supernova n.7 2024
Traduction de l’article de camarades italiens de Antitesi (antitesirivista.org) paru dans la revue n.16 du 2024
Le modèle de la ville intelligente, de la soi-disant ville ultra-technologique « intelligente », devient de plus en plus populaire dans le monde entier en tant que forme d’environnement urbain. La bourgeoisie impérialiste s’emploie à le promouvoir comme une nouvelle étape du processus historique de restructuration et de spoliation des terres. Un processus qui, s’appuyant sur la révolution numérique et l’intelligence artificielle, s’actualise à l’ère actuelle, celle du nouveau saut technologique.
Le développement des nombreux plans de villes intelligentes en Italie est étroitement lié à celui du nouveau modèle de production de ce que l’on appelle l' »industrie 4.0″ et au phénomène croissant du « nouveau pétrole » des big data, qui sont principalement entre les mains des grands géants américains Google, Facebook et Amazon, en concurrence avec les géants chinois (Fang, qui signifie Facebook, Apple, Amazon, Netflix et Google contre Bat, qui signifie Baidu, Alibaba et Trecent).
L’objectif de l’article est d’essayer de donner une interprétation marxiste et de classe de la question qui dépasse les lectures typiquement « conspirationnistes » du contrôle total et, en tant que communistes, de se relier positivement et avec une ligne particulière aux mouvements de résistance à cette nouvelle frontière prédatrice du capitalisme.
Cet article s’inscrit dans le sillage des précédents numéros de la revue, dans lesquels ont été analysés de manière critique « Surveillance Capitalism » de Shoshana Zuboff [voir Antithèse n° 12, ] et « Great Reset » de Klaus Schwab [voir Antithèse n° 14,]. Ici aussi, nous tenterons de démonter la vision » conspirationniste » qui ne va pas à la racine du problème car ce n’est pas la méchanceté et la volonté de toute-puissance de quelques hommes assoiffés de richesses et dépourvus de principes éthiques qui en est la cause, mais c’est le système capitaliste avec ses lois, sa crise et ses contradictions intrinsèques, en premier lieu celle de classe, qui détermine les phénomènes.
L’affirmation du modèle des smart cities, en effet, n’est pas seulement un processus de restructuration capitaliste de l’espace urbain (spéculation immobilière, rente immobilière, racket locatif…) adapté au besoin vorace qu’a aujourd’hui le capital de trouver de nouvelles marges de profit aujourd’hui érodées par la crise. C’est aussi la mise en œuvre et l’utilisation du nouveau champ d’accumulation capitaliste, celui des big data, ces données » pillées » technologiquement aux masses populaires, par l’enregistrement, le stockage et le retraitement des informations issues de leur utilisation du réseau [voir Antithèse n°12, pp. 59]. Le tout dans un contexte de durcissement de la crise qui contraint la fraction dominante de la bourgeoisie impérialiste à faire de la politique par d’autres moyens, à savoir la guerre. Ce modèle est donc également lié au keynésianisme militaire, une ligne adoptée par les États impérialistes pour soutenir, d’une part, la recherche et la production de guerre dans l’union public/privé et, d’autre part, pour fonctionnaliser l’environnement social pour la guerre impérialiste, et donc pour la production, la circulation et l’utilisation d’armements, de nouvelles formes de conflit cybernétique et le contrôle et la discipline de la population. La fameuse 5G, par exemple, est aussi et surtout une infrastructure militaire.
C’est un modèle qui voudrait discipliner la société en imposant une certaine consommation aux masses populaires, forçant ainsi de nouveaux marchés pour les patrons, remodelant le bien-être avec la fourniture méritocratique de services [par exemple, Guido Bertolaso, ancien chef de la protection civile et aujourd’hui conseiller pour le bien-être en Lombardie, a proposé une carte de santé à points basée sur le comportement sanitaire du citoyen], avec un contrôle et une répression renforcés par l’utilisation des nouvelles technologies. Le lien entre la redéfinition de l’espace urbain avec les nouvelles technologies et le militaire doit donc également être souligné, non seulement en termes de double utilisation de ces applications, mais aussi dans la détermination d’un modèle de contrôle généralisé qui fait partie du reflet interne de la guerre sur le front extérieur.
Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands laboratoires de mise en œuvre des » villes intelligentes » est précisément l’entité sioniste, qui l’a exportée et promue dans le monde après l’avoir expérimentée sur la peau des Palestiniens [Hébron, la ville intelligente par excellence, est une ville des territoires occupés de Cisjordanie où les Palestiniens sont contrôlés par un programme de surveillance biométrique : le programme intègre des technologies de reconnaissance faciale par le biais d’un réseau de caméras vidéo. Les données sont utilisées par l’armée à travers une application appelée Blue Wolf ].
Enfin, il faut considérer que le projet de » ville intelligente » est lié à la nécessité d’accélérer le cycle du capital, c’est-à-dire le processus de rotation du capital [Voir Antithèse n°11, Glossaire pp.82 f.] car plus le temps de rotation est court, plus vite le capitaliste peut renouveler le processus de valorisation, c’est-à-dire essentiellement la distribution et la vente des marchandises. En ce sens, la logistique moderne, qui dans le domaine de la production accroît l’extraction de la plus-value en augmentant les seuils d’exploitation des travailleurs, influence également le domaine de la circulation en l’accélérant. La modernisation de la logistique au cours des dernières décennies a évidemment conditionné la transformation de la ville en modifiant également les habitudes de consommation (voir, par exemple, le phénomène Amazon ou la livraison des courses par les grandes chaînes de supermarchés au détriment des petits magasins pour « l’épicerie du pas de la porte »).
Pour approfondir cette complexité et aborder le problème sous l’angle de la classe sociale, nous nous tournerons vers la conception marxiste.
Ville et mode de production
Le développement et la transformation de l’environnement urbain et des villes sont étroitement liés au développement du mode de production capitaliste, aujourd’hui dans sa phase impérialiste et monopolistique. Depuis la naissance du capitalisme, après la première « révolution industrielle », au cours du dernier siècle et demi, nous avons vu se succéder les deuxième et troisième modèles par lesquels le système d’usine moderne s’est imposé : d’abord avec le taylorisme et le fordisme, puis dépassé dans la deuxième partie du siècle dernier par l’introduction de plus en plus massive de l’automatisation et de la numérisation. Le modèle suivant a été le toyotisme, basé sur la production « juste à temps » visant à augmenter la productivité et à réduire les temps d’arrêt, c’est-à-dire « ne produire que ce qui a déjà été vendu ou qui devrait être vendu dans un certain délai, court, garantissant ainsi la réalisation ». Nous sommes désormais parvenus à la quatrième « révolution industrielle », celle de l’industrie 4.0. Dans ce processus, il faut toujours garder à l’esprit que chaque changement n’annule pas les précédents, mais les englobe.
Toutes ces transformations ne sont rien d’autre que la tentative continue de surmonter les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste et à la baisse tendancielle du taux de profit. Chaque transformation du mode de production capitaliste s’est déroulée dans une dialectique nécessaire avec les changements de l’environnement urbain (une réutilisation de l’espace urbain historiquement déterminé) : des villes-usines aux usines dans les banlieues, de la ville verticale à l’ère actuelle de la ville intelligente.
Les plans d’urbanisme répondent aux modèles nécessaires pour maintenir le mode de production capitaliste dans le moment historiquement déterminé.
Afin de bien comprendre les développements du mouvement du devenir de la ville et de ne pas se laisser influencer par des aspects secondaires (qui doivent être pris en compte), nous allons essayer d’expliquer brièvement d’un point de vue marxiste, de son point de vue logique, ce qu’est la ville dans le mode de production capitaliste. C’est, en résumé, une concentration de moyens de production et de force de travail. La nature de cette concentration ? Au-delà des diverses situations spécifiques dans lesquelles la concentration des moyens de production et de la force de travail s’est matérialisée, la ville est « le point de départ historique et conceptuel de la production capitaliste » [« L’exploitation d’un nombre assez considérable de travailleurs, en même temps, en un même lieu, […], constitue historiquement et conceptuellement le point de départ de la production capitaliste » – K. Marx, Le Capital, Editori Riuniti, 1964, Livre premier, p. 363] et doit être comprise comme un mode spécifique d’utilisation de l’espace physique depuis la naissance du capitalisme. Elle est donc un moyen de production de la valeur, de sa réalisation ultérieure et une condition de l’ensemble du cycle de valorisation du capital.
