SUPERNOVA n.9 2025
pour les communistes dans la métropole impérialiste
« Le capital n’est pas un pouvoir personnel, c’est un pouvoir social », K. Marx
Le deuxième mandat du président Trump marque-t-il un changement de paradigme dans l’impérialisme ? La financiarisation est-elle un nouveau capitalisme ? Pourquoi parle-t-on de plus en plus de guerre ?
Pour répondre à ces questions, il faut comprendre le lien qui existe entre invariance et rupture. Pour cela, nous utilisons le marxisme, qui est la capacité d’analyser les phases économiques et politiques de manière dialectique à travers une analyse scientifique précise. Nous évitons ainsi l’empirisme et le relativisme qui présentent la société selon des catégories morales et métaphysiques (bons et mauvais, dominés et dominants, autorité et liberté, etc.), en saisissant les spécificités d’une phase et sa dimension « historique ».
En ce sens, le second mandat de Trump présente des éléments d’invariance et de rupture sur le plan politico-économique.
Trump est la manifestation du changement dans les équilibres mondiaux. Trump est la preuve que le multipolarisme est déjà une réalité. Le multipolarisme est le fruit de la crise capitaliste, qui remet en question l’hégémonie mondiale de la bourgeoisie impérialiste américaine et occidentale1. Après le multipolarisme qui a conduit aux deux guerres mondiales et le bipolarisme de la « guerre froide », le multipolarisme actuel caractérise le développement de la phase historique qui a débuté avec l’échec du monopolarisme américain : plus précisément, l’échec du projet de « Nouvel Ordre Mondial » de Bush (père) qui, après l’effondrement du camp socialiste, poursuivait un monde unipolaire dominé par l’oligarchie financière impérialiste transnationale, avec les États-Unis fermement à la tête. La longue saison de guerres qui a suivi, de l’ex-Yougoslavie à l’Irak, de la Libye à l’Afghanistan, etc. avec la résistance des peuples et l’émergence de nouveaux concurrents stratégiques (Brics), a mis en évidence la crise de l’hégémonie occidentale-américaine, accélérant les processus de crise2.
Cela modifie-t-il l’impérialisme ? L’impérialisme n’est pas une catégorie morale, ce n’est pas un substantif qui peut être utilisé pour décrire à quel point tel ou tel dictateur est « mauvais » ou à quel point les visées expansionnistes de tel ou tel État sont exécrables. L’impérialisme décrit la phase final du développement du mode de production capitaliste et doit être analysé en tant que tel. Certaines caractéristiques de l’impérialisme du XXIe siècle s’écartent de celles décrites par Lénine3, où l’État hégémonique était encore représenté par la Grande-Bretagne, qui jouait à la fois le rôle d’« usine du monde » et de principal créancier international. Londres, en plus de s’ouvrir de nouveaux marchés par la force des invasions, des bombardements et des massacres des peuples colonisés, exportait des marchandises et, surtout, des capitaux à la recherche d’une valorisation.
Depuis l’après-guerre, ce rôle d’État hégémonique a été occupé par les États-Unis, qui se sont toutefois progressivement transformés en un État débiteur qui importe des capitaux et affiche un déficit commercial en perpétuelle augmentation, et qui n’est plus le centre de la production mondiale. Le pouvoir de persuasion politique de Washington est de plus en plus limité aux 700 bases militaires disséminées à travers le monde et à la domination militaro-technologique américaine. C’est dans ce contexte mondial actuel, avec des chaînes de valeur qui dépassent désormais les frontières des États-nations, qu’il convient d’analyser les hiérarchies et les relations internationales. Il faut comprendre que nous vivons une période inédite. Nous sommes engagés dans une compétition mondiale qui n’est pas la répétition des deux guerres mondiales du siècle dernier.
Ceux qui voient aujourd’hui une guerre entre blocs impérialistes, reproduisant un schéma de la Première Guerre mondiale, ne saisissent pas les différences sociales et politiques (la Chine n’est pas les États-Unis). Ils ne saisissent pas la dynamique anti-impérialiste qui traverse l’Afrique, l’Asie, l’Amérique du Sud et l’Europe de l’Est, contre l’impérialisme américain et les pays de l’OTAN. Cette approche risque dans de nombreux cas de soutenir involontairement le récit impérialiste occidental.
