SUPERNOVA n.9 2025
entre recomposition et organisation
Un spectre hante les métropoles impérialistes – le spectre de l’autonomie prolétarienne. Les classes dominantes, se sont alliées pour traquer ce spectre…
Le simple fait d’évoquer ce concept fait peur, et ceux qui, comme nous, l’utilisent comme une catégorie politique sont perçus comme des «terroristes», ou simplement des «fous»… Nous savons très bien qu’aujourd’hui, nous sommes submergés par des approches politiques irrationnelles et par la peur, qui rendent évidente l’incapacité de rêver et d’enquêter (une lecture et une pratique scientifique de la réalité), ce qui amène même les camarades les plus généreux à perdre de vue le rapport qui existe entre politique et classe. Aujourd’hui, nous vivons et coexistons avec la crise, où l’absence de futur engendre des monstres comme les nouveaux mouvements réactionnaires de masse, une nouvelle vague de conformisme, un fatalisme-pessimiste et une rébellion « vertueuse » parce que –mourir oui, pour des idées, mais d’une mort lente…-
Mais bien que submergés par tout cela, le spectre de l’autonomie prolétarienne se manifeste sur les lieux de travail, dans les quartiers populaires, dans les prisons…
Mais qu’est-ce que l’autonomie prolétarienne ? Notre revue utilise ce terme dès son premier numéro, nous avons décidé de le définir plus précisément.
Se référer à l’autonomie prolétarienne signifie avant tout reconnaître le caractère central de la lutte des classes. Souvent, la lutte des classes est interprétée de manière superficielle, soit par ceux qui la considèrent uniquement sous ses aspects « économiques », soit par ceux qui la perçoivent comme l’une des nombreuses « batailles »… La lutte de classe se résout dans le social, mais se décide dans le politique. La lutte est politique contre l’État bourgeois, mais sociale pour le prolétariat: elle est à la fois destruction et création, résistance et libération. C’est seulement dans ce processus que l’on peut voir la guerre entre l’ancienne société et la nouvelle, entre le capitalisme et le communisme. En dehors de cela, au-delà du généreux activisme, on ne trouve que l’individu bourgeois merdique, avec son « moi », ou bien à l’intérieur de mécanismes sociaux qui continuent à faire confiance aux classes qui ont dominé jusqu’à aujourd’hui…
En tant qu’expression des rapports de production capitalistes, le prolétariat (travailleurs salariés, etc.) est à la fois un mouvement d’ouvriers participant à la production du capital et, simultanément, sa négation à travers leurs luttes et résistances. Ils font partie de la concurrence générale, un phénomène qui s’amplifie dans la compétition mondiale et les chaînes de production de valeur traversant les continents. Dans cette concurrence générale, il y a aussi la rivalité entre les travailleurs eux-mêmes. Bien que les différents capitaux constituent le capital global, celui-ci ne se présente pas sous la forme d’un capitaliste mondial, et bien que les travailleurs fournissent ensemble la totalité du travail, le travailleur total n’existe pas. Mais au-delà de la concurrence entre capitaux ou de la compétition pour les emplois, la reproduction de la société capitaliste reste celle des rapports capitalistes de production (et donc de classe) sur lesquels se fondent les rapports marchands.
La division capitaliste du travail, déterminée par l’accumulation du capital, offre non seulement aux différents capitaux, mais aussi à divers groupes de travailleurs, la possibilité de défendre leurs intérêts particuliers au sein des rapports de classe existants. Le mouvement ouvrier est donc un mouvement fondé sur les antagonismes de classe, mais il représente aussi, au-delà de l’intérêt de classe, des intérêts professionnels spécifiques. L’intérêt commun de tous les prolétaires dans le cadre de la société capitaliste est ce que Marx appelait « l’économie politique – mais du point de vue du travailleur », c’est-à-dire une lutte constante contre l’extraction capitaliste de la plus-value. L’économie politique du travailleur, tout comme celle de la bourgeoisie, est indissociable de l’existence du capital. Pour les deux, il s’agit du degré d’exploitation, et non de son existence. C’est pourquoi le développement de la conscience de classe et du mouvement ouvrier est anticapitaliste. Parce qu’il nie ce rapport.