La ville est en outre un lieu de reproduction de la force de travail, c’est-à-dire un lieu où la force de travail est reconstituée quotidiennement en tant que réserve de travail vivant après avoir été consommée dans le cadre du processus de production. La reproduction de la force de travail s’effectue par la consommation de la valeur d’usage des marchandises, permettant ainsi la réalisation de la valeur qu’elles contiennent, étape subordonnée à une relation d’échange, avec l’argent.
La ville doit donc également être considérée comme une agglomération de marchandises.
La ville doit donc remplir différentes fonctions et c’est pourquoi, selon les périodes historiques, son espace physique est subdivisé et transformé pour s’y adapter. Cette subdivision fonctionnelle, en zones de production, zones résidentielles, zones technologiques, zones de bureaux, zones touristiques, zones de services, infrastructures, etc. implique une rente, puisque celle-ci change à chaque changement d’utilisation du sol. La rente est exprimée dans le prix du terrain, qui devient donc aussi une marchandise, c’est-à-dire qu’il se vend et se loue. Il s’agit d’une marchandise particulière car « la propriété foncière n’a rien à voir avec le processus réel de production. Elle ne fait que transférer des poches du capital vers les siennes une partie de la plus-value produite » [Ibid, Livre Troisième, p. 934].
La question de la construction et de la transformation de la ville, on le voit, est complexe et il faut prendre en compte tous les aspects structurellement contradictoires où se combinent la rente et la production de plus-value. La domination de l’un (la production) ou de l’autre (la rente) caractérise les périodes historiques et les restructurations. Aujourd’hui, dans la bourgeoisie impérialiste, la fraction dominante est la fraction financière et, dans le cadre du nouveau développement monopolistique du capital, la rente va aux monopoles principalement financiers : c’est cette fraction dominante qui pousse à la mise en œuvre des villes intelligentes.
Quatrième « révolution » industrielle
Nous sommes dans la phase de ce que l’on appelle l' »industrie 4.0″. L’introduction massive du numérique dans les processus de production, de distribution et de services a conduit à la coexistence des processus de numérisation et d’interconnexion qui sont à la base de la quatrième « révolution » industrielle. Les technologies de pointe, issues des développements des dernières décennies, notamment la robotique avancée, les véhicules autonomes, la fabrication additive, l' »internet des objets », l’intelligence artificielle et le génie génétique, conduisent à une société « hyperconnectée » où les objets et les personnes sont de plus en plus connectés aux technologies numériques et où les frontières entre la réalité en ligne et hors ligne semblent de plus en plus floues. La chaîne de valeur 4.0, ou « chaîne d’approvisionnement 4.0 », applique des techniques et des systèmes d’information qui visent à optimiser le processus en réduisant les coûts et en l’accélérant, ce qui permet l’émergence de services et de processus commerciaux entièrement nouveaux. Elle fait appel à la mise en œuvre de technologies telles que l’intelligence artificielle, le big data et la blockchain, qui est une structure de listes liées de blocs de données. Avec ces méthodes, ils visent non seulement à optimiser l’efficacité des processus mais aussi, comme le dit leur propagande, à « améliorer l’expérience du client final ». En réalité, avec l’utilisation des big data, ils développent ce que l’on appelle l' »économie prédictive » qui, grâce à l’utilisation des données collectées à partir du comportement humain, met en œuvre des pratiques commerciales et vise même à changer les habitudes des consommateurs, avec des produits personnalisés pour promouvoir certaines consommations en générant des « produits prédictifs », c’est-à-dire capables de permettre des anticipations et des prévisions de la production.
