Néstor Kohan : « Une nouvelle gauche révolutionnaire doit avoir le courage de se débarrasser des poids morts »
Entretien avec Néstor Kohan :: Les gauches latino-américaines maquillaient l’idéologie bourgeoise, dépendante et coloniale de leurs classes dominantes respectives avec des gestes et des tics issus de la tradition rouge
23 novembre 2025. « Les gauches ont été et sont très variées. Les segments qui se sont laissés dominer et ont suivi leurs bourgeoisies ont adhéré au discours libéral, en le teintant de trois ou quatre phrases isolées de Marx, sans contexte ni compréhension approfondie. Ils ont maquillé l’idéologie bourgeoise, raciste, dépendante et coloniale de leurs classes dominantes respectives ».
L’escalade de l’agression des États-Unis contre le Venezuela est-elle liée au statut d’ennemi stratégique que cette superpuissance a attribué à Simón Bolívar, près de deux siècles après sa mort ?
L’agression et l’hostilité délirantes et sans masque que l’impérialisme américain déploie contre le Venezuela bolivarienne, son peuple et son gouvernement démocratiquement élu répondent certainement à de nombreuses raisons. Tout d’abord, la crise de la domination géopolitique unipolaire, où, malgré le complexe militaro-industriel américain, il ne peut plus diriger le monde selon ses caprices. Aucune classe sociale ne se suicide et aucun empire n’accepte l’extrême-onction. Ils feront tout leur possible pour survivre. Deuxièmement, cette agression vise l’exemple de rébellion, de souveraineté et d’estime de soi populaire que les gouvernements bolivariens du Venezuela (de Chávez à Maduro) ont montré à tout le Sud global. Ces maniaques de la poudre à canon, qui se croient les protagonistes du 8 564e western, ont besoin d’écraser de la pire manière qui soit cet exemple de « mauvais élève » qui n’obéit pas, ne baisse pas la tête et ne s’agenouille pas. Et troisièmement, les richesses naturelles. Le Venezuela est un pays très riche et l’Empire ressemble à un géant affamé prêt à dévorer tout ce qui lui fait envie. À n’importe quel prix ! Le problème qui se pose aux États-Unis est que tout n’a pas de prix dans la vie. Tout ne s’achète pas et tout ne se vend pas. C’est là qu’ils désespèrent.
Dans ce contexte, ils sont devenus obsédés par Simón Bolívar… une figure du passé qui véhicule un message extrêmement dangereux pour le présent et l’avenir. Ils peuvent assassiner, comme ils le font quotidiennement, n’importe quelle personnalité politique opposante ou dissidente du présent. Mais comment assassiner une figure qui nous rassemble tous et toutes à travers ses luttes passées ? C’est une tâche impossible. Ils se battent contre un fantôme. Comme l’était José Martí dans le cas de la révolution cubaine, comme l’était Che Guevara dans le reste du continent. L’impérialisme et ses alliés, serviles et laquais, peuvent tuer et s’acharner sur certains individus qu’ils détestent. Impossible d’assassiner un exemple. En choisissant Bolívar comme « ennemi stratégique »… ils ont perdu d’avance.
Pourquoi pensez-vous que les États-Unis accordent ce rang à Bolívar et non à d’autres figures de l’histoire mondiale ?