RECOMPOSER LE PROLÉTARIAT
Il semblera évident qu’il faille donc donner une définition claire du prolétariat. Ne parlons pas de classification sociale ou pire sociologique. Nous utilisons le terme de délimitation (et non de classification) parce que les catégories marxistes ont à voir avec les lignes de tendance et de force et non avec les catégorisations statistiques.
Cependant, il est également nécessaire de délimiter les présupposés de nature économique et sociale qui sous-tendent l’action des classes sociales. Non pas pour des raisons « moralisatrices », mais exclusivement pour le fait que seul le prolétariat est capable de transformer la lutte pour la défense de ses propres conditions de vie (ayant atteint un certain degré d’intensité), en une lutte politique révolutionnaire pour la destruction de l’Etat bourgeois. Le présupposé essentiel est, bien sûr, le rapport salarial: la classe prolétarienne vit du salaire et par conséquent, ceux qui ont la possibilité de ne pas vivre exclusivement du salaire ne lui appartiennent pas. C’est aussi le cas lorsque le salarié; ayant un salaire plus que suffisant pour la simple survie; a aussi la possibilité d’épargner: donc d’avoir des revenus sous forme d’intérêts et peut-être aussi en mesure; d’acheter une petite maison, profitant du revenu relatif. Il n’est plus le prolétaire qui « n’a que ses chaînes à perdre » comme le décrit Marx, puisque désormais il a quelque chose à défendre de ce mode de production. Et cela est particulièrement pertinent précisément dans les moments de crise économique et sociale les plus graves. Dans ces moments de convulsion sociale; l’être humain fait valoir ses intérêts par son action politique non pas en tant que membre d’une “catégorie de producteurs”, mais d’une classe sociale. La classe ne doit pas être considérée comme un simple agrégat de catégories productrices; mais comme un groupe homogène d’hommes dont les conditions de vie économique présentent des analogies fondamentales. Le prolétaire n’est pas le producteur qui exerce des métiers donnés, mais l’individu qui se distingue par l’absence de possession des instruments de production et par la nécessité de vendre sa force de travail pour vivre. On pourrait même avoir un ouvrier régulièrement organisé dans sa catégorie, qui est en même temps un petit propriétaire foncier ou un “capitaliste”. Nous avons affirmé que les conditions d’appartenance à la classe prolétarienne ne sont pas données uniquement par le contenu du travail effectué, mais par des conditions de vie caractérisées par la possession d’aucune réserve. Cela ne doit pas conduire à l’affirmation erronée que chaque secteur du prolétariat participe de la même manière à la création de valeur dans le capital.
Nous définissons, au sens strict, la classe ouvrière comme l’ensemble des producteurs de plus-value, c’est-à-dire tous les travailleurs de la sphère de production qui, en valorisant le capital, entrent directement en rapport avec celui-ci et avec les capitalistes en tant que classe sociale antagonique. Ce qui distingue la classe ouvrière, c’est qu’en produisant du capital, elle reproduit le mode de production capitaliste lui-même : elle produit non seulement des marchandises, mais aussi des rapports sociaux. La classe ouvrière est « objectivement » révolutionnaire parce qu’elle produit simultanément la fin de ce mode de production, la fin de ces rapports sociaux. Son existence en tant que sujet révolutionnaire coïncide entièrement avec l’objectivité des rapports de production dont elle est à la fois l’expression et la création. Elle n’est pas révolutionnaire seulement parce qu’elle lutte, mais parce qu’elle reproduit continuellement les conditions de cette lutte.
C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la « centralité politique de la classe ouvrière ». Centralité au sein des rapports de production signifie, dialectiquement, reproduction, mais aussi destruction de ces rapports eux-mêmes. Centralité politique signifie direction politique sur les couches sociales qui composent les masses populaires des métropoles impérialistes.
