Considérer la société civile comme un « agent » à défendre, plutôt que de se préparer à une « longue guerre de tranchées sur son terrain » (Gramsci), n’est qu’un exemple parmi d’autres
1. Étant donné qu’aujourd’hui, la tendance à qualifier et/ou à théoriser Trump et le trumpisme – ainsi que le reste de l’extrême droite – de « fascisme » repose en grande partie sur une série d’idées erronées, largement répandues et profondément enracinées, notamment dans le centre libéral, concernant la relation historique entre le fascisme, la démocratie et la société civile, seule une révision complète et une reconceptualisation de celle-ci permettront de révéler les limites et même les dangers d’une telle approche. Plus qu’une question d’« orthodoxie théorique », il s’agit d’une question de précision analytique et, plus urgemment encore, de stratégie et d’efficacité politique.
2. C’est, dans la pratique et depuis plusieurs années, la position de Dylan Riley, sociologue américain, professeur à l’université de Californie à Berkeley, qui, refusant de conceptualiser Trump comme « fasciste » et proposant à la place le cadre du néobonapartisme comme plus approprié pour le comprendre, souligne le fait que, contrairement à la doxa libérale, le fascisme n’est pas né dans des conditions d’« anomie », mais dans une effervescence de la société civile et que, contrairement à celle-ci, l’un de ses objectifs n’a pas été la « destruction » de la démocratie, mais la construction d’un nouveau système de représentation en opposition au modèle libéral.
3. Après avoir souligné certaines différences entre les régimes Trump 1.0 et Trump 2.0 – et proposé de manière quelque peu controversée la figure de la « révolution inversée » comme étant, supposément, plus éclairante sur ce que Trump cherche à accomplir aujourd’hui , Riley, s’appuyant sur son propre modèle inspiré des théories d’Antonio Gramsci sur l’essor et l’anatomie du fascisme, la société civile et la démocratie – Les fondements civiques du fascisme en Europe : Italie, Espagne et Roumanie, 1870-1945 (2019) -, a récemment souligné à nouveau les limites des approches dominantes.
4. Soulignant que cette fois-ci, MAGA au pouvoir est beaucoup plus déterminé à s’emparer de la société civile – en exhortant, par exemple, ses partisans, contrairement aux fascistes classiques, à s’organiser non pas dans les rues ou les corporations, mais en ligne (sic) -, Riley estime que les idées erronées qui prédominent dans l’opposition quant à la nature même de la « société civile » constituent un obstacle à l’organisation d’une réponse politique adéquate.
5. Contrairement à l’approche très populaire qui, face au trumpisme, exhorte les Américains « à maintenir la société civile en vie afin d’éviter ce que Hannah Arendt a décrit comme la régression de la société en une « foule » » – l’un des principaux promoteurs de ce discours et « la référence incontournable pour tous les commentateurs ayant des prétentions intellectuelles » étant l’historien libéral Timothy Snyder -, il ne s’agit pas d’un « agent » à défendre, et encore moins d’un « être vivant qui respire, agit et résiste », mais, comme l’a mieux compris Gramsci, d’un « terrain de lutte ».
6. Comme le souligne Riley, c’est Arendt elle-même qui est responsable de cette interprétation erronée. Dans un argument central mal conçu de Les Origines du totalitarisme, elle situe les origines du fascisme dans « les sociétés de masse atomisées », alors qu’en réalité, ce sont les sociétés civiles hautement organisées – tant en Italie qu’en Allemagne – qui l’ont fait naître. Et ce que les fascistes et les nazis ont fait, ce n’est pas « manipuler la foule informe », mais s’emparer de toute cette solide structure organisationnelle et la « fascistiser ». Cette différence historique cruciale a des conséquences énormes.
7. Ainsi, en transposant le modèle historique erroné au présent, ceux qui défendent la société civile contre le « fascisme » de Trump ignorent, selon Riley, ce que celui-ci et ses partisans cherchent à accomplir : la coloniser – telle qu’elle est : fragmentée et rachitique – et non la détruire. Et ce qu’ils représentent : étant donné que le mouvement qui tente aujourd’hui de le faire est bien le produit d’une anomie sociale aggravée par les réseaux sociaux – comme si les observations d’Arendt ne s’appliquaient pas au XXe siècle, mais bien, au moins en partie, au XXIe siècle –, il ne s’agit pas d’un phénomène analogue au fascisme historique, mais d’un phénomène réactionnaire d’extrême droite nouveau et différent.
8. Il en va de même pour la démocratie : comme le souligne Riley – qui propose de considérer le fascisme comme une sorte de « démocratie autoritaire » (2019, p. 3) -, contrairement au fascisme, le trumpisme n’est absolument pas intéressé par la construction d’un nouveau modèle de représentation, au-delà des parlements et des partis traditionnels : il se contente de vider l’existant, en l’utilisant à ses fins.
9. Une autre différence avec l’entre-deux-guerres concerne le domaine de la culture de masse : si les fascistes se sont emparés à l’époque des espaces publics unifiés, aujourd’hui, l’espace culturel est très fragmenté par la stratification néolibérale et les réseaux sociaux, ce qui rend difficile tant la mobilisation de la droite – avec Trump 2.0 beaucoup plus déterminé à « coordonner les choses » que Trump 1.0, mais agissant également dans un contexte différent de celui des années 1930 – que la résistance.
10. L’application du terme « fascisme » à Trump, malgré ses prétentions analytiques et intellectuelles – T. Snyder invoquant ad nauseam H. Arendt me revient à l’esprit –, ne répond qu’à l’usage le plus superficiel de ce terme : une insulte appliquée métaphoriquement pour souligner son comportement illibéral, intolérant et chauvin. Sans sous-estimer le danger qu’il représente, ces efforts – qui occultent les différences de contexte et la nouveauté de son anatomie – constituent une mauvaise analyse dont ne peuvent découler que de mauvaises stratégies. Traiter la société civile comme un « agent » à défendre, au lieu de se préparer à une « longue guerre de tranchées sur son terrain » (Gramsci), n’est qu’un exemple parmi d’autres.
Maciek Wisniewski
www.lahaine.org