Tout cela investit naturellement aussi la ville, telle que définie ci-dessus dans la conception marxiste, et l’investit dans ses différents aspects et fonctions : c’est une ville qui, dans sa version intelligente, produira des données de manière exponentielle, grâce à la mise en réseau continue de ses habitants et de ceux qui la visitent, grâce à des caméras et des microphones placés partout, grâce à l’imposition d’applications numériques pour pouvoir utiliser des services, etc.
Les défenseurs du capitalisme, comme Schwab, pensent que la vitesse, l’ampleur et l’interconnexion des différents processus de développement entraînent une toute nouvelle phase, un saut qualitatif dans la production. Nous pensons quant à nous, au-delà des énormes changements technologiques, qu’il s’agit d’une tentative de perfectionnement des outils développés par la troisième « révolution industrielle », d’une modernisation du « juste à temps » avec l’accélération du cycle de production et de rotation, également par le biais de l’économie « prédictive ».
La perspective de Schwab et des secteurs de la grande bourgeoisie qu’il représente n’est pas le délire d’une « secte transhumaniste », mais celle des secteurs les plus avancés et organisés de la classe bourgeoise, de sa fraction dominante, la bourgeoisie financière. C’est elle qui, dans la phase impérialiste, dirige le développement industriel et donc aussi celui de la dimension urbaine. Tout cela a évidemment un coût élevé pour les travailleurs et les masses populaires : exploitation accrue du travail, précarité contractuelle, expansion du grand capital au détriment de la petite et moyenne bourgeoisie, promotion de l’aliénation et de la marchandisation de la vie sociale avec une technologie omniprésente, gentrification, bannissement de facto du centre-ville, destruction de l’environnement, formation de quartiers ghettos, contrôle social et répression de la dissidence ; dans une combinaison continue et omniprésente de l’État, des autorités publiques et des potentats capitalistes privés pour promouvoir ce modèle d’oppression.
La question principale n’est donc pas celle de la vie privée et des droits des « citoyens », ni celle du contrôle total, qui doivent également être prises en compte, mais la question fondamentale est celle de la classe. Et pour ce qui est de l’invasion de la technologie dans nos vies, il faut comprendre comment et pourquoi cela se produit dans le monde d’aujourd’hui.
Lénine affirmait que pour la technologie, la question réside dans la « main » qui manie ces outils au moment historique donné. En effet, nous trouvons Lénine en 1914 s’exprimant sur le taylorisme de la manière suivante : « une grande rationalisation de la production apportée par l’étude scientifique de l’action de l’ouvrier, qui se fait au détriment de l’ouvrier, entraînant une plus grande oppression et une plus grande exploitation » [Lénine, Œuvres complètes de Lénine, Moscou, Progrès, 1972, pp. 152-153]. Mais en 1918, après la prise du pouvoir, il écrit : « La possibilité de réaliser le socialisme sera déterminée […] par les succès que nous remporterons en combinant le pouvoir soviétique et l’organisation administrative soviétique avec les derniers progrès du capitalisme. Nous devons introduire dans toute la Russie le système Taylor et l’augmentation scientifique américaine de la productivité du travail, en combinant ce système avec la réduction des heures de travail ». Un tel système Taylor, dirigé directement par les ouvriers eux-mêmes – s’ils sont suffisamment conscients – sera le moyen le plus sûr d’une nouvelle et très grande réduction de la journée de travail » [Lénine, Les tâches immédiates du pouvoir soviétique, dans Économie de la révolution, Milan, Il Saggiatore, 2017, p. 165].
Ainsi, la technologie et la science qui permet son développement dépendent de la classe qui détient le pouvoir. Et aujourd’hui, contrairement à certains camarades qui exaltent a priori la science et la technologie, dans une phase qui ne voit pas le capitalisme contrôler toutes les sphères de la recherche et de l’application technologique, nous pensons que le modèle de » progrès » qui en résulte vise exclusivement les projets d’exploitation de l’homme sur l’homme.