Dans un contexte métropolitain et impérialiste, où les chaînes de valeur s’étendent sur le territoire, mais où la dimension parasitaire du capitalisme est hégémonique (couches sociales vivant de la répartition des parts de plus-value produites par la classe ouvrière), cette centralité se manifeste dans la recomposition du prolétariat métropolitain, caractérisé par une précarité sociale constante1.
Cela n’explique cependant pas le réformisme, l’opportunisme, le populisme de droite et leur poids au sein du mouvement ouvrier, profondément implanté dans les métropoles impérialistes.
Friedrich Engels, auteur de La Situation de la classe ouvrière en Angleterre, tenta d’expliquer ce phénomène. En quelques décennies, la classe ouvrière qu’il décrivait et dans laquelle les révolutionnaires plaçaient tous leurs espoirs était devenue une classe hostile à tout mouvement révolutionnaire et parfaitement à l’aise dans le monde existant. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, l’explication avancée par Engels ne reposait pas sur l’augmentation de la productivité – et donc de l’exploitation des travailleurs anglais – qui aurait permis une hausse simultanée des salaires et des profits, mais plutôt sur la corruption des ouvriers due à leur participation zélée à l’exploitation impérialiste de la planète par le capital britannique. Plus tard, Lénine reprit cette analyse. Pour lui, le capitalisme impérialiste avait engendré une aristocratie ouvrière imperméable aux idées révolutionnaires et responsable de la « trahison » de la Deuxième Internationale (l’intégration du mouvement ouvrier à l’État et à l’idéologie du « progrès » capitaliste-impérialiste, c’est-à-dire la gauche bourgeoise). Ce n’est qu’avec le déclin du poids de l’aristocratie ouvrière et l’émergence d’un prolétariat sans réserves que l’autonomie prolétarienne aurait pu retrouver sa vigueur dans les métropoles impérialistes, permettant à la gauche prolétarienne de disposer d’une base sociale pour l’assaut au ciel…
Le poids social et politique du prolétariat métropolitain sans-réserves constitue la condition de base à partir de laquelle déterminer l’émergence de l’autonomie prolétarienne. Aujourd’hui, ce sujet social vit et travaille majoritairement dans les grandes ceintures urbaines métropolitaines, où les dimensions raciales et de genre jouent un rôle déterminant. L’expansion de cette fraction sociale est liée à la dynamique même de l’impérialisme, tandis que son poids politique est combattu par les courants réactionnaires de masse, l’opportunisme de gauche, les organisations de contrôle étatique légal et les structures du crime organisé.
L’AUTONOMIE…COMME RÉSISTANCE ET LIBÉRATION
Commençons donc par définir l’autonomie prolétarienne. L’autonomie n’est pas une formule creuse à laquelle s’accrochent aujourd’hui les nostalgiques de l’anarchisme et des théories post-modernes. L’autonomie est le mouvement de libération du prolétariat de l’hégémonie bourgeoise et coïncide avec sa capacité de résistance et d’organisation. Autonomie face aux institutions bourgeoises (l’État et ses appareils juridiques, etc.), face aux institutions économiques (l’appareil productif et distributif capitaliste), aux institutions culturelles (l’idéologie dominante dans toutes ses déclinaisons) et aux institutions normatives (la morale bourgeoise). Une autonomie qui, en se manifestant dans la résistance, préfigure le renversement du système global d’exploitation et la construction d’une organisation sociale nouvelle : le communisme. L’autonomie n’est donc pas une simple vision organisationnelle ou méthodologique, mais un acte de résistance et de libération du prolétariat lui-même.