Principalement en raison de son caractère inspirant. Bolívar a eu une vie si polyvalente et variée qu’il constituait l’antithèse de « l’homme unidimensionnel » critiqué par le penseur Herbert Marcuse. Et dans sa rébellion à l’échelle continentale, il a inspiré le mouvement bolivarien mené au Venezuela pendant les tristes années 90 par Hugo Chávez. Il a également motivé diverses rébellions dans le pays voisin, la Colombie. Et grâce à la symbiose et à l’actualisation des rébellions passées et présentes, cet exemple s’est rapidement répandu dans toute notre Amérique et dans le Sud global. L’hérésie du chavisme a insufflé de l’espoir à de nombreux peuples du monde. Même mes amis galiciens se sont efforcés de démontrer… les origines galiciennes de Bolívar ! Les rébellions africaines contre le colonialisme occidental européen ont commencé à voir dans le Venezuela bolivarien un exemple à suivre. Il en a été de même même dans la lointaine Asie ! Bolívar, considéré aujourd’hui comme un guide et un phare, n’est pas le seul, mais il est l’une des grandes figures de la rébellion mondiale contre le capitalisme et l’impérialisme euro-occidentaliste. Les « intellectuels » mandarins, vulgaires scribes du Pentagone, le savent…
Simón Bolívar était-il, pour paraphraser Francisco Pividal, un précurseur de l’anticolonialisme ?
Sans aucun doute. Un précurseur théorique et pratique. Car il ne s’est pas contenté de réfléchir et d’écrire. Il a mené une guerre de libération continentale contre les colonialismes, reprenant les rébellions des peuples afro-descendants et des peuples autochtones asservis, tous deux combattants contre le colonialisme. Bolívar reprend cette tradition qui lui est antérieure et lui donne une dimension internationale en imaginant un projet-programme qui ne se limite pas à son territoire, mais qui invite et rassemble tous les peuples de Notre Amérique. Et il le conçoit à l’échelle mondiale (à une époque où il n’y avait ni Internet, ni radio, ni télévision, ni réseaux numériques). D’où son actualité écrasante aujourd’hui.
L’année prochaine [2026] marquera le bicentenaire du Congrès amphictyonique de Panama. Doit-il s’agir de la commémoration lugubre d’un rêve mort il y a deux siècles ou de la célébration d’un horizon qui reste d’actualité ?
Le projet du Congrès amphictyonique, proposé par Bolívar, qui s’est lui-même inspiré de Miranda, Monteagudo et tant d’autres personnes précieuses et révolutionnaires qui ont imaginé un continent uni, prend au XXIe siècle un sens impossible à ignorer. Les Européens ne se sont-ils pas unis, il y a quelques décennies, au sein d’une communauté économique, politique et militaire ? Les États-Unis eux-mêmes ne se sont-ils pas constitués en grande puissance, laissant de côté tout provincialisme paroissial ? Diverses alliances, unions, fédérations et confédérations de différents pays sont monnaie courante au XXIe siècle. Eh bien, Bolívar nous a enseigné cela même… il y a deux siècles ! Pourquoi les puissants de la planète ont-ils le droit de s’unir et pourquoi nous vend-on la viande pourrie du postmodernisme qui postule la prétendue « fin des États-nations » et l’éloge empoisonné du fragment ? Face à votre question, je me souviens de plusieurs professeurs prestigieux (qui ont étudié dans des académies américaines, soit dit en passant…) qui prétendaient nous convaincre que « l’Amérique latine ou Notre Amérique n’existe pas, c’est une pure invention ». Des marchands de savoir. De faux prophètes qui prêchent l’impuissance, la désunion et la fragmentation. Sous le même nom ou sous un autre, le projet du Congrès amphictyongique est d’une actualité brûlante. S’il se concrétisait en 2026, nous devrions neutraliser les héritiers de Santander ou de Rivadavia, qui ont invité l’Angleterre et les États-Unis…
Vous avez soutenu que les processus d’indépendance dans Notre Amérique étaient des révolutions du peuple en armes. Au vu des événements les plus récents, pensez-vous qu’il sera nécessaire de défendre cette indépendance politique et de conquérir les autres indépendances, à nouveau, par les armes ?
