Ernestito »), a entendu sa famille raconter la guerre civile espagnole. Il a grandi en écoutant ces récits et ces histoires de la résistance antifasciste. Au fur et à mesure qu’il grandissait, non seulement biologiquement mais aussi politiquement, il adhérait avec ferveur et enthousiasme à la tradition rouge qui ne s’est jamais limitée à un pays isolé mais qui a toujours constitué, jusqu’à aujourd’hui, une tradition à l’échelle mondiale. C’est pourquoi Guevara a toujours revendiqué, jusqu’à ses derniers jours, la lutte héroïque des communistes de l’Armée rouge contre le nazisme. L’épopée du Vietnam contre l’impérialisme (japonais, français, américain) l’a également marqué à jamais. Guevara était un grand admirateur de Ho Chi Minh et de Giap. Il en a même fait un slogan politique : « Créer beaucoup de Vietnam !
6.-NR. Le guévarisme, en tant que nouveau modèle alternatif à l’intégration des PC traditionnels dans des schémas parlementaires et réformistes, en tant que défi au schéma eurocentriste, économiste et de coexistence pacifique avec l’impérialisme, et ses enseignements pour les expériences pratiques de guérilla urbaine et rurale dans de nombreuses formations sociales en Amérique, en Asie, en Afrique et dans certaines parties de l’Europe, s’inspire certainement de tout cela…
NK : Guevara était le grand écrivain de la révolution cubaine. Fidel était son grand orateur. Se répartissant les tâches, tous deux partageaient la même stratégie. Fidel, dans les années 60, l’a synthétisée en une phrase courte et percutante : « Notre champ de bataille, c’est tout simplement… le monde entier ». Avec l’aide de son ami et chef, Guevara s’est efforcé de mettre en œuvre cette stratégie. Et dans cette tâche, tous deux se sont formés en lisant les classiques de l’Armée rouge. D’après ce que je sais, dans les écoles des Forces armées révolutionnaires (FAR) de Cuba, on étudiait, comme textes obligatoires, les histoires de la « grande guerre patriotique » que l’Armée rouge a menée pour résister, expulser et finalement écraser les forces armées du nazisme allemand. De même, Fidel s’est rendu personnellement au Vietnam et y a envoyé plusieurs brigades. Tout cela est retracé dans les films du documentariste cubain Santiago Alvarez, qui a réalisé de magnifiques joyaux cinématographiques, moins célèbres que ceux de Jean-Luc Godard, mais non moins importants. Et Che Guevara a rédigé la préface d’un des textes classiques du général Giap.
Tous deux, Fidel et Che, lorsqu’ils étaient très jeunes, ont même reçu une formation militaire directe de généraux républicains qui avaient combattu le dictateur Franco. Bien sûr, tous ces processus ont été adoptés comme des apports irremplaçables et des enseignements fondamentaux par les insurrections des pays périphériques, coloniaux, semi-coloniaux et dépendants de tout le Sud global (Asie, Afrique et Amérique latine). Guevara était certainement le symbole mondial le plus important, reconnu par tous les jeunes rebelles de la planète. Mais il n’était pas un individu isolé, mais l’exposant le plus connu d’une tradition rouge mondiale.
7.-NR. Le mois de mai marque également le 500e anniversaire de la défaite des paysans allemands à Frankenhausen et du martyre de Thomas Müntzer. Au milieu d’un nouveau conclave après la mort du pape François, de l’assassinat de Nasrallah par le sionisme criminel, de la poursuite de l’ELN en Colombie, de l’union de lutte du Hamas et du Jihad avec le FPLP… Comment devrions-nous intégrer dans un nouveau cycle d’insurrections nationales et populaires les contributions du marxisme authentique, du léninisme et du guévarisme, toujours décolonisateurs, dialectiquement créatifs et anti-eurocentristes, dans une collaboration et un dialogue féconds avec les divers courants de résistance messianique ou de praxis spirituelle-libératrice du Sud global dans le fil rouge des nouvelles résistances face au néofascisme mondial ?
