Travailleurs en formation

interview avec Reconstruction Communiste

supernova n.7 2024

Tout d’abord, nous vous demandons une présentation de votre organisation ?

Bien sûr ! Reconstruction Communiste est un petit groupe – un groupuscule, plutôt -communiste, de tendance marxiste-léniniste, qui s’est fondé en 2019. Les membres fondateurs venaient pour leur majorité de la dislocation interne du “Rassemblement Organisé des Communistes Marxistes-Léninistes”, qui existe toujours mais avec lequel nous n’avons plus de contact.

Quand nous avons démissionné du ROC-ML, nous avons voulu comprendre ce qui nous avait poussé à quitter cette organisation, et compris que les problèmes auxquels nous avions dû faire face ne se réduisaient pas au ROCML, mais étaient présents dans l’ensemble du mouvement marxiste-léniniste français – et pas que – de l’époque. Nous avions identifié comme problèmes le dogmatisme, le formalisme, le verrouillage démocratique, l’absence de formation interne des cadres. On peut retrouver ces points, et un rapide historique de notre développement, dans l’article “Les 5 ans de Reconstruction Communiste, bilan et perspectives” publié sur notre site.

Nous nous sommes basés sur le modèle ML “classique”, c’est-à-dire en se réclamant du marxisme, en affirmant la nécessité de constituer un parti de cadres révolutionnaires, en appliquant le centralisme démocratique, etc. Mais nous ne nous arrêtons pas à défendre les figures du marxisme-léninisme, et n’hésitons pas à faire tomber les idoles si nous pensons que ces grands ancêtres se sont trompés – et ils se sont bien sûr souvent trompés ! Nous essayons de rester lucides sur notre force et notre influence réelles, qui sont très faibles, mais cela ne nous empêche pas pour autant de vouloir s’engager fermement vers la formation de cadres communistes, et surtout d’intervenir au sein d’organisations de masse dans le quotidien des travailleurs et des travailleurs en formation.

Intervenez-vous directement au sein des syndicats étudiants, quelle est votre approche et sur quelle base intervenez-vous en leur sein ?

Nous avons décidé d’intervenir en effet dans le “monde” des syndicats étudiants, et si nous avons choisi ce modèle d’intervention, c’est parce que cela s’insère dans un travail plus général au sein des organisations de masses, et aussi par facilité de mise en pratique étant donné nos force plus que limités à notre fondation. En effet, au moment où cette possibilité s’est offerte à nous, la plupart des quelques membres de RC étaient en études, soit au lycée, soit dans l’université, soit en apprentissage.

Donc pourquoi avoir choisi de constituer un Syndicat d’Étudiants, de Lycéens et d’Apprentis (un SELA) ? Et pourquoi au sein de la CGT ?

La constitution d’un SELA, tout d’abord. Nous avions fait plusieurs constats et produit quelques analyses rapides. En tout premier lieu, le seul syndicat “étudiant” qui était rattaché organisationnellement avec une centrale du syndicalisme français était Solidaires Etudiant-e-s, mais cette structure était pleine de contradictions entre une frange autonome et une frange plus “syndicale” et n’arrivait pas à émerger de ce marasme. Ensuite, la plupart des syndicats que nous connaissions faisaient énormément de”‘para-syndicalisme”, c’est-à-dire qu’ils s’occupaient d’autres choses que de défendre les intérêts matériels des travailleurs en formation, en agissant surtout comme excroissance étudiante de diverses formations politiques. Que ces autres choses soient pertinentes ou non, ce n’est pas la question, bien évidemment. Quand leurs activités correspondaient plus à un syndicat étudiant traditionnel c’était la bureaucratie et la cogestion qui sclérosé les structures.

Nous n’avons pas été les premiers à créer un SELA, d’ailleurs : c’est dans les Hauts-de-France, à Lille, que s’est constitué le premier d’entre eux. Nous nous sommes d’ailleurs largement inspirés de leurs statuts pour écrire la première version des nôtres, mais nous avons progressivement bâti notre propre modèle. Ce modèle a été théorisé, de manière parcellaire et qui mériterait de nombreuses révisions, dans la brochure “Des mains qui pensent”.

Nous sommes partis d’un constat : la plupart des travailleurs en formation sont peu ou pas intégrés en tant qu’individus au monde du travail, et ils ne sont pas ou plus en situation d’emploi, c’est-à-dire qu’ils ne touchent pas de salaire en vendant leur force de travail. Cela est dû au fonctionnement même du système de formation tel qu’il a été mis en place dans l’ensemble du monde capitaliste. Pour parler du cas spécifiquement français, l’existence de bourses et d’aides financières massives existe, et c’est en grande partie à cause de la longue tradition étatique française de gauche, et aussi des luttes issues de la période d’après-guerre et des mouvements de Mai 68. Mais les sommes qui sont attribuées ne sont pas suffisantes cependant pour permettre à ceux qui en bénéficient de pouvoir vivre dignement. Les bourses des étudiants du supérieur ou les “salaires” des personnes en apprentissage ne leur permettent pas de vivre de manière autonome. Et toutes ces formations ont pour but l’employabilité des étudiants, ce qui est une rupture avec la tradition humaniste bourgeoise qui valorise le savoir pour l’amour du savoir.