La doctrine du peuple en armes n’est pas une invention de Che Guevara, Fidel Castro, Hugo Chavez, Nicolas Maduro, ni même de Lénine, du général Giap, de Ho Chi Minh ou de Mao Tsetung. Le peuple des royaumes d’Espagne l’a mise en œuvre contre les troupes napoléoniennes avant même que Bolívar n’y pense. Le général San Martín a combattu dans ces batailles contre les troupes napoléoniennes… c’est là qu’il a appris, du peuple rebelle lui-même, la combinaison de la guerre régulière et irrégulière, y compris la guérilla. Il y a plus de deux siècles ! Simón Bolívar adopte cette doctrine à partir de son lien avec le peuple rebelle d’Haïti, qui l’a beaucoup soutenu dans sa lutte anticolonialiste. Il aurait été impossible pour l’Armée rouge de vaincre la machine de guerre et de mort des nazis allemands sans faire appel à ces enseignements. Aujourd’hui, les pays et les sociétés soumis à l’impérialisme se défendent de cette manière. Dans un ouvrage célèbre, le général Giap posait la question suivante : « Ils ont la bombe atomique. Nous avons un projet politique, éthique et de libération nationale et sociale. Qui gagnera la guerre ? ». L’histoire a apporté la réponse à cette question. Le peuple vietnamien héroïque a infligé une défaite cuisante à l’impérialisme le plus puissant de la Terre, qui disposait d’un armement bien plus important et d’une technologie infiniment supérieure. L’impérialisme américain et son partenaire au Moyen-Orient, Israël, possèdent une grande puissance militaire. Mais dans leurs guerres, leurs peuples ne se battent pas sur la base d’un projet collectif. C’est pourquoi, même s’ils peuvent momentanément gagner l’une ou l’autre bataille, à long terme, leurs jours sont comptés. Pas besoin de tarot, d’oracle ou de boule de cristal. Les enseignements de l’histoire suffisent !
Mais la force matérielle seule ne suffit pas pour gagner une confrontation. C’est Lénine qui recommandait d’apprendre de l’ennemi. S’ils maîtrisent toutes les formes de lutte (bien avant que l’on connaisse les guerres hybrides, cognitives, de quatrième génération), pourquoi les peuples ne pourraient-ils pas recourir à toutes les formes de lutte ? Nous en avons le droit et la légitimité ! Et la décision dépendra des peuples, pas de quatre fous éclairés.
D’après vos recherches et vos réflexions, pourquoi les bourgeoisies latino-américaines ont-elles été et sont-elles toujours opposées à la pensée des libérateurs ?
Parce qu’elles n’ont jamais eu de projet de nation indépendante et souveraine. Elles ont donné la priorité à leurs intérêts immédiats et à court terme. Elles sont nées comme des bourgeoisies dépendantes, partenaires mineures de l’impérialisme dans la division des tâches du système capitaliste mondial. Leur marge d’autonomie et de manœuvre ne cesse de se réduire. C’est pourquoi, dans le passé, elles ont tourné le dos à Bolívar et San Martín et se comportent aujourd’hui comme des pions serviles qui défendent leur maître face à d’autres esclaves rebelles. Les bourgeoisies créoles ne peuvent mener, en tant que groupe et classe sociale, aucun projet de libération.
Dans la même optique, pourquoi la version dominante de l’histoire de l’Argentine est-elle anti-bolivarienne, et celle du Venezuela anti-sanmartinienne ? Peut-on corriger cela ?
Les visions dominantes de l’histoire ne flottent pas dans les airs. Elles sont redevables aux idéologies des classes dirigeantes, dominantes et hégémoniques. Les bourgeoisies autochtones, créoles, dépendantes dès leur naissance, se sont opposées dès le début à tout projet d’unité continentale, anticolonialiste et anti-impérialiste. C’est pourquoi elles ont élaboré des récits scolaires mettant en scène des « héros » locaux, réduits à des statues inoffensives. De simples objets de culte, étrangers à la lutte populaire. Dans chaque pays, on voue un culte particulier au « héros » local (les héroïnes disparaissent purement et simplement de la scène). Il est temps d’avoir une vision plus globale. C’est ce que nous ont enseigné Fidel, Che et Chávez : nous n’avons pas de « héros » local en bronze que les pigeons d’une place peuvent « décorer ». Nous devons considérer l’ensemble, à partir de projets de libération qui nous intègrent et nous unissent. Bolívar et San Martín ne sont que deux bras de la révolution continentale.