NK : Dans les grandes religions monothéistes (christianisme, judaïsme, islam, etc.), il y a toujours eu des contradictions antagonistes et irréconciliables entre une tradition prophétique-communautaire-messianique et une tradition hiérarchique-institutionnelle-sacerdotale. Les uns prônaient la libération, les autres tentaient d’imposer et de légitimer la domination. Les mêmes symboles et les mêmes textes conduisaient à des positions politiques diamétralement opposées. Ces contradictions antagonistes n’ont souvent pas été perçues par les courants de pensée marxistes qui se considéraient comme un simple prolongement « perfectionné » de l’illustration bourgeoise européenne occidentale du XVIIIe siècle. Bien qu’elles se percevaient comme très « rouges » et nettement « orthodoxes » (les deux termes doivent être pris entre guillemets), ces courants ignoraient d’importantes œuvres de Marx et Engels. Par exemple, Engels a écrit Les guerres paysannes en Allemagne, un ouvrage de 1850 dans lequel il n’hésite pas à qualifier de « communiste » (sic) l’héritage des chrétiens révolutionnaires menés par Thomas Müntzer (ce qui n’est d’ailleurs pas différent de ce qu’écrivait Rosa Luxemburg dans son article « Le socialisme et les Églises », qui développe encore davantage le christianisme fondateur). À la fin de sa vie, en 1882, Marx se rend en Algérie. De là, il écrit à Lafargue et à Engels que le mouvement musulman en Algérie possède une rébellion indéniable contre le pouvoir colonial. Quant au judaïsme, dès leurs premiers dialogues et écrits de jeunesse, Marx et Engels côtoyaient des communistes juifs en Allemagne qui partageaient et publiaient même leurs articles dans les mêmes revues que celles qui orientaient les auteurs de L’Idéologie allemande.
Assimiler Marx et Engels au libéralisme anticlérical et bourgeois du XVIIIe siècle… disons que cela constitue une thèse assez problématique (pour le dire avec élégance). Elle ne peut être soutenue qu’à condition de mutiler l’œuvre des deux principaux promoteurs de la conception matérialiste et multilinéaire de l’histoire.
Plusieurs générations suivantes ont été éduquées dans la pensée de Marx et Engels, mais elles ont en même temps repris les protestations de diverses religions populaires contre la marchandisation absolue de la vie, la défense à tout prix de « l’égalité » (soi-disant devant Dieu…), la promotion d’un esprit communautaire. Ces syncrétismes se sont multipliés et ont fleuri de plus en plus dans tout le Sud global. Ce fait est indéniable. À tel point que même dans une institution traditionnellement conservatrice comme le Vatican, on s’est mis à étudier systématiquement Marx ! Il existe plusieurs textes de théologiens (Jean-Ivez Calvez, Pierre Bigo, etc.) consacrés à l’étude et à l’interprétation minutieuse des Manuscrits économiques et philosophiques de 1844. Bien avant que la théologie marxiste de la libération de Gustavo Gutiérrez, Leonardo Boff, etc. n’émerge de manière organique en Amérique latine ! Sur le plan pratique, la figure du prêtre-guérillero Camilo Torres est probablement le plus grand représentant de ce courant. Chez les musulmans et les juifs, il existe également des phénomènes tout à fait analogues, probablement moins étudiés en Occident pour des raisons et des limites eurocentriques. Les penseurs marxistes juifs Ernest Mandel et Michael Löwy ont écrit plusieurs livres sur ce sujet, et la penseuse communiste libanaise Lilia Ghanem a également abordé et développé le rôle des théologiens musulmans de la libération. Il en va de même pour le chercheur communiste français Maxime Rodinson. Il s’agit sans aucun doute d’un sujet très controversé. Mais pour se forger une opinion, il faut au minimum exiger que tous ces documents rédigés par de nombreux représentants éminents du marxisme rouge soient connus. Il est absurde de gaspiller tout ce savoir accumulé en se limitant à regarder une petite vidéo de 30 secondes sur Instagram ou Facebook. Cela ne permettra pas de former solidement les nouvelles générations sur le plan politique.