Ceux qui pensent à une reprise de la Seconde Guerre mondiale ne saisissent pas les différences substantielles qui existaient : la présence d’un État socialiste (l’URSS) et le rôle qu’il jouait pour le mouvement communiste international et le mouvement anticolonial. Il n’est pas secondaire de rappeler que l’Union soviétique elle-même, avant l’invasion directe de l’Allemagne nazie, considérait la Seconde Guerre mondiale comme un conflit inter-impérialiste, l’analysant dans une perspective mondiale (et donc par rapport aux pays colonisés d’Asie et d’Afrique ) et non uniquement dans le cadre de l’histoire européenne et USA4…
Présenter aujourd’hui l’actuel Chine ou la Russie comme des modèles de pouvoir populaire, ça signifie ne pas remarquer à quel point ils sont différents aujourd’hui de la Chine maoïste et l’URSS. Pour les communistes, l’action des masses populaires est centrale. Le socialisme est l’expression directe du pouvoir des masses populaires.
La catégorie de l’impérialisme reste centrale, la financiarisation, le parasitisme, l’intensification de la guerre sont symptôme de la crise du capitalisme, qui trouve dans la phase impérialiste son état final, mais cela s’inscrit dans une phase qui présente des contradictions quantitatives et qualitatives inédites. Et saisir ces aspects est fondamental pour un mouvement communiste qui veut rompre avec le conformisme du passé. La guerre doit être renversée dialectiquement : crise capitaliste, comme développement possible de la résistance et de la libération prolétarienne. Mais la libération du prolétariat est liée à la lutte anti-impérialiste, la lutte contre les États-Unis, le sionisme et les pays de l’OTAN!
LA FINANCIARISATION
Le mécanisme financier est présent depuis les débuts du capitalisme, ce qui change, c’est la proportion qu’il a prise dans l’économie, où la quantité a modifié les éléments qualitatifs. La financiarisation de l’économie n’est pas un choix « politique », mais une logique propre au capitalisme-impérialiste, où la spirale parasitaire devient l’élément prépondérant. Nous sommes donc dans une crise de suraccumulation du capital, qui caractérise les formations capitalistes avancées et détermine le développement massive de la sphère financière. En raison de l’augmentation de la composition organique du capital, la valeur des machines et des technologies utilisées dans la production augmente beaucoup plus rapidement que la valeur du capital utilisé pour la main-d’œuvre, un capital mort (les machines) qui dévore le capital vivant (les êtres humains). D’un point de vue économique, cela signifie que la quantité de plus-value contenue dans l’objet de la production tend à diminuer constamment. Les capitaux cherchent donc des moyens de se valoriser, et ne les trouvant pas dans la production, ils se déversent dans les mécanismes financiers. L’augmentation quantitative de ce phénomène est due à l’augmentation de la composition organique du capital.
Parler de finance ne signifie pas interpréter les crises comme des crises de sous-consommation et identifier ainsi la contradiction principale non pas dans la production, mais dans la circulation. C’est une erreur, à la base des propositions du « néo-réformisme » : considérer que les crises peuvent être éliminées en intervenant sur la circulation, c’est-à-dire sur le mouvement de l’argent ; il suffirait d’augmenter la masse monétaire en circulation et le problème serait facilement résolu, en laissant inchangé le mode de production capitaliste, mais c’est la production elle-même qui génère la contradiction…
Lorsque nous parlons de crise, il ne faut jamais la lire de manière « messianique » et catastrophiste, le capitalisme ne s’effondre pas « automatiquement », la crise signifie une augmentation des contradictions et du poids de la domination des classes dominantes.
Pour avoir une idée de ce que l’on entend par quantité qui se transforme en qualité, voici quelques données : la masse des capitaux en mouvement quotidien est supérieure à 2 000 milliards de dollars, un chiffre supérieur à toutes les réserves monétaires et qui, pour 95 %, ne concerne pas des biens physiques ou des investissements réels, mais de l’argent détenu par des fonds d’investissement, des banques, diverses institutions à la recherche d’intérêts. Les données des États-Unis nous permettent de clarifier ce que représente aujourd’hui la financiarisation. Le rapport entre le PIB (produit intérieur brut) et la dette publique. Le PIB américain est de 27 000 milliards de dollars, avec un taux de croissance compris entre 1,5 et 1,7, la dette publique est de 33 000 milliards de dollars, la plus élevée au monde en termes absolus. Si l’on compare la dette globale au PIB, on obtient 320 %, le chiffre le plus élevé jamais atteint.