On peut prendre un exemple particulier : un travailleur décide de quitter son emploi pour entrer dans une formation longue. D’un seul coup, il perd son statut légal de salarié. Il quitte en général le collectif de travail initial dans lequel il était impliqué, et change de conditions matérielles d’existence, dans son quotidien, et cela s’accompagne en général d’une baisse de son niveau de vie. C’est justement à ce moment que l’existence d’un syndicat de type SELA devient important, pour défendre les intérêts matériels spécifiques de ce travailleur entré en formation.

Il s’agit d’un cas très particulier, bien sûr ; en réalité, la plupart des personnes en formation sont jeunes, entre 14 et 30 ans, disons. Et elles sont en général peu intégrées au monde du travail. Soit parce qu’elles vivent au quotidien dans une structure de formation – lycées généralistes ou universités – soit parce qu’elles vivent par intermittence entre la structure de formation et l’entreprise, comme dans les lycées professionnels ou les formations professionnalisantes.

Dans le premier cas, on trouvera lycéens et étudiants d’université dans les filières généralistes, où les enseignements théoriques et pratiques se font dans un lieu d’étude. Ce sont les moments de politisation d’une grande partie de la jeunesse, souvent à la suite de mouvements d’ampleur nationale – grandes manifestations sur des réformes disloquant le conditions de travail et de vie, et, de plus en plus fréquemment, mouvements internationaux idéologiques comme la question écologique ou les violences faites aux femmes.

Et il y a le second cas, où ces personnes alternent entre un lieu de formation et un lieu de travail. Bien trop souvent, elles ne sont pas considérées par les travailleurs comme étant un travailleur comme les autres. À cause de leur âge, de leur inexpérience, de leur présence intermittente. Et les rares syndicalistes dans ces entreprises font souvent même preuve de prudence à aller leur parler, parce qu’elles sont considérées comme des précaires, et donc soumises facilement à la menace d’une sanction par l’employeur. Si prudence il doit y avoir, cela n’empêche pas pourtant d’aller leur parler, de leur expliquer la réalité de la lutte de classe au sein du monde du travail, de les préparer à mener un travail syndical une fois leur période de formation terminée, par exemple. Parce que ce n’est pas dans leur formation qu’on leur parlera de leurs droits en tant que salariés, ou même des bases du Code du Travail. Le système de formation actuel construit des générations de travailleurs qui n’ont aucune connaissance du syndicalisme, de leurs droits, et des instances représentatives du personnel qui ont été arrachées de haute lutte. En plus de cela, il faut reconnaître qu’il existe quelque chose comme un conflit de générations, qui rend difficile la communication entre une personne d’une vingtaine d’années et un travailleur de plus de quarante ans.

C’est pour ces raisons que nous pensons qu’un syndicat d’étudiants, de lycéens et d’apprentis a toute sa légitimité.

Enfin, intégrer la CGT nous semblait une “évidence” : dernière grande organisation ouvrière de masse et “combative” (même si depuis le travail concret avec la Centrale Syndicale nous a décillé les yeux), présence de nombreux travailleurs en son sein, et enfin, et ce n’est pas négligeable, la possibilité d’avoir un soutien logistique et matériel concret.

Le travail syndical et social a toujours été une  » charnière  » entre le territoire et le lieu de travail. Cependant, aujourd’hui, face à un précariat social de masse, les structures syndicales sont très en retard par rapport à la relance des bourses du travail, des groupes d’intervention extra-catégoriels (chômeurs-précaires) et des étudiants. Les structures syndicales, dans leurs composantes majoritaires, sont incapables de sortir du conformisme des « catégories », ne saisissant pas la composition de classe du prolétariat moderne. Selon vous, comment une structure syndicale étudiante devrait-elle interagir avec les centrales syndicales ? Comment « moderniser » les bourses du travail ?

Cette question est problématique, parce qu’elle ne rentre pas vraiment dans les réflexions que nous avons pu avoir jusqu’ici. Néanmoins, nous avions quelques pistes depuis la fondation du SELA 31 qui peuvent peut-être correspondre à un début de réponse. Il nous apparaît qu’un grand nombre d’illusions que nous avions sur notre capacité d’influence sur la CGT se sont levées. Nous réfléchissons toujours à l’évolution du modèle SELA en lien avec la CGT mais ce lien se maintient à la base. La meilleure chose que nous pouvons faire à l’heure actuelle est de tisser des liens, partager nos expériences militantes avec d’autres secteurs. La participation aux instances syndicales géographiques (UD, UL) ne doivent pas être vus comme des impératifs absolues tant cela est chronophage mais comme des points d’appui nécessaires pour recréer des liens locaux, notamment lors des mouvements nationaux. Enfin si nous nous plaçons cette fois du point de vue de militant révolutionnaire agissant au sein de structures syndicales, ce que nous nous efforçons toujours de faire pour ne pas sombrer dans le suivisme syndical, alors de ce point de vue là la participation aux bourse du travail ou autre union locale est subordonné à la stratégie politique de l’organisation.