L’élément objectif capable de définir le prolétariat, à l’intérieur comme à l’extérieur du lieu de travail, est la structure politique du salariat (la domination et le joug capitalistes). L’autonomie prolétarienne signifie que le prolétaire (ouvrier, technicien, chômeur, précaire, etc.) ne se reconnaît pas uniquement sur son lieu de travail et qu’à l’extérieur, il devient un « citoyen » (ce qui justifie que les parasites de la gauche bourgeoise, libérale et postmoderne se permettent de pontifier sur tout…). La socialisation de la lutte (la résistance) se manifeste dans toute sa puissance comme une attaque contre l’organisation du travail et la discipline étatique, la condition salariale et la “dignité”, que ce soit sur les lieux de travail, dans les quartiers populaires, les écoles, les prisons… L’autonomie prolétarienne comme contenu des luttes sociales, capable d’embrasser toutes les expressions individuelles du malaise social et tous les moments particuliers de l’exploitation globale. Développer l’autonomie prolétarienne signifie dépasser les luttes sectorielles. Non pas à travers une interaction factice (intersectionnalité, convergences, unité, etc.) — ce n’est pas la somme des différentes luttes qui fait la différence (une idée qui reste davantage dans la tête des militants que dans la dynamique réelle des luttes) — mais par la centralisation et la direction qu’impose le prolétariat métropolitain, sur les masses populaires en général. S’il n’exerce pas cette direction, d’autres fractions et classes sociales le feront à sa place, et c’est ainsi que prennent forme le conformisme, l’opportunisme et les mouvements réactionnaires de masse…
L’autonomie prolétarienne trouve son moment réel de synthèse dans la lutte contre l’État impérialiste, comme élément le plus avancé et le plus radical de la résistance.
Cela ne signifie pas nier la dynamique réelle de la lutte des classes. Les objectifs que la classe poursuit à chaque étape sont inévitablement déterminés par des contingences particulières de lieu et de temps, par la force prolétarienne, par l’organisation du travail, par le poids des classes intermédiaires, par les capacités tactiques et stratégiques de la fraction révolutionnaire au sein de la classe (l’organisation des communistes dans la métropole impérialiste)2, et bien sûr par le niveau de contradictions que la compétition capitaliste globale engendre. Organiser l’autonomie prolétarienne, c’est poser le lien « résistance-libération » comme processus central dans l’action politique, sociale, syndicale, culturelle, etc.
Résister aux processus de crise signifie être capable d’identifier les maillons faibles de l’organisation du travail, les contradictions qui traversent la métropole impérialiste sur son territoire (racisme, patriarcat, crise écologique, marchés de la mort, militarisation et dé-intégration), en révélant les limites et les faiblesses des classes dominantes et de leurs appareils de domination.
Organiser l’autonomie prolétarienne signifie placer au cœur la question de la recomposition de classe, qui passe par la recomposition politique et sociale du prolétariat métropolitain – cette masse de prolétaires sans réserve qui dépasse les cloisonnements étroits entre le vieux lumpenproletariat et le mouvement ouvrier organisé. Un prolétariat métropolitain qui voit se briser l’ancien modèle corporatiste d’intégration né du compromis entre État-patrons et classe ouvrière.
Cette tendance réelle, qui touche avec force des portions toujours plus larges de la population, reste pourtant aujourd’hui incapable d’exprimer sa force véritable. Les mécanismes de la démocratie impérialiste demeurent, y compris dans une phase de fascisation, liés à des logiques capables de diversifier leur action, entre nouveaux pactes sociaux et répression sur le terrain3.
Il existe un rapport dialectique entre phase objective et plan subjectif : il est trop « mécanique » et « simpliste » d’affirmer qu’il existe des conditions objectives et qu’il ne manque que la dimension subjective, ou l’inverse… C’est précisément le rapport dialectique entre ces deux niveaux qui constitue l’axe central de l’organisation de l’autonomie prolétarienne et de la construction de l’organisation communiste au sein de la métropole impérialiste. La relation entre organisation communiste et autonomie prolétarienne n’est pas unidirectionnelle, ce sont deux éléments qui s’influencent mutuellement. L’organisation communiste sans autonomie prolétarienne est un groupe d’opinion, l’autonomie prolétarienne sans organisation communiste est de l’anarcho-associationnisme.