La dette publique est la « dépense » de l’État, l’implication de la dette publique dans les mécanismes financiers est aujourd’hui évidente et exponentielle. L’État ne s’endette pas aujourd’hui parce qu’il produit un État providence5, mais il croît parce qu’il est impliqué dans des mécanismes financiers, en premier lieu le paiement des intérêts aux détenteurs d’obligations (pour 2024, aux États-Unis, il s’élève à 882 milliards de dollars, soit plus du double qu’il y a quatre ans, soit 13 % du budget),
La stratégie de Trump n’est pas si radicalement différente de celle de l’administration Biden précédente : la « mondialisation » doit être « réformée » parce que l’ouverture des échanges, en particulier avec la Chine, a nui à l’industrie américaine. Pendant de nombreuses années, le fait que la production se déplace vers l’Asie était considérée comme quelque chose de positif. Cela réduisait les coûts, apportait de l’efficacité ; les entreprises accumulaient des bénéfices et les “américains” bénéficiaient de prix plus bas. Mais les temps ont changé : Biden pensait déjà que, dans la grande compétition avec la Chine, l’industrie devait être rapatriée. La différence est qu’aujourd’hui, Trump veut aller beaucoup plus vite. Il est intéressant de noter que la mondialisation, idéologie des 35 dernières années, soutenue principalement par les États-Unis et les puissances occidentales, soit l’une des causes de leur crise interne.
Les manœuvres de Trump sont une reprise à plus grande échelle de la première tentative qui remonte à 2018. En 2018, il a imposé des droits de douane de 25 % sur l’acier et de 10 % sur l’aluminium. Ils devaient servir à la sécurité nationale et à la création d’emplois. Cela a entraîné une hausse soudaine des prix et la création d’environ cinq mille emplois. Pendant la pandémie, certains droits de douane ont été supprimés. Aujourd’hui, l’industrie compte le même nombre de travailleurs qu’à l’époque, mais le reste de l’économie en a fait les frais : on parle de plus de 75 000 emplois perdus dans les secteurs qui utilisaient l’acier et l’aluminium importés.
Aujourd’hui, le premier objectif de Trump est d’éradiquer la dette commerciale, qui s’élève à 131,4 milliards de dollars. Ce chiffre reflète le fait que l’économie américaine investit plus qu’elle n’épargne, ce qui l’oblige à importer des capitaux (écart entre l’épargne et l’investissement). Ne souhaitant pas mener une politique d’austérité fiscale qui toucherait son électorat de référence, il met en place une fiscalité faible qui doit s’accompagner d’une réduction des dépenses, dont nous avons déjà eu un exemple avec les coupes budgétaires dans diverses institutions publiques (parcs, bibliothèques, écoles, etc.). Dans le même temps, il souhaite ramener l’industrie à l’intérieur des frontières nationales, d’où l’introduction de droits de douane qui doivent nécessairement s’accompagner d’une baisse des taux d’intérêt de la Fed et d’un affaiblissement contrôlé du dollar. Ces politiques visent également à augmenter le taux d’emploi intérieur grâce à la guerre contre l’immigration, qui se traduit par une démonstration de force spectaculaire dans le recours aux forces de police anti-immigration.
Pendant sa campagne électorale, Trump a promis aux américains de réduire le coût de la vie et donc l’inflation. L’après-Covid a été marqué par une inflation galopante. L’inflation est endémique, le capitalisme vit de l’inflation, mais elle n’est positive que si elle est limitée, car il doit toujours y avoir une augmentation du coût de toutes les marchandises… Les mécanismes financiers rendent l’inflation encore plus incontrôlable. Malgré les déclarations, l’arrivée au pouvoir de Trump s’est en réalité accompagnée d’une hausse des prix, même si elle n’a pas atteint les sommets de 9 % de 2022. Les déclarations ultérieures sur les droits de douane ont à nouveau provoqué une hausse de l’inflation, ce mécanisme ayant contribué à la décision de la Fed de ne pas baisser les taux d’intérêt. Au contraire, Trump s’attendait à ce que la Fed baisse les taux d’intérêt. Ces taux influencent les prêts, ce qui permettrait, selon le point de vue trumpiste, d’alléger les intérêts sur la dette publique. Une baisse de 2,5 points de pourcentage pourrait entraîner une économie d’environ 800 milliards de dollars. Lorsque les taux sont élevés, la demande de prêts diminue et l’épargne augmente. L’excès d’épargne n’est pas le signe d’une économie capitaliste en « bonne santé », car les capitaux doivent circuler…
Le chaos créé par Trump, à travers la menace de droits de douane sur les marchandises, la bataille contre l’inflation, la baisse des taux d’intérêt, l’affaiblissement du dollar, l’imposition du paiement des dépenses militaires à ses alliés, rend visible une bataille interne entre les factions de la bourgeoisie monopolistique américaine et internationale (au sein du bloc atlantique) et le rôle prépondérant de l’État.