8. -NR. Depuis l’élan de l’offensive du Têt, le cordobazo, la chute au combat du Che dans la gorge du Yuro, en passant par les combats à Tucumán et l’opération de Monte Chingolo, avec le processus de Burgos et le Free Derry irlandais, le 25 novembre contre-révolutionnaire portugais, le réseau GLADIO contre les communistes combattants pendant les Anni di Piombo italiens et le brutal automne allemand contre la RAF… la lutte a été sans merci dans les moments les plus chauds et les derniers de la guerre froide. Après la chute du bloc de l’Est, les accords de démobilisation de 1992 sont signés au Salvador et les pourparlers d’Alger entre l’Espagne et l’ancien MLNV échouent en 1989, tandis que la majorité du Mouvement républicain conclut l’accord du Vendredi saint de 1998 dans le nord de l’Irlande occupée avec l’impérialisme anglo-européen. En peu de temps, et à l’exception temporaire et locale des FARC-EP sous Marulanda et d’autres dirigeants combatifs jusqu’en 2015, des piqueteros de 2001, de certains mouvements grévistes en Grèce et dans l’État français, et des Marquetalias d’Iván Márquez et Jesús Santrich, et l’ELN, nous pouvons dire que cette période de résistances issues de l’héritage de Dien Bien Phu, Santa Clara et la prise du Reichstag dans notre hémisphère s’est progressivement refermée… Pouvons-nous dresser un bilan provisoire de ces expériences à la lumière du marxisme comme guide pour l’action anti-impérialiste et révolutionnaire ?
NK : Cette longue énumération met stratégiquement l’accent sur certaines tendances à l’échelle mondiale, ce qui est tout à fait juste, mais elle risque peut-être de mélanger des processus assez différents. Les « vagues », les arcs de variation et les tendances n’ont pas toujours suivi le même rythme ni été simultanés sur tous les continents, me semble-t-il. La lutte des classes n’est jamais linéaire. Lorsque la contre-révolution triomphait dans certains pays, les insurrections proliféraient dans d’autres, par exemple. Alors qu’au Chili et en Argentine, les génocidaires anticommunistes formés à l’école française et américaine de la torture et de la contre-insurrection l’emportaient, dans le sud de l’Afrique, la lutte insurrectionnelle se généralisait, aboutissant à la victoire angolaise et cubaine et à la fin de l’apartheid sud-africain (expérience néonazie, ultra raciste, menée par les Anglais et les Hollandais, avec le soutien de toutes les puissances occidentales représentant le « monde civilisé »… qui prétendent nous donner des leçons de « droits de l’homme », de « pluralisme », de « respect des différences », de « séparation des pouvoirs » et tant d’autres leurres idéologiques). C’est pourquoi il me semble que toute énumération devrait nécessairement se concentrer sur certaines spécificités, au risque de tomber dans des généralisations qui ne nous permettent pas toujours de comprendre les processus et les conflits sociaux. Au risque d’être extrêmement schématique, je pense qu’à long terme et à l’échelle mondiale, deux tendances « macro » ont coexisté dans le mouvement révolutionnaire en général et dans le mouvement communiste en particulier. L’une plaçait tous ses espoirs dans une révolution du prolétariat occidental, moderne, urbain, concentré dans les grandes métropoles européennes. L’autre pensait et soutenait au contraire que la stratégie devait aller de la périphérie vers le centre du système capitaliste mondial, du monde périphérique, colonial, semi-colonial et dépendant vers les capitalismes métropolitains impérialistes. Ces deux tendances ont coexisté et coexistent encore aujourd’hui, sans toujours être formulées explicitement. À mon humble avis, la deuxième stratégie était infiniment plus réaliste et a obtenu des résultats concrets bien plus importants. Cependant, après l’implosion de l’Union soviétique et les transformations de la Chine après la mort de Mao, nous assistons apparemment à un ralentissement du processus révolutionnaire mondial. Le socialisme et le communisme n’ont pas disparu en tant que projet stratégique, mais ils ne sont pas à l’ordre du jour aujourd’hui. J’ai l’impression (même s’il faudrait le vérifier et l’étudier plus en profondeur) qu’en 2025, nous assisterons à l’émergence d’un monde multipolaire, à la chute définitive de l’hégémonie du capitalisme euro-occidental-nord-américain, mais sans horizon rouge en vue, du moins dans l’immédiat. Pour l’instant, la révolution communiste ne semble pas à portée de main, ce qui ne signifie pas qu’avec le développement vertigineux des processus socio-politiques et économiques, « la vieille taupe » dont parlait Marx ne se risquera pas à montrer à nouveau le bout de son nez, même de manière inattendue et imprévue. Cela s’est déjà produit à d’autres moments de l’histoire. C’est pourquoi il est si important d’étudier l’histoire et d’historiciser notre présent ! (même si cela dérange la famille postmoderne, la met mal à l’aise et lui fait cracher tout un torrent d’injures et d’insultes disqualifiantes).