La ville 4.0
La ville intelligente est hypocritement présentée dans la propagande bourgeoise comme un projet de « révolution » urbaine, écologique et sociale pour répondre aux grands défis du changement climatique et rendre les services et la circulation plus efficaces en répondant aux besoins des citoyens.
Pour réfuter ce mensonge, choisissons deux définitions significatives.
La première : « Une ville à forte intensité technologique, avec des capteurs partout et des services publics très efficaces grâce aux informations recueillies en temps réel par des milliers d’appareils interconnectés. Une ville qui cultive une meilleure relation entre les citoyens et les gouvernements en exploitant les technologies disponibles et en s’appuyant sur les commentaires des citoyens pour améliorer la prestation des services et la création de mécanismes de collecte de ces informations » [Miracle à Milan, Smart cities « An urban, political, ecological and global revolution », sfero.me, 18.6.23]. C’est ainsi que la Banque mondiale, dont il est notoire qu’elle ne sert pas les intérêts des masses populaires (les soi-disant citoyens), l’exprime
La seconde : « L’approche de la ville intelligente est la dernière phase de la planification urbaine entrepreneuriale dans la ville, cette fois-ci motivée par des solutions technologiques pour le développement urbain afin d’encourager un nouveau monde d’investissement économique en attirant des entreprises technologiques produisant des technologies de ville intelligente et en promouvant des start-ups indigènes. Cette approche entrepreneuriale de la planification et du développement ouvre la voie à un rôle actif des entreprises privées dans la définition et la mise en œuvre des politiques et des projets urbains » [extrait de smartdublin.ie].
Ces définitions montrent clairement les objectifs du projet et les fractions de la bourgeoisie impérialiste qui s’y intéressent. Le principal objectif déclaré de la ville intelligente est de favoriser le développement de l’esprit d’entreprise et de recueillir les réactions des citoyens (c’est-à-dire de mettre en œuvre le Big Data) et de montrer comment la prétendue « durabilité environnementale » n’est rien d’autre qu’un masque pour couvrir le saut technologique, nécessaire aux patrons comme principale parade à la crise de surproduction et à la chute tendancielle du taux de profit dans laquelle se débat le capitalisme. Avec l’augmentation de la composition organique du capital, c’est-à-dire avec les nouvelles technologies de production, les patrons visent à faire face à la crise. Cependant, si d’une part ils résolvent le problème à court terme en augmentant l’extraction de la plus-value et en endiguant la concurrence, d’autre part ils l’aggravent à long terme, car proportionnellement les coûts de production augmentent de plus en plus, ce qui conduit à une nouvelle baisse du taux de profit et à la suraccumulation de capital qui n’est pas utilisé dans la production.
Derrière les formules grandiloquentes du positivisme bourgeois, les smart cities apparaissent donc comme des formes urbaines typiques de la crise du capitalisme, dans lesquelles la technologie est utilisée de manière obsessionnelle pour trouver de nouveaux espaces de valorisation, tandis que la guerre impérialiste est réalisée comme la perspective de sortie inévitable de cette crise, autrement insurmontable dans le cadre du mode de production capitaliste.
Cette nouvelle conception de la ville a commencé au début des années 1990, lorsque la Banque mondiale a commencé à la définir comme un « moteur central du développement capable de générer des innovations technologiques, d’accroître le PIB et d’attirer des capitaux » [S. Milone, Le mani sulla città. Smart cities between Silicon Valley and the European Union, comedonchisciotte.org, 8.12.23]. Ce sont les années de la soi-disant mondialisation, c’est-à-dire de l’interconnexion capitaliste mondiale maximale, qui génère une nouvelle aggravation de l’urbanisation de masse, surtout en Chine, mais aussi en Europe et en Italie, avec le nouvel exode de dizaines de milliers de chômeurs du Sud vers les métropoles du Nord et avec la structuration du phénomène de l’immigration à l’échelle mondiale.