Résister signifie concevoir une lutte de longue durée, avec des accélérations et des ralentissements, où la mentalité arithmétique et rigide des partis, groupes et collectifs (formels ou informels) n’est pas adaptée à la phase que nous traversons. Dans le contexte métropolitain impérialiste actuel, il est impensable de construire une hégémonie en rêvant de créer des « bases rouges » ou des « zones libérées » : le poids de la contre-révolution et les mécanismes mêmes du capitalisme (sa vitesse sociale) nous l’interdisent. Cela ne nous empêche pas de construire et d’organiser, mais en gardant toujours à l’esprit la nécessité d’être « flexibles » et adaptés à l’organisation actuelle du travail et à la dimension métropolitaine.
DANS LES SYNDICATS ET LES COLLECTIFS DE CHÔMEURS : Lutter pour dépasser la logique des catégories et du productivisme (contre la domination du travail). Centraliser la précarité sociale sur le territoire, placer au cœur l’ouvrier « multinational ». Les syndicats sont des structures de médiation et, dans la phase impérialiste, « intégrés » à l’État – il est donc illusoire de vouloir créer des syndicats rouges ou même révolutionnaires. Cela dit, il serait infantile et stupide de nier leur rôle comme forme organisationnelle naturelle d’une partie de la classe. Recomposer la précarité sociale signifie centraliser et organiser le prolétariat métropolitain en partant de ce qui existe, et non de l’idée ce qu’on voudrait. Le travail de recomposition sur le territoire et dans les secteurs ouvriers passe donc nécessairement par les syndicats. Travailler moins et gagner plus, la lutte contre l’organisation du travail, les cadences et l’autoritarisme patronal, le salaire social pour les chômeurs, le développement de la forme territoriale multi-catégorielle, la critique de la “formation” et de la “qualification” – voilà les principaux axes qui définissent l’organisation de l’autonomie prolétarienne au sein des syndicats.
DANS LES COLLECTIFS ET ASSOCIATIONS DES QUARTIERS POPULAIRES : Le contenu de l’autonomie prolétarienne n’est pas de propager l’antiparlementarisme ou un parlementarisme « rouge » – ce n’est pas ce qui la caractérise. Organiser l’autonomie prolétarienne, c’est combattre les processus de militarisation qui frappent les masses populaires, avec leur cortège de police, racisme, patriarcat, marchands de mort et fascistes. C’est articuler les besoins des masses populaires (logement, transports, auto-défense, vie sociale et culture) avec la résistance, en dépassant la logique de l’assistanat, de l’aumône et du « localisme ». C’est en plaçant au centre le prolétariat métropolitain qu’une intervention dans les quartiers populaires devient possible – Sa centralité impose son propre point de vue à l’ensemble des quartiers populaires, des quartiers nécessairement habités par une composition sociale aux contours moins définis : les masses populaires.
Ces deux terrains ne sont évidemment pas les seuls : il suffit de penser au rôle que jouent l’école et les prisons au sein de la métropole impérialiste. Les lieux de travail, les quartiers populaires, les écoles, les prisons doivent donc être mis en relation, en saisissant les contradictions et les dynamiques de résistance et de libération lorsqu’elles se manifestent.
STÉRÉOTYPES INTERPRÉTATIFS
Lorsqu’on parle d’autonomie prolétarienne, il ne faut pas tomber dans des visions stéréotypées. Dans la soi-disant gauche révolutionnaire et prolétarienne, il existe grosso modo deux interprétations du prolétariat :
Une vision “unitaire”, où le prolétariat est vu comme un sujet “naturellement” anticapitaliste (par rapport aux contradictions objectives du capitalisme) La tâche principale consiste donc à le purger des influences bourgeoises et opportunistes qui le traversent. La lutte est donc contre les théories opportunistes libérales et postmodernes. L’une des batailles les plus difficiles est celle contre la gauche bourgeoise, car l’ennemi n’est pas devant nous, mais derrière nous. Cela a toujours existé une bataille idéologique entre la gauche prolétarienne et une gauche bourgeoise, hier comme aujourd’hui. Au sein des mouvements, au sein des organisations, le poids de la gauche bourgeoise, de son conformisme, de son opportunisme, qui conduit à la « dé-militarisation » du prolétariat et à l’acceptation des rapports de force actuels entre les classes, avec une peur obsessionnelle du concept de pouvoir populaire et de la dictature du prolétariat.