9.-NR. Avec la victoire de la contre-révolution bourgeoise en Europe de l’Est, l’implosion finale des anciens PC occidentaux et le triomphe d’une « gauche liquide » pleinement fonctionnelle à l’imperialisme, ainsi qu’un nouveau cycle de victoires électorales et de gouvernements populaires de Chávez, Maduro, Correa, Morales, Ortega dans notre Amérique, il semblerait à beaucoup que dans la décennie 2010-2020, l’héritage du Che consisterait désormais en une sorte d’icône inoffensive ou, pire encore, en un simple logo mystifié et commercial. Au mieux, pour de nombreux porte-parole du réformisme, Guevara et sa praxis seraient une sorte de référence ou d’ascendant symbolique, romantique et ritualisé pour ces temps de grands espoirs, d’énergies et de rébellions. Comment pouvons-nous récupérer, pour les exigences de la révolution socialiste présente et future, le véritable exemple et les enseignements du Che en ces temps aussi dramatiques que décisifs, et faire valoir la validité du guévarisme contre les Milei, les Zelensky, les Trump, les Biden, Von der Leyen, Netanyahu et leurs plans génocidaires de guerre totale contre les peuples ?
NK : Il est vrai que Che Guevara, comme Antonio Gramsci ou Rosa Luxemburg, a été manipulé à outrance. Je pense que dans le cas spécifique du Che, l’une des pires caricatures a été celle élaborée par un intellectuel de la « crème » élitiste française, Régis Debray, lorsqu’il a prétendu réduire le guévarisme (et le fidelisme) à une vulgaire « théorie du foyer ». Selon sa reconstruction singulière, la révolution cubaine serait synonyme de quatre jeunes fous et avides d’adrénaline, qui ne se rasent pas la barbe, cherchent un endroit avec beaucoup d’arbres, rassemblent quelques dizaines de fusils, 100 ou 200 balles et font facilement une révolution. Sans parti politique, sans lutte syndicale, sans lutte étudiante, sans lutte paysanne, sans mouvements sociaux. Fin heureuse et que les violons jouent ! Applaudissements du public. Un film hollywoodien. Tout est très facile ! Barbe, jungle, coups de feu… Et voilà. (Soit dit en passant, dans cette caricature… ils sont tous barbus, aucune femme n’y participe). Une histoire pour l’école primaire. Une absurdité totale. Un récit digne d’un touriste qui prétend « résumer » une expérience très complexe sur un tableau noir, comme si la Sierra Maestra ou la Cordillère des Andes étaient équivalentes à un tableau noir de l’École normale supérieure de Paris, rue d’Ulm. Cette caricature délirante a été qualifiée de « foquisme » et c’est à cela que l’on a voulu réduire le guévarisme. Donc, si en 2025, les conditions et les rapports de force ne sont pas réunis pour l’émergence et l’action de forces insurgées, le guévarisme… est mort. Fin de l’histoire, tout est clair. C’est aussi simple que cela. Dans la vie réelle, tout est plus complexe. Premièrement, avant Fidel et Che, il y a eu une révolution cubaine dans les années 1930. Debray, ça se voit trop, le pauvre, même s’il a étudié à Paris avec Louis Althusser, il n’en a pas entendu parler. La révolution cubaine (du Moncada en 1953 à la prise du pouvoir en 1959) est la continuation et le prolongement de cette première révolution. Deuxièmement, la révolution cubaine a supposé l’existence de plusieurs organisations politiques. Elle ne s’est pas faite uniquement à coups de fusil. Troisièmement, sans de nombreux mouvements sociaux, ni Fidel, ni Che, ni Camilo Cienfuegos, ni Raúl Castro, ni Haydée Santamaría, ni Celia Sánchez, ni Vilma Espín, ni « el gallego » Manuel Piñeiro Losada n’auraient jamais triomphé.
Si tout cela est vrai, alors le guévarisme constitue une actualisation et une adaptation du léninisme, en l’ajustant aux pays et aux sociétés périphériques, coloniales, semi-coloniales et dépendantes. Guevara n’est pas synonyme de « foyer » (barbes, poudre, arbres) et Lénine n’est pas comparable à une insurrection urbaine victorieuse, menée par des ouvriers blancs, éduqués et exclusivement masculins, en l’espace de deux ou trois mois (voire quelques années).