Au niveau mondial, le marché représentait 300 milliards de dollars en 2022 et devrait atteindre 1 000 milliards de dollars en 2027. En Italie, les investissements étaient d’environ 800 millions d’euros en 2022 et devraient atteindre 1,6 milliard d’euros en 2027, ce qui représente une forte expansion. Le financement proviendra de programmes européens ; en fait, dix-sept milliards d’euros proviennent du PNDR pour « révolutionner » les villes italiennes, dont 5,3 milliards pour le réaménagement urbain et le logement, deux pour les services numériques aux citoyens, 8,6 pour la transition écologique et un milliard pour la sécurité des rues [L. Maci, Smart City, what smart cities are and how they work, economyup.it, 11.3.24]. Il ressort de ces chiffres que la question de la smart city prend un poids considérable dans le paysage économique de notre pays : ils quantifient le poids de l’intervention directe de l’État dans la réutilisation de l’espace urbain pour l’adapter aux besoins actuels du capitalisme.
La politique adoptée par les États impérialistes en ces temps sombres de guerre suit la ligne du keynésianisme militaire, compris comme un reflet du militarisme [Voir Antithèse n° 15, pp. 87 et suivantes] dans le domaine économique, avec le réarmement pour intervenir sur le front extérieur et, sur le front intérieur, avec la croissance du secteur de l’industrie de guerre, promue contre la crise, grâce aux commandes de l’État. Aujourd’hui, le climat de guerre et le boom des dépenses militaires enveloppent les perspectives industrielles, technologiques et politiques des pays de l’UE comme une toile d’araignée : l’économie est tirée par le secteur militaire et tant les lois sur le commerce des armes que les lois européennes sur la concurrence et les aides d’État devront se plier à cette exigence. C’est ainsi que fleurissent les clusters technologiques et les accords entre l’industrie de l’armement et les universités, encouragés et subventionnés directement par les gouvernements, qui sont aujourd’hui plus que jamais le « comité d’entreprise » des patrons, sur les bancs duquel siègent directement les patrons des usines d’armement et de l’armée ou qui collaborent avec eux à des postes élevés.
Les investissements étatiques dans la numérisation de l’environnement social ont aussi une finalité guerrière, car le contrôle et l’adressage de millions de données servent au développement de la « cyberdéfense » contre les attaques extérieures, au contrôle des populations, aux applications de l’intelligence artificielle dans le domaine militaire et répressif, et à la mise en œuvre de nouvelles armes dirigées par le numérique.
Le grand chantier des villes intelligentes est à l’œuvre dans tout le pays, des caméras aux capteurs, des stations de vidéosurveillance de masse, des salles de contrôle intelligentes (Scr) aux zones de circulation restreinte (Ztl), du profilage individuel à la récompense du droit aux services, de la 5G à l’internet des objets.
Selon l’Observatoire de la ville intelligente du Politecnico di Milano, une municipalité italienne sur trois (28 %) a lancé au moins un projet de ville intelligente au cours des trois dernières années. Ce pourcentage atteint 50 % dans les plus grandes municipalités, qui comptent plus de 15 000 habitants, et devrait encore augmenter au cours des trois prochaines années, 33 % des municipalités souhaitant investir dans leur propre reconfiguration « intelligente » d’ici à 2024, en partie grâce à l’impulsion donnée par le PNR, avec ses milliards de dollars de financement. Selon le « I city rank », qui établit une liste chaque année, les villes les plus numériques d’Italie sont Milan, Florence et Bologne, suivies de Bergame, Turin, Trente, Venise, Parme, Modène et Reggio Emilia.
Parmi celles-ci, Venise est un exemple significatif de ville touristique entièrement informatisée, avec la mise en place du Scr et l’introduction, à partir du 25 avril 2024, de la taxe d’accès : toute la ville de Venise est pratiquement Ztl. Le Scr permet de savoir qui est présent en ce moment grâce aux images en direct de 600 caméras. Avec la collaboration de Tim, le nombre de personnes est vérifié en direct grâce au tracking des téléphones portables. Ce suivi produit des métadonnées gérées par Mindcity, une plateforme américaine qui n’est même pas soumise aux lois européennes sur la protection de la vie privée. Qui en profite ? À qui va l’argent des droits d’accès et le riche butin des métadonnées ? Les conseillers en charge du tourisme et du budget affirment que les coûts du projet sont égaux aux recettes, car les parties privées qui fournissent la technologie numérique, qui effectuent la collecte, etc. doivent être payées. Ainsi, pendant que les « citoyens » se font plumer, contrôler et utiliser pour extraire les données, les parties connues habituelles font des profits et, pendant ce temps, le marché immobilier dédié au tourisme est alimenté et nous nous dirigeons vers l’expulsion définitive des résidents, en particulier du prolétariat, qui est déjà en voie d’extinction.