Aujourd’hui, les travailleurs de la “connaissance” constituent, dans les centres impérialistes, une part importante de la main-d’œuvre salariée. Ils subissent dans de nombreux cas, comme les autres parties du travail salarié, les mécanismes de la crise et de l’organisation du travail : précarité, intensification des rythmes, etc. Quelle est selon vous l’approche politique et syndicale correcte pour intervenir dans ce segment de classe, sans avoir à recourir à des mots d’ordre bourgeois et réactionnaires tels que la défense des « qualifications » ?

La CGT a une grande tradition ouvriériste. Elle a une méfiance pour toutes les formes nouvelles qui ont émergé depuis les quarante dernières années, avec les changements politiques, économiques et éducatifs qui ont eu lieu. Le symbole de l’ouvrier spécialisé reste prenant, alors que la masse des syndiqués est plutôt issus du secteur du tertiaire. Des débats houleux ont eu lieu dans la Centrale sur le statut à accorder aux enseignants, aux travailleurs retraités, aux chômeurs, aux cadres, techniciens et ingénieurs ; les travailleurs en formation sont la dernière catégorie qui pose encore des résistances fortes dans ce débat interne.

Nous sommes en effet dans une période de mutation des relations de travail dans le monde de l’entreprise en France, et cela passe par de nouvelles normes légales. Même si l’intérim et la sous-traitance sont anciens, le statut d’auto-entrepreneur (ou l’uberisation, si vous préférez) est la dernière forme juridique qui ait été mise en place de façon étendue. La CGT, qui axe sa stratégie de syndicalisation sur l’appartenance des salariés à une branche industrielle spécifique, a beaucoup de difficultés à se mettre à la page. Ainsi, les intérimaires sont mis dans la catégorie “chômeurs-précaires”, alors que certains intérimaires passent leur vie dans une branche spécifique, comme le bâtiment ou la restauration, par exemple.

Bien sûr, le changement le plus impressionnant est la montée en puissance des secteurs du tertiaire, et l’affaissement en nombre de salariés des secteurs primaires et secondaires. Il faut d’ailleurs noter, au passage, que si ces deux secteurs perdent des salariés, c’est à cause bien évidemment des importations moins chères, des délocalisations, etc. mais aussi parce que le travail est plus productif, en partie grâce aux améliorations technologiques, et que produire trois cents tonnes de blé requiert moins de main-d’oeuvre aujourd’hui qu’il y a encore trente ou cinquante ans. Notons aussi que la CGT reste attachée à l’idée du “CDI pour tous”, alors que beaucoup de jeunes travailleurs aspirent à pouvoir changer de métier quand ils le veulent, comme ils le veulent, et à ne pas se sentir contraints à rester dans un lieu et un domaine de travail pour une longue période de temps. C’est sans doute une conséquence de l’hégémonie de l’idéologie bourgeoise, mais cela doit être pris en compte dans les aspirations des travailleurs.

Dans divers documents, vous avez utilisé la catégorie des « travailleurs en formation », pouvez-vous nous en donner une définition ?

Nous utilisons le terme de “travailleurs en formation” pour décrire tout ce qu’on appelle habituellement “étudiants”, au sens large, c’est-à-dire toutes les personnes qui étudient dans le but d’avoir des connaissances qu’elles utiliseront dans un emploi. Les travailleurs en formation constituent une couche sociale des sociétés occidentales “post-industrielles” extrêmement large numériquement.

Nous considérons que les travailleurs en devenir constituent une couche sociale, c’est-à-dire que c’est un groupe social large qui comprend des individus de classes différentes. On retrouvera dans cette couche des enfants de prolétaires, comme des enfants de la bourgeoisie, mais toutes ces formations ont pour but de “s’intégrer” à la société en acquérant des compétences qui seront utilisées par des entreprises. La société en question est bien sûr le système capitaliste.

Contrairement à beaucoup d’analyses prenant en compte l’âge des personnes en formation, nous avons voulu partir d’une analyse basée sur la place des personnes dans l’appareil de production. Les étudiants, les apprentis, les lycéens, ont-ils pour première fonction de créer de la plus-value ? Même si c’est un sujet discutable dans le cas des apprentis, il nous est apparu que ce n’était pas le cas.

Quelle est leur place alors dans le système de production de la richesse, et de la reproduction de la force de travail ? La réponse que nous proposons est que le capital investit dans la force de travail en amont, comme on investit dans de nouvelles technologies et dans la recherche scientifique : avoir des travailleurs qui soient capables de faire certaines tâches, physiques ou intellectuelles. La question est donc de savoir comment une organisation communiste peut prendre en compte cet état de fait pour intervenir dans le cadre d’une organisation de masses, et dans notre cas un syndicat SELA.

Pour ceux qui sont intéressés par cette question, on peut trouver de plus longs développements dans le livre “Des mains qui pensent”, écrit à quatre mains entre un membre de RC et un ex-membre. Une des limites de ce travail a été de s’arrêter à l’étude du cas de la France métropolitaine, mais notre analyse semble être assez pertinente pour beaucoup de pays européens impérialistes.

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