La lutte théorique et pour l’hégémonie est donc un élément fondamental dans la lutte de libération du prolétariat.
Une vision de “deux mouvements ouvriers”, présente le prolétariat comme un ensemble de sujets sociaux différents ayant défendu, dans l’histoire, des positions variées. Autrefois, certains secteurs de la gauche révolutionnaire opposaient l’ouvrier de la chaîne de montage au travailleur qualifié, en lisant l’histoire du mouvement ouvrier selon cette division liée à l’organisation du travail. On a cherché à comprendre les transformations du mouvement ouvrier non plus à partir du développement global du capital, mais des transformations techniques du processus de production, qui auraient donné naissance à un « autre » mouvement ouvrier, différent de celui connu jusqu’alors et du développement de l’impérialisme4.
Ce sont les « ouvriers non qualifiés » qui réaliseront la rupture avec l’ancien mouvement ouvrier lié aux ouvriers qualifiés et qui créeront, à partir de leur situation, les formes d’action et d’organisation adéquates. Selon cette vision, dans le passé, seuls les travailleurs peu ou pas qualifiés ont mené une lutte de classe consciente et réelle contre le capital, tandis que les travailleurs qualifiés constituaient la base de la social-démocratie réformiste et des syndicats prêts au compromis de classe et que, grâce à leur position particulière dans la production, cette minorité parmi les travailleurs a réussi à dominer l’ensemble du mouvement ouvrier. Les événements révolutionnaires que l’histoire nous montre seraient toujours l’œuvre d’une couche marginalisée et privée de tout droit : le travailleur non qualifié, dépourvu de toute mentalité corporatiste, dont les luttes visaient toujours au-delà de l’objectif purement syndical d’augmentation des salaires ou d’amélioration des conditions de travail, vu le rôle précaire qu’il occupe dans l’organisation du travail. On parle de deux tendances opposées des luttes ouvrières : celle du mouvement ouvrier traditionnel et celle d’une lutte qui s’est déroulée et se déroule encore en dehors des intérêts limités du mouvement ouvrier officiel et contre lui. Par conséquent, la lutte contre le capital serait aussi une lutte contre l’ancien mouvement ouvrier et attribuerait le rôle décisif à l’« autre » mouvement ouvrier.
Ces deux interprétations contiennent des vérités et des indications précieuses pour établir une stratégie et une tactique adaptées à la gauche prolétarienne. Cependant, prises isolément, elles sont incapables de saisir la complexité.
Les idées sont des expressions de la même lutte des classes, qui traverse la classe elle-même, le même prolétariat.
Prenons par exemple le rôle de l’aristocratie ouvrière dans les organisations du mouvement ouvrier. La distinction entre le corps composite de l’aristocratie ouvrière et la classe prolétarienne n’est pas le fruit d’une tradition culturelle, mais elle s’impose du fait qu’il s’agit de positions différentes dans le mouvement économique global de la société bourgeoise, dont l’existence et l’activité obéissent à des lois économiques distinctes dans le développement de la société bourgeoise et qui impliquent aussi des potentialités politiques, culturelles et sociales différentes ; des destins divergents dans l’évolution de la crise du système capitaliste ; des rôles sociaux distincts. C’est un fait réel que différentes couches sociales présentent des besoins variés et donc des priorités multiples parfois contradictoires. Au sein d’un syndicat, d’un collectif, d’un mouvement, tout cela est bien visible au quotidien.