L’État se caractérise comme le garant de l’hégémonie impérialiste, tant sur le plan économique que militaire. Par exemple, les États-Unis ont massivement recouru à l’État pour intervenir dans la crise de 2008.
La « nouveauté » de l’administration Trump est de donner l’illusion de « gouverner » la volatilité de la finance, et donc le mécanisme économique et social lui-même : crises, flux migratoires, mutation de la structure familiale et urbaine, etc. C’est autour de ce projet que se sont reconnus les nouveaux mouvements réactionnaires de masse qui traversent les États-Unis et l’Europe.
Il existe donc des ruptures dans la politique de Trump, mais on peut identifier des mécanismes invariants. Plus la bourgeoisie invoque la « politique », moins elle fait de « politique ». Avec Trump, c’est l’économie qui l’emporte sur la politique, précisément parce qu’il parle de politique…. Un capitalisme où les « capitalistes » sont de moins en moins influents, où les classes dominantes existent en tant que défenseurs rigides de leurs intérêts spécifiques et de leurs monopoles, n’ayant aucune fonction de « progrès » et de « gestion » du présent.
Dans ce contexte, la politique chinoise ne peut être superposée à celle du gouvernement américain. La Chine cherche à maintenir des réserves monétaires pour intervenir en cas de besoin, comme en cas de faillite d’organismes économiques nationaux. Elle maintient son propre tissu industriel et met en place des mécanismes de ralentissement de la financiarisation, par exemple des limites au crédit. Mais le capitalisme n’est pas un système « fermé ». Les dynamiques de la concurrence mondiale et des marchés financiers touchent aujourd’hui directement le « continent » chinois. Le mythe de l’harmonie politique, sociale, économique, etc., défendu avec acharnement par le gouvernement chinois, a certainement un fort impact évocateur pour toutes les nouvelles économies qui entrent dans la concurrence mondiale (Amérique, Asie, Afrique), mais Mao lui-même nous enseigne que l’équilibre est éphémère et que la contradiction est la norme. Il reprend donc à l’échelle mondiale une hypothèse « réformiste » qui est très loin de la vieille Chine maoïste et révolutionnaire, qui libérait énergie anti-impérialiste et anticapitaliste et non la conservation et le conformisme des relations sociales et politiques (politique soutenue par la gauche bourgeoise du Parti Communiste Chinois).
Tous les pays liés au pôle impérialiste atlantique suivent la même voie que les États-Unis et en sont des acteurs actifs. L’opposition qui s’est récemment manifestée entre les principaux pays de l’UE et l’administration Trump ne touche pas aux mécanismes fondamentaux : le gâteau est devenu plus petit et tout le monde veut conserver sa part.
LE PARASITISME
L’industrie est organisée en chaînes de travail à l’échelle mondiale : production, marchandises, matières premières, distribution des marchandises, travailleurs. Les pays à capitalisme avancé sont de moins en moins touchés par la production industrielle. Cela ne signifie pas que le travail salarié diminue, mais que la part du travail non lié à la création de plus-value augmente. Le capital financier remodèle le marché du travail et la société dans son ensemble, augmentant le travail non productif au détriment du travail productif. Le travail dans les services à la collectivité, aux entreprises et aux particuliers (aide à la personne, restauration, logistique) est majoritaire dans le contexte métropolitain impérialiste, avec des poches de chômage structurel de plus en plus importantes6. Ces secteurs représentent de nouvelles concentrations de travail salarié mal rémunéré où le mécanisme de précarisation sociale (contractuelle, du logement et de la vie en général) est fort. Dans la finance, les capitaux doivent être mobiles, de même que les êtres humains doivent être flexibles face aux besoins du monde du travail capitaliste : précarité contractuelle, flexibilité des horaires et des tâches. Les secteurs parasitaires (qui vivent de la plus-value produite par d’autres), tout comme les entreprises, sont extrêmement volatils : le « patron » ou l’entreprise elle-même peuvent disparaître à la suite d’une manœuvre financière… Des milliers d’emplois peuvent être perdus sans que cela ait quoi que ce soit à voir avec ce qu’est matériellement le travail et indépendamment du niveau « positif » de la croissance économique. Les exemples sont fréquents dans la grande distribution, l’hôtellerie et la santé privée. Ces secteurs sont gérés par des multinationales totalement dépendantes des cotations boursières.