Mais Venise est aussi un exemple de modèle de contrôle des masses avec son Scr constitué d’un ensemble de salles interconnectées capables de traiter toutes les données provenant des caméras vidéo et des téléphones portables afin d’agir de manière préventive là où l’on prévoit d’éventuels « problèmes ». Il y a aussi un sous-sol avec une armurerie, une zone d’entraînement à l’autodéfense, une salle d’identification et de photo d’identité et des cellules de sécurité surveillées par vidéo.
On nous dit que tout cela rendra la ville plus sûre et plus efficace au bénéfice du « citoyen », en réalité il s’agit d’une approche prédictive dans le domaine du contrôle des masses et de l’usage de la répression, de la construction d’un véritable modèle de police prédictive.
Une autre ville à l’avant-garde de la réaction technologique est Milan, où le maire Sala, membre du C40 (un réseau de maires pour des villes « durables sur le plan climatique » en relation avec la Fondation Clinton pour le climat) a inauguré l’expérience « Ville de quinze minutes » avec « Loc – Loreto 15 minutes », de concert avec N-Hood, la société immobilière responsable du projet. L’idée est de diviser la ville en zones autosuffisantes où tout est accessible en quinze minutes à pied, en scooter ou à vélo. Pratiquement une ville divisée en plusieurs cages surveillées par des caméras vidéo, où les déplacements de chacun sont contrôlés et leur consommation aussi (une combinaison d’économie et de police prédictive). A Oxford, en Grande-Bretagne, où le projet le plus avancé en ce sens est en cours, les habitants disposent de cent permis par an pour sortir de leur quartier. Ainsi se construit la ville de l’apartheid avec des zones interdites aux citoyens en fonction de leur quartier de résidence, donc en fait de leur appartenance de classe. Un modèle similaire à celui que l’État sioniste a longtemps appliqué, sur une base ethnique, contre les Palestiniens. De cette manière, l’État régule les espaces urbains selon des critères de classe, reléguant les prolétaires dans les banlieues et blindant les centres-villes comme lieux de reproduction du capital financier et apanage de la bourgeoisie.
Il est donc clair, d’après les exemples concrets ci-dessus, que la question des villes intelligentes est fondamentalement une question de classe et qu’elle doit être traitée comme telle.
Et comme nous le voyons clairement dans le » cas de Venise « , les intérêts économiques se croisent avec l’augmentation du contrôle et la production et le développement des outils pour le mettre en œuvre.
Après les expérimentations de masse menées pendant la Covid, nous avons assisté à un grand bond en avant dans ce domaine, s’agissant de la vie des masses populaires (numérisation, méthodes de discipline et de contrôle, imposition de la consommation et des comportements). Elle a ainsi donné une accélération directe à la réalisation de la ville intelligente : la période du Covid a en effet été un laboratoire d’extension et d’aggravation de cette mutation. La répression du mouvement contre le laissez-passer “green card” a elle-même mis en jeu la logique de la ville intelligente, par exemple en interdisant les manifestations dans le centre, en poursuivant le zonage de l’usage de la ville, en empêchant l’accès à tous ceux qui remettaient en cause le système en place. Des logiques similaires avaient déjà été mises en œuvre auparavant avec la mesure préventive du « daspo » urbain, c’est-à-dire la version « mesure urbaine » du « mandat de circulation », appliquée pour interdire certaines zones de la ville à certaines personnes et souvent attribuée à des camarades actifs dans les luttes populaires.
