supernova n.2 2023
Le socialisme est scientifique ou il n’est rien. En sortant le projet révolutionnaire de son utopisme premier, les fondateurs du marxisme ont défini le communisme non plus comme un idéal mais comme « le mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel ». L’étude de ce mouvement réel, ses conditions concrètes, matérielles et celle des forces subjectives de la révolution sont depuis lors l’essence de toute théorie et de tout programme révolutionnaire digne de ce nom. Le lien entre science et révolution est donc constitutif et décisif. Mais force est de constater que ce lien s’est perdu, noyé dans les eaux du subjectivisme. Tout se passe aujourd’hui comme si la destruction du capitalisme se résumait à un projet existentialiste alternatif. Il y a mille et une raisons de s’opposer au règne du capital et de ses fondés de pouvoir, mais il n’y qu’une façon de comprendre les lois objectives de leur évolution et de leur mort. C’est la première raison pour laquelle la conception communiste du monde doit sans cesse rappeler l’importance de la connaissance objective du monde.
Le Capital de Karl Marx est dédicacé à Charles Darwin. Et nul ne pense le temps depuis plus d’un siècle sans référence à l’évolution. Tout évolue, les étoiles, les choses, le monde. Or, il est possible de comprendre et de connaître les lois de cette évolution. C’est notre « credo » matérialiste. Mais cette connaissance porte sur ce qui est en mouvement, sur ce qui évolue. Autrement dit, l’approche scientifique ne porte pas sur des essences immuables mais sur des processus. Elle n’est pas métaphysique mais dialectique.
De ce que chaque chose change et évolue, une certaine philosophie a conclu à l’inverse et de longue date que rien de sûr ne pouvait être connu. C’est le scepticisme qui après des aventures héroïques contre l’Eglise, est devenu le palliatif d’un système social en fin de vie, car le scepticisme actuel n’est plus celui des Anciens, dont le slogan était « prouve ta preuve » et qui cherchait et s’inquiétait de ne pas acquiescer trop vite à une preuve, mais le scepticisme mou de ceux qui ne croient en rien par indifférence pour la vérité. Ne pas être sceptique, tel est notre impératif.
Saisir les lois de l’évolution actuelle du capitalisme et des forces qui le combattent est nécessaire et possible. C’est donc une tâche que se fixe notre revue Supernova et notre maison d’édition Contradiction. A notre échelle, dans notre effort encore « artisanal » pour élaborer une théorie et une pratique de la révolution dans les centres impérialistes, nous souhaitons nous appuyer sur les catégories et la pensée de la science. Chaque numéro de notre revue comportera ainsi une rubrique qui concerne la science, son histoire et son actualité.
Pour commencer, il est sûrement indispensable de préciser ce que nous entendons par science, par connaissance et par vérité objective. L’expression « connaissance objective » est d’ailleurs en un sens un pléonasme, la connaissance subjective n’ayant de sens que pour celui qui l’affirme. Mais ce qui compte ici c’est de bien comprendre la possibilité et le critère de cette connaissance objective. Autrement dit, il s’agit de comprendre ce que nous pouvons connaître de ce qui existe en dehors de notre esprit mais aussi quelles les opérations de notre esprit qui nous permettent de connaître. Cette étude s’appelle la gnoséologie, terme qui désigne l’étude du mouvement de la pensée en tant que reflet de la matière. Elle a été synthétisée par des classiques du marxisme révolutionnaires, Lénine en 1908 et Tchang en Tsé en 1972. Nous en reprenons schématiquement les grandes lignes en commençant par la théorie du reflet.
Théorie du reflet
Qu’est-ce que la théorie du reflet ? La théorie du reflet c’est la théorie matérialiste, soit la théorie du reflet des objets dans la pensée. Le reflet est une catégorie fondamentale du marxisme. La thèse première de la gnoséologie marxiste est que la pensée est le reflet subjectif de la réalité objective. Cela signifie que le monde est objectif. On peut en connaître la nature. On peut le transformer. Notre « profession de foi » est matérialiste : il existe un être matériel extérieur à la pensée, indépendant d’elle, existant par soi et dont la pensée prend conscience de façon sensible. Autrement dit l’objectif prime sur le subjectif et le précède. Toutes les doctrines qui font primer le subjectif sont dans le meilleur des cas des fantaisies contre-révolutionnaires qui refusent au nom des « droits de la conscience » de subordonner l’action au cours objectif de l’histoire et à ses contradictions réelles. Toutes les formes d’idéalisme, c’est-à-dire des doctrines qui placent la pensée, l’esprit au fondement du réel, écartent notre « dogmatisme » matérialiste. C’est face à ces tendances que Lénine a écrit son livre Matérialisme et Empiriocriticisme de 1908.
La connaissance dans son sens le plus général est le reflet concret des contradictions de la matière. On peut ajouter à cette définition que cette connaissance ne se forme qu’avec l’activité humaine, avec la transformation de la nature par l’homme, avec la pratique. Ce n’est pas la nature seule mais cette activité transformatrice qui est le fondement le plus essentiel et le plus direct de la pensée humaine. L’intelligence humaine a grandi dans la mesure où ‘espèce humaine a appris à transformer la nature1
Pour comprendre simplement l’enjeu de la réflexion sur la vérité comme reflet du monde objectif, on peut dire que du point de vue de la pratique révolutionnaire, la matière, c’est la situation historique objective ; la contradiction c’est la lutte des classes ; le reflet, c’est la ligne politique ; son caractère concret, c’est sa justesse. Mener la lutte de classe dans une situation donnée selon une ligne juste, c’est l’essence de la pratique révolutionnaire. On voit précisément le lien direct entre la pratique politique et le matérialisme dialectique.