Dans son livre «Théories sur la plus-value», Marx voyait dans la Rome impériale un exemple historique de système parasitaire : la ruine des États anciens, comme Rome, démontre l’« obsolescence » qui frappe une société lorsqu’elle transforme une masse croissante de ses membres en parasites, entretenus par le travail d’une minorité. La plèbe romaine, au lieu d’être une force productive, est devenue un poids mort, une armée de mendiants nourris par le trésor public et les riches pour acheter leur paix sociale. Les plèbes urbaines étaient entretenues par l’État sans travailler, grâce à la distribution de blé (frumentationes) et aux jeux du cirque. L’économie était basée sur l’exploitation esclavagiste, mais avec le temps, le coût de l’entretien des masses improductives a épuisé les ressources. La décadence romaine était, pour Marx, le signe de l’« obsolescence » d’une forme de production qui s’effondre sous le poids de ses contradictions. L’histoire de Rome a montré comment une société fondée sur l’exploitation des esclaves, mais qui doit ensuite entretenir des millions d’oisifs (plébéiens, clients, légionnaires démobilisés), finit par se saigner à blanc. Tous ces éléments se retrouvent dans le présent, avec toutefois une différence importante : la plèbe romaine vivait aux dépens de la société, tandis que la société actuelle vit aux dépens de la plèbe. Cela explique le niveau d’exploitation de la classe ouvrière industrielle (au niveau mondial), mais aussi la soumission, dans les métropoles impérialistes, des secteurs de travail non productifs. Ce n’est pas si paradoxal que cela : les conditions de vie d’un prolétaire sans réserve dans la métropole impérialiste sont pires du point de vue de la domination capitaliste, on ne meurt pas de faim ni de soif7, mais la vie elle-même perd tout son sens dans un mécanisme qui absorbe tous les aspects de la vie (travail, transport, logement, culture, sexualité, etc.) et où le talon de la domination du capital se fait sentir de manière indélébile. Comprendre comment recomposer ce secteur, quels sont ses besoins, et le relier à la classe ouvrière industrielle est un défi ouvert, sans cacher le rôle que jouent aujourd’hui les mouvements réactionnaires de masse, les mécanismes conformistes et les tendances opportunistes des classes moyennes et de l’aristocratie ouvrière.
LA GUERRE « PERMANENTE »
L’économie de guerre reste toujours un « moteur » pour relancer l’accumulation. La demande d’armes, leur consommation, le monopole de leur production (écart technologique) et les processus de reconstruction sont toujours une excellente affaire. C’est aussi pour cette raison que nous assistons à une « guerre » qui devient de plus en plus endémique, continue, et qui se manifeste sur le front intérieur et extérieur.
Front intérieur : à travers des politiques sécuritaires, la criminalisation de certaines couches sociales et ethniques et le développement d’une industrie de guerre.
Front extérieur : opérations militaires et de contrôle des territoires, des populations et des matières premières (comme par exemple la pénétration de l’OTAN en Europe de l’Est et le projet du grand « Israël » au Moyen-Orient). Et cela non seulement par le contrôle direct, mais aussi par la balkanisation et la destruction de toutes les forces qui s’y opposent.
Toutes les guerres ne sont pas identiques, il faut identifier les différentes contradictions, la Palestine n’est pas l’Ukraine, l’Iran n’est pas Taïwan, le Sahara occidental n’est pas la Kabylie…8
Mais au-delà de toutes les évaluations d’ordre historique, social et international, il existe une question simple qui reste centrale pour nous : notre principal ennemi est notre bourgeoisie monopoliste impérialiste. Penser que nous pouvons utiliser notre propre bourgeoisie impérialiste est une erreur totale ! Ne pas se rendre compte que l’islamophobie, la russophobie, la sinophobie sont enracinées et représentent le nouvel horizon culturel et politique de l’impérialisme occidental, c’est se soumettre consciemment ou inconsciemment au discours impérialiste :
– Combattre l’OTAN sans se rendre compte de l’utilisation que cette superstructure fait des pays de l’ancien bloc socialiste
– Défendre le droit à la résistance de la Palestine, mais en même temps se réjouir lorsque les bases logistiques de la résistance palestinienne sont détruites (en Syrie par exemple…)
– Se proclamer décoloniaux, mais se sentir étrangers aux processus anti-impérialistes réels qui touchent le continent africain, l’Asie et l’Amérique latine.