La même « centralité » de la classe ouvrière doit être vue dans un contexte dynamique. Il est erroné de penser que la lutte des classes sera caractérisée par la lutte de la classe ouvrière industrielle au sens strict. L’évolution va dans la direction opposée. La productivité du travail a atteint un niveau tel que les travailleurs effectivement actifs dans la production constituent une minorité dans l’ensemble du prolétariat, tandis que les travailleurs employés dans la circulation sont majoritaires. Mais les travailleurs qui sont en dehors de la production directe n’en font pas moins partie du prolétariat. L’appauvrissement lié à la crise frappe tous les travailleurs et les oblige à se défendre. La division en classes est déterminée par les rapports de production, et non par les transformations techniques ni par la division du travail qu’elles entraînent.
Il est nécessaire d’avoir une vision d’ensemble de la société, en sortant de la subdivision étroite et « syndicaliste » entre ouvriers et patrons, mais il faut aussi comprendre sur quelles portions recomposer la classe, où se manifeste l’autonomie prolétarienne et son organisation.
La présence d’un prolétariat sans réserves ne nous garantit pas automatiquement le développement de l’autonomie prolétarienne. Au contraire, les nouveaux mouvements réactionnaires de masse parviennent à créer une hégémonie au sein d’une large partie des masses populaires dans les métropoles impérialistes.
L’organisation de l’autonomie prolétarienne se détermine dans le rapport entre politique et classe. Ceux qui interviennent directement dans les syndicats, les collectifs de lutte, dans les quartiers populaires connaissent les contradictions qui traversent le prolétariat métropolitain lui-même (localisme, conformisme, etc.) et les différentes problématiques auxquelles il doit faire face (précarité sociale, monopole de la violence par l’État et les organisations criminelles, etc.). Refuser la bataille idéologique, c’est simplement déléguer à la gauche bourgeoise la conduite politique. Refuser la classe, c’est accepter ce monde et sa division en classes.
1 La réduction de la classe ouvrière (au sens strictement industriel), loin de marquer le déclin de sa centralité, comme le prétendent les opportunistes anciens et nouveaux, est un symptôme de la diminution du temps de travail nécessaire à la production et à la reproduction des conditions matérielles de la vie des hommes. Ainsi, elle fait du renversement de sa condition sociale un enjeu encore plus central, une pierre de touche et une synthèse de la transformation que porte en elle la société bourgeoise. Et puisque le renversement de la condition sociale de la classe ouvrière ne peut être que le fruit d’un mouvement de la classe ouvrière elle-même, cela confirme aussi sa centralité politique et révolutionnaire.
2 Un des fils conducteurs qui anime notre revue est de placer au cœur la nécessité de l’organisation communiste au sein de la métropole impérialiste. Aujourd’hui, la gauche prolétarienne est faible, non parce qu’elle est divisée, mais elle est divisée parce que socialement et politiquement faible. Construire l’organisation des communistes impose à toute la gauche prolétarienne un saut qualitatif décisif. Dans les conditions actuelles, l’infantilisme et le conformisme qui dominent sont évidents… Pourtant, nous pensons que l’organisation ne tombe pas du ciel, mais qu’elle est un processus d’expérimentation et d’accumulation de forces et d’expériences nécessairement diversifiées.
3 La phobie qui anime les classes dominantes françaises contre l’islam doit être comprise en ce sens : d’un côté, on criminalise une portion importante de ce même prolétariat métropolitain, de l’autre, on fabrique du consentement à travers la vieille mais toujours actuelle « guerre entre pauvres », en défendant une partie contre une autre…
4 De cette vision, on en est arrivé aujourd’hui à décomposer jusqu’à faire évaporer le prolétariat et le mouvement ouvrier lui-même, en présentant la lutte comme un ensemble de catégories différentes qui deviennent révolutionnaires par tautologie, en suivant les subdivisions les plus disparates.