Par conséquent, en 2025, le mouvement révolutionnaire international a beaucoup à intégrer, à apprendre et à recréer, tant du Che que de Lénine (et de l’Internationale communiste, par exemple, de son deuxième congrès mondial). Non pas comme des caricatures, mais comme des apports fondamentaux à la pensée révolutionnaire (j’insiste : même si l’entreprise postmoderne, sous toutes ses variantes, franchises et succursales, s’en indigne et s’en irrite, en râlant contre notre courant).
Mais Lénine et Che n’ont pas à nous inspirer. Gramsci ne nous apporte-t-il rien ? Pas le Gramsci édulcoré, décaféiné et décoloré de l’Institut Gramsci de Rome qui change d’identité année après année, dessinant les biographies les plus exotiques et opportunistes du grand révolutionnaire italien, toutes différentes les unes des autres, toutes en accord avec les besoins conjoncturels changeants du moment), mais le Gramsci qui a su penser les moments de reflux et de défaite pour renverser les rapports de force et reprendre l’offensive anticapitaliste. J’oserais même suggérer d’intégrer également certaines réflexions de l’ennemi (oui, car il y a toujours des ennemis, on ne peut pas être ami avec tout le monde), comme la stratégie d’approche indirecte du capitaine britannique Basil Henry Liddell Hart, père de la stratégie des guerres hybrides, des coups d’État doux, des révolutions « colorées » et d’autres formes que prend la lutte des classes dans la troisième décennie du XXIe siècle.
Toute cette bande de personnages lumpen, marginaux, dérangés, que vous avez mentionnés, représentants suprêmes de l’extrême droite contemporaine internationale, expriment le déclin de la civilisation capitaliste. Si la classe capitaliste contemporaine fait appel à une telle faune pour se représenter, cela constitue un symptôme de son impuissance et de sa décadence politique. Il n’y a plus de place pour les bourgeois éclairés, bien-pensants et raffinés, mais seulement pour des lumpens fortunés, beaucoup plus proches de la mafia et du narco que du projet bourgeois dans sa phase ascendante. Il est vrai qu’il y avait aussi auparavant des médiocres comme Louis Bonaparte ou Hitler lui-même. Aucun d’entre eux n’était vraiment « candidat au prix Nobel » ni un grand cerveau. Mais ils cohabitaient avec des bourgeois qui essayaient de penser le capitalisme à long terme. Cela, me semble-t-il, n’existe plus. Le capitalisme d’aujourd’hui est immédiatiste. Il n’a plus rien à offrir. Il veut maximiser les profits, quoi qu’il en coûte. Point final. Même si cela détruit la planète et fait disparaître l’humanité.
10.-NR. À l’heure actuelle, votre intervention lors de la manifestation du Comunismo Revolucionario Galego souligne la nécessité de réarmer théoriquement le marxisme pour faire face au fascisme mondial renouvelé de notre époque… Quelles seraient les clés d’une véritable bataille des idées menée par les peuples opprimés comme le nôtre, par le prolétariat international et par le Sud et l’Est mondiaux contre la menace latente d’un nouvel ordre néofasciste et le déclenchement d’une troisième guerre mondiale de plus en plus proche et mortelle pour l’humanité ?
NK : Sans démagogie, je te réponds que je n’ai pas la réponse. J’aimerais bien l’avoir ! Ce qui est clair, c’est qu’en 2025, face à l’émergence des forces (néo)fascistes, le mouvement révolutionnaire international, tant en Europe occidentale que dans le Sud global, doit s’efforcer de remettre à l’ordre du jour des différents mouvements sociaux et politiques cet ancien enseignement qui nous appelait à apprendre à manier toutes les formes de lutte. Le fascisme, le (néo)nazisme, les nouvelles formes de contre-insurrection et l’extrême droite contemporaine pourront être vaincus si le mouvement populaire se prépare à les affronter sur tous les fronts. Du terrain numérique à la rue. De la périphérie au centre (ou, comme on disait autrefois, de la campagne à la ville). De la lutte pour une contre-hégémonie et une contre-information à d’autres formes de lutte politique, combinant l’institutionnel et l’extra-institutionnel. Si l’ennemi ne renonce à aucune forme de lutte pour tenter de nous briser, de nous soumettre et de nous humilier…
traduit du site lahaine