Vous dites toujours, dans vos cours et vos conférences, que la plus grande offense que l’Argentine ait pu faire à Bolívar a été d’ériger son monument dans le parc Rivadavia de Buenos Aires. Pourquoi ?
Parce que Bernardino Rivadavia n’a pas seulement été l’initiateur de l’endettement économique argentin auprès de la banque britannique Baring Brothers. Il était également un fervent opposant au Congrès amphictyonique de Panama. C’est pourquoi placer le gigantesque monument dédié à Bolívar dans le parc Rivadavia… est une aberration. Le parc est magnifique. Le plus approprié serait de changer le nom de Rivadavia pour un autre plus digne. Il pourrait peut-être s’appeler parc Juana Azurduy… pourquoi pas ? Bolívar avait beaucoup de respect et d’admiration pour la guérillera Juana. Ce serait plus cohérent.
Et une autre question dans le même sens : pourquoi les gauches latino-américaines ont-elles été si anti-bolivariennes et anti-sanmartiniennes, rejoignant en cela leurs bourgeoisies respectives ?
Toutes les gauches n’ont pas été aussi primitives et unilatérales. La gauche a été et reste très variée. Les segments qui se sont laissés dominer et ont suivi leurs bourgeoisies ont adhéré au discours libéral, le teintant de trois ou quatre phrases isolées de Marx, sans contexte ni compréhension approfondie. Ils ont maquillé l’idéologie bourgeoise, raciste, dépendante et coloniale de leurs classes dominantes respectives, avec des gestes et des tics rituels de la tradition rouge. Une nouvelle gauche révolutionnaire doit oser se débarrasser de ces fardeaux nauséabonds pour adopter une fois pour toutes une perspective anticolonialiste et anti-impérialiste. Il n’y aura pas de socialisme dans notre Amérique si nous ne nous attaquons pas aux tâches nationales reportées et aux révolutions inachevées de la première indépendance.
Pour en revenir à la situation actuelle du Venezuela, vous avez souligné l’importance de la force morale dans la guerre d’indépendance menée par Bolívar contre une armée souvent supérieure en nombre, en armement et en autres ressources. La préparation menée par la fusion civico-militaire-policière vénézuélienne pour faire face à une éventuelle agression américaine reprend-elle cette composante ?
Pourquoi les marines et autres membres des forces militaires du Pentagone et de l’OTAN se battent-ils ? Pour l’argent, pour des lettres de citoyenneté et pour quelques autres avantages, dans l’immédiat. À un niveau plus global, pour dominer et voler le pétrole, le gaz, le lithium, la biodiversité, etc. Pourquoi les millions de miliciens et miliciennes bolivariens, les forces militaires bolivariennes régulières, et même les forces de police qui restent fidèles à l’héritage chaviste se battent-ils ? Pour la souveraineté nationale, pour le bonheur de leur peuple (leurs familles, leurs enfants, leurs mères et leurs pères, leurs conjoints) et, à long terme, pour l’unité de Notre Amérique. Même un million de bombes atomiques ne peuvent changer cela. Ce ne sont pas des fanfaronnades ni des vantardises. Il y a des preuves historiques. Les peuples du Vietnam, d’Algérie, de Cuba, d’Angola et d’Afrique du Sud ont remporté la victoire. Hollywood peut nous imposer artificiellement la fête d’Halloween et le hamburger, mais il ne peut cacher qu’ils ont perdu toutes ces guerres d’agression et de pillage. La principale « force productive » de l’histoire est la force morale des peuples qui se font respecter.