Les racines de cette politique répressive sont très anciennes. Rappelons à cet égard que sept Etats membres de l’OTAN (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Italie et Pays-Bas) ont constitué un groupe d' »experts » qui a publié en avril 2003 le fameux rapport « Urban Operation in the year 2020 », un cadre conceptuel pour les opérations en zones urbaines à l’appui des futures missions et tâches de l’OTAN. Cette étude, rendue publique peu avant la guerre en Irak, montre comment le rôle de l’instrument militaire était considéré par les « experts » comme une caractéristique dominante, même dans les opérations « normales » de maintien de l’ordre en milieu urbain. Ils prévoyaient une croissance exponentielle des contradictions dans les zones urbaines, que les forces de police « normales » ne seraient pas en mesure de gérer. Il était donc recommandé de commencer à utiliser l’armée dans une fonction d’ordre public à l’approche de la crise mondiale qu’ils annonçaient pour 2020. C’est ce qui s’est passé en Italie à partir de 2008, avec l’opération « Strade Sicure », toujours en cours. Par la suite, comme nous l’avons vu, la demande de nouveaux systèmes de contrôle des populations a également trouvé une réponse au fil du temps dans les projets de villes intelligentes.
Que faire ?
Nous avons vu comment la ville intelligente sert les intérêts du capital, en antagonisme avec les intérêts des travailleurs et le développement de la lutte de classe et révolutionnaire, que nous, communistes, devons au contraire poursuivre. Pour le faire au mieux, nous pensons qu’il est nécessaire d’aborder la complexité de la question avec une conception correcte, tout d’abord en se formant et en s’appropriant les outils théoriques appropriés. C’est dans ce sens que vont les efforts de cet article, utile pour identifier les thèmes de base sur lesquels enquêter, réfléchir, approfondir.
Avec la bonne conception, il est ensuite nécessaire d’enquêter sur le phénomène dans les situations spécifiques dans lesquelles, en tant que communistes, nous intervenons et/ou visons à être internes, afin de dialectiser avec une ligne particulière les mouvements d’opposition qui surgissent des contradictions que les masses populaires vivent à cause de ces projets.
Le mouvement contre le laissez-passer a également jeté les bases de la critique du modèle de ville intelligente, et ce n’est pas une coïncidence si c’est précisément de la part de ceux qui se sont engagés dans cette lutte que s’élèvent aujourd’hui les quelques voix et mobilisations critiques.
De nombreux mouvements s’élèvent également contre des aspects spécifiques des problèmes rencontrés par les masses populaires à la suite du remodelage des villes : de la destruction des terres à des fins spéculatives au problème environnemental ; des expulsions à la gentrification avec l’expulsion des prolétaires et la construction de zones interdites ; du contrôle technologique à la répression ; de la méritocratie, qui devient même un critère pour la fourniture de services dans les écoles, à la corporatisation des universités qui, avec leur soumission aux dictats des entreprises de guerre et de technologie, mettent la recherche à leur service total.
Nous pensons que toute mobilisation doit être soutenue sur la base de la contradiction de classe dont elle est issue. La ligne de la bourgeoisie, des réformistes et du sectarisme mouvementiste est d’enfermer dans un enclos toute contestation pour la contenir et la mettre en contradiction avec les autres. Les communistes, au contraire, doivent faire comprendre quel est l’ennemi commun : les « maîtres de la ville », ceux-là mêmes qui nous mènent aujourd’hui à la guerre. La ville intelligente, avec sa marchandisation des relations et son contrôle totalitarisant, est déjà un problème concret pour toute lutte qui se développera en son sein.
Récemment, d’importantes manifestations et actions spontanées contre les ZTL, les caméras et les radars ont eu lieu dans des villes italiennes également, à la suite des manifestations les plus notoires qui ont eu lieu à Londres l’été dernier.
Agir contre la ville intelligente signifie donc soutenir et/ou promouvoir des mobilisations contre chaque aspect de celle-ci, en y apportant un contenu de classe, en se liant politiquement aux éléments les plus avancés qui les soutiennent, sur la base de la perspective stratégique de la révolution prolétarienne pour le renversement du système capitaliste.
Antitesi