– « Révolutionnaires » mais protégés par l’OTAN… Les principaux partis de gauche en Europe, comme dans le cas de Die Linke en Allemagne, ont voté en bloc pour le réarmement de l’Europe contre la « prétendue » invasion russe…
Il faut comprendre pourquoi, notamment en raison de trajectoires historiques et de conjonctures politiques particulières, il existe aujourd’hui des États (ainsi que des mouvements politiques ou sociaux) qui, même s’ils sont idéologiquement très éloignés de nous, se trouvent néanmoins à remplir « objectivement » une fonction d’opposition et d’obstacle au plein déploiement de l’hégémonie impérialiste états-unienne-atlantique (et donc française). Une fonction qui ne peut donc être qualifiée que d’anti-impérialiste et qui ne peut être considérée que positivement par ceux qui voient dans l’impérialisme la contradiction dont découlent toutes les autres. Anti-impérialiste n’est pas synonyme de « bon », de communiste ni même d’anticapitaliste. S’il est vrai qu’un communiste ne peut pas ne pas être anti-impérialiste, l’inverse n’est pas vrai. S’il est vrai qu’un mouvement politique révolutionnaire ne peut pas ne pas être anti-impérialiste, l’inverse n’est pas vrai. S’il est vrai qu’un État à économie socialiste ne peut qu’être anti-impérialiste, l’inverse n’est pas vrai. Et ce n’est pas seulement l’Iran, mais aussi le Hamas en Palestine occupée, le Hezbollah au Liban ou les Houthis au Yémen en sont actuellement des exemples concrets. Les composantes de « l’Axe de la Résistance » représentent une épine dans le pied de l’impérialisme et du colonialisme sioniste dont le Moyen-Orient est une articulation. Contrairement, par exemple, à ce qui s’est passé avec d’autres mouvements qui, bien que « progressistes », toujours au Moyen-Orient, ont fini, par devenir des instruments des intérêts américains dans la région. Cela démontre que c’est le rôle que vous jouez objectivement qui vous définit plutôt que votre auto-représentation. Bien sûr, et il ne pourrait en être autrement, le soutien à ces formes de résistance anti-impérialiste ne signifie certainement pas ignorer ou passer sous silence les énormes contradictions qui existent au sein de ces sociétés ou de ces mouvements politiques.
Il s’agit de questions sacrément sérieuses, réelles et concrètes, qui deviennent très glissantes car souvent, c’est précisément l’impérialisme qui s’en est servi de manière instrumentale et fallacieuse pour mener à bien des projets de « changement » de régime et de révolutions colorées, en décidant à chaque fois sur qui et sur quoi braquer les projecteurs de l’intérêt médiatique et de l’indignation de l’opinion publique mondiale, en finançant à coups de millions de dollars des ONG, des mouvements et des associations complaisants…
Le droit des peuples à l’autodétermination et le refus de toute ingérence impérialiste doivent rester un point fixe. Nous sommes conscients que les transformations sociales, tout comme l’évolution des coutumes, sont des processus endogènes qui ne peuvent être produits à coups de bombes ou par l’imposition des modèles culturels des métropoles impérialistes.
LÉNINE DANS LA MÉTROPOLE IMPÉRIALISTE
Le monde contemporain est plein d’hypocrisie, de manipulation et de contradictions, précisément parce qu’il est imprégné de potentialités coopératives d’ordre supérieur. Le développement des forces productives, leur potentiel et la coopération internationale sont aujourd’hui de plus en plus bridés par les rapports sociaux capitalistes. Les classes dominantes exaltent le marché, la concurrence, l’action aveugle des forces de la nature, c’est-à-dire l’aspect primitif, voire animal, des relations humaines, ce qui caractérise la lutte pour l’existence, la sélection darwinienne. Les classes dominantes exaltent dans leur propagande les grands résultats de la science et de l’industrie, de l’organisation du travail et du plan rationnel de production, parfois avec des accents illuministes dépassés, parfois en se vantant de connaissances qu’elles ne possèdent pas, parfois en essayant, en vain, de contrôler le « fait économique » comme dans le cas de la financiarisation. Mais idéologiquement, elles sont irrationnelles et s’indignent outre mesure face à toute perspective de projet conscient dans le processus social de production, comme s’il s’agissait d’un blasphème contre les droits inviolables de la propriété, de l’initiative personnelle et de la liberté des capitalistes qui n’existent même plus en tant que tels, étant devenus de simples fonctionnaires du Capital. L’agressivité des classes dominantes contre le prolétariat métropolitain et les peuples dominés, la contre-révolution préventive, la lutte féroce contre les formes de résistance, doivent être interprétées dialectiquement comme le signe de la peur de l’ancien monde, lié à des rapports sociaux capitalistes-impérialistes précis…
Plus le capitalisme-impérialisme vieillit, plus les contradictions s’amplifient. Nous assistons à une lutte entre l’ancien et le nouveau, entre le mode de production capitaliste et le communisme. Le communisme n’est ni une idée ni une identification à un groupe spécifique de personnes, c’est une société qui naît des contradictions intrinsèques du capitalisme.
Dans les mouvements historiques futurs, nous voyons les signes du mouvement communiste et de son développement souterrain, mouvement auquel l’ancien tente de s’opposer. «Le vieux monde est en train de mourir. Le nouveau tarde à apparaître. Et dans ce clair-obscur naissent les monstres » est une phrase célèbre du communiste Antonio Gramsci, qui décrit bien, selon nous, la phase actuelle que nous traversons. La férocité avec laquelle l’impérialisme manifeste sa domination, la dictature du travail salarié et la précarité sociale qui en découle, apparaissent de plus en plus comme les éléments d’un monde ancien qui cherche par tous les moyens à défendre ses privilèges. Submergés par une hégémonie réactionnaire et conformiste qui envahit les métropoles impérialistes, il nous est difficile de percevoir le potentiel et les contradictions d’une phase où notre ennemi de classe est en réalité faible, même s’il nous apparaît comme un « monstre » invincible. Leur flexibilité est synonyme de fragilité, leur recherche constante de la guerre et du contrôle, d’incapacité à s’intégrer9.
C’est aux communistes de savoir faire vivre cet élément caché avec la force d’une proposition générale. C’est aux communistes de redonner tout leur sens aux célèbres paroles de Lénine selon lesquelles «la conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des relations entre ouvriers et patrons». Il y a chez Lénine une idée constitutive de la fonction de la subjectivité qui peut s’avérer particulièrement utile aujourd’hui, à un moment où la composition de classe se présente dans un état de fragmentation maximale : la précarité sociale, qui, de manière dialectique, signifie généralisation maximale. L’ensemble des tâches typiques de l’avant-garde doit être repensé avec la créativité de ceux qui ne peuvent plus rien tenir pour acquis. Dans un monde basé sur une production volcanique et une pénurie artificielle, les communistes ne doivent pas être les soutiens d’une social-démocratie cohérente avec sa raison d’être réformiste, mais incapable de saisir les contradictions, ni avoir un arrière-plan « culturel » caractérisé par l’éthique du travail, dans un monde où le « travail » a perdu tout son sens.
Lénine est très précis à ce sujet. Faire de la politique en tant que communiste signifie intervenir dans «le domaine des relations de toutes les classes et de toutes les couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des relations réciproques de toutes les classes». Aujourd’hui, une telle attitude implique de la mobilité, des changements rapides de cap et de front, la capacité de saisir les intérêts, le mécontentement et la résistance des masses10, en les soudant à une lutte idéologique à inventer, à des campagnes politiques synthétiques et efficaces, à des comportements pratiques cohérents qui régénèrent la confiance en soi et en l’avenir, même au prix fort, et au risque d’embarrasser les inévitables belles âmes… Il faut travailler à la création d’une organisation de la gauche prolétarienne, capable de mener une agitation politique dans n’importe quelle situation, aussi « grise » soit-elle, et à n’importe quelle période. Aujourd’hui, dans les métropoles impérialistes, règnent la confusion, le conformisme et, à bien des égards, la résignation ; mais c’est précisément dans ces périodes que ce travail est particulièrement nécessaire, car dans les moments d’explosions et de bouleversements, on n’a pas le temps de créer une organisation ; celle-ci doit être prête à développer immédiatement son activité. Les communistes doivent créer une organisation politique capable de conjuguer la lutte et la résistance contre la domination impérialiste et le travail salarié, expression de ce « nouveau » qui se manifeste dans les contradictions de « l’ancien »
1 «Le monde peut vivre sans les États-Unis. Il y a 100 ans, l’Empire britannique dominait le commerce mondial, contrôlant plus de 20 % des richesses mondiales. Beaucoup pensaient que son soleil ne se coucherait jamais. Il y a 200 ans, la France était la maîtresse de l’Europe, ses armées étaient redoutées, sa culture enviée. Napoléon se proclamait immortel. Il y a 400 ans, la couronne espagnole régnait de Manille au Mexique, ses flottes chargées d’argent et de soie. Les rois pensaient que leur gloire durerait éternellement. Chaque empire s’est proclamé indispensable. Mais, au final, tous ont été éclipsés. Si l’Amérique perd le respect du monde, elle découvrira ce que tous les empires déchus ont appris trop tard : le monde a toujours continué d’avancer.» Xi Jinping, 17 juin 2025, publié sur le réseaux sociaux du président de la République populaire de Chine
2 Antitesi, n.18, 2025, antitesirivista.org
3 L’impérialisme, phase suprême du capitalisme, 1916
4De mai à septembre 1939, l’Union soviétique, soutenant les forces mongoles, affronta militairement et vainquit le Japon. Cette guerre, pratiquement méconnue en Occident, mit fin à l’invasion japonaise de la Mongolie.
5 Le mythe du keynésianisme, des dépenses publiques civiles, a toujours été une légende, ce sont les politiques keynésiennes qui ont favorisé l’endettement et les sirènes de guerre qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre froide. P. Mattick, Marx et Keynes et les limites de l’économie mixte
6 Dans le marxisme, le chômage est défini comme une arme industrielle de réserve, mettant l’accent sur l’utilisation politique et sociale des classes dominantes contre les travailleurs. Aujourd’hui, le chômage devient dans certains cas structurel, créant une masse de prolétaires en dehors des chaînes de valeur elles-mêmes. Cette arme devient dans certains cas un engin qui explose entre les mains des classes dominantes elles-mêmes, avec une masse de prolétaires sans réserves et dé-intégrés, concentrés principalement dans les métropoles impérialistes
7 Nous ne nions pas la capacité monstrueuse du capitalisme à créer une pénurie artificielle, telle qu’aujourd’hui encore, un verre d’eau est un luxe pour des parties entières du monde. Cependant, l’anéantissement provoqué par la métropole impérialiste est total. Prenons par exemple la question de l’introduction des normes occidentales dans les prisons turques. Avec l’introduction de l’isolement comme élément systémique. La capacité de destruction des sociétés passées est nulle en comparaison de celle du présent. Les guerres du passé (décrites comme barbares et menées avec des armes blanches) sont des jeux d’enfants comparées à la capacité destructrice des armes modernes.
8 « L’histoire montre que les guerres se divisent en deux catégories : les guerres justes et les guerres injustes. Toute guerre progressiste est juste et toute guerre qui fait obstacle au progrès est injuste. Nous autres communistes, nous luttons contre toutes les guerres injustes qui entravent le progrès, mais nous ne sommes pas contre les guerres progressistes, les guerres justes. Nous communistes, non seulement nous ne luttons pas contre les guerres justes, mais encore nous y prenons part activement. La Première Guerre mondiale est un exemple de guerre injuste ; les deux parties y combattaient pour des intérêts impérialistes, et c’est pourquoi les communistes du monde entier s’y sont résolument opposés. » Mao, de la guerre prolongée, 1938
9Le vieux devient de plus en plus féroce et, comme il dispose pour l’instant du monopole de la violence, il l’utilise tant sous forme potentielle que sous forme active. L’usage toujours plus évident de la force active, de la police, de l’armée, la propagande de masse sur le mythe de la sécurité, constituent un aveu de la faiblesse du système et détruisent l’idéologie d’une société harmonieuse.
10 Apprendre de l’école pratique des masses, sans prétendre leur enseigner des formes de lutte imaginées par des activistes dans leurs happenings…