La représentation vs la réalité
Lénine va éplucher avec soin des théories de Bogdanov publiées dans les Essais de philosophie marxiste, théories qui influençaient alors la gauche intellectuelle en Russie. Elles semblent loin de la théologie et de l’idéalisme en se parant du mot « marxiste » mais en réalité elles en portent la marque indélébile. Tout d’abord, les affirmations de Bogdanov. Il défend une doctrine nommée « empiriomonisme » Comment procède Bogdanov ? Il écarte la thèse du matérialisme : à partir de notre expérience (de nos cinq sens) et de notre « bon sens », rien ne permet d’affirmer qu’il existe un objet au-delà de l’expérience que nous avons. Il affirme que les « éléments du monde » ne sont rien d’autre que les qualités sensibles et leurs rapports. Dès cet instant, le tour de passe-passe est accompli : le monde physique peut être appelé « l’expérience humaine » et le matérialisme vidé de son contenu puisque le physique a été dès le départ ramené au psychique, la nature à la conscience. Le monde est connu à partir des abstractions du « psychique » et la nature n’est pas une donnée immédiate, un point de départ.
Des formes d’idéalisme, on en trouve des centaines en philosophie. Un de leurs points communs est de partir non pas de la réalité objective mais de la représentation dans notre esprit de celle-ci. C’est le concept central de la philosophie bourgeoise depuis Hume et Kant
Commencer par l’« être pur » comme Hegel ; par l’ « expérience psychique » comme Bogdanov, par « l’image » comme Bergson, ou par le « fait » comme Wittgenstein, c’est-à-dire commencer par des notions qui mêlent le physique matériel et le psychique, la matière et la conscience, c’est la démarche de tout idéalisme. Ce qui renvoie à la matérialité objective et ce qui renvoie à son reflet ne sont pas distingués. Le matérialisme marxiste distingue matière et reflet et établit leurs rapports. La conscience et la matière ont des rapports historiques concrets. La conscience est toujours une conscience située ayant une activité dans un certain rapport social. Et ainsi par la pratique sociale, par l’expérience scientifique, par la lutte idéologique, l’humanité passe sans cesse de l’ignorance au savoir, de l’apparence à l’essence, de l’objectivité superficielle à l’objectivité approfondie.
La matière
*Dans Matérialisme et empiriocriticisme, Lénine montre que la catégorie de matière doit effectivement être interrogée mais d’une tout autre manière que celle proposée par les différentes formes d’idéalisme. Les plus anciens matérialistes antiques disputaient sur la liste des éléments premiers qui ont constitué le monde : la terre, l’eau, l’air, le feu. Les matérialistes mécanistes modernes cherchaient les propriétés premières de la matière dont seraient composées chaque réalité particulière. Ils faisaient de la matière comme abstraction une substance réelle. La matière est un concept abstrait. En effet, il faut faire abstraction de chaque particularité d’une chose, faire abstraction de chacune de ses déterminations pour dire d’elle « c’est de la matière ». La matière en général à la différence des matières déterminées existantes n’a pas d’existence. Rechercher de façon quantitative un élément commun universel à toute la matière, c’est comme rechercher au lieu de cerises, de poires, de pommes, le fruit en tant que tel. C’est ce qu’explique Engels. Cela n’invalide pas pour autant la catégorie de matière. Mais cela veut dire que la définition ontologique de la matière se réduit pour les marxistes à l’existence objective de ce que touche nos cinq sens. Un état donné de la conception du monde et donc de la matière (l’atomisme, la relativité, Darwin) n’est pas un absolu. Or, chaque saut qualitatif au XXème siècle dans la connaissance du monde a été présenté comme une « crise de la matière » elle-même. Comme si cette catégorie ne désignait plus rien. Ainsi, les physiciens du début du XXème siècle (Poincaré, Planck, Bohr) découvrent que la matière n’a pas les propriétés qu’on lui attribuait autrefois, on affirme aussitôt : « la matière s’évanouit », sous-entendu le matérialisme est erroné. Lénine montre que la phrase « la matière disparaît » cela veut dire que disparaît la limite jusqu’à laquelle nous connaissions la matière, et que précisément notre connaissance s’approfondit ; des propriétés de la matière qui nous paraissaient jusque-là absolues, immuables, primordiales (impénétrabilité, inertie, masse, etc) disparaissent, reconnues maintenant relatives, inhérentes seulement à certains états de la matière. La recherche d’un élément ultime de la matière est métaphysique. Lénine dit que « l’électron est tout aussi inépuisable que l’atome ». Autrement dit : les particules élémentaires ne sont pas les ultimes éléments de la matière. La matière n’est pas un objet c’est une catégorie gnoséologique, non un objet déterminé mais une catégorie inépuisable dans son étude.
Le reflet
« La matière est une catégorie servant à désigner la réalité objective qui est donnée à l’homme dans ses sensations, qui est copiée, photographiée, reproduite dans nos sensations, tout en existant indépendamment de celles-ci » (Lénine, OC, 14, p.132) La sensation, les sens, sont donc à la base de la valeur objective de nos connaissances. Elles sont la source de nos connaissances. Le critère premier, ultime, obligatoire de la matérialité objective est le critère sensible.
Cette affirmation, l’idéalisme la tient pour dérisoire. Mais les arguments se limitent la plupart du temps à mettre en cause la perception immédiate et à se moquer de la « naïveté » des matérialistes. Or, toute rectification de la sensation première passe à nouveau par l’expérience sensible. Le texte de Lénine dit que la connaissance vient 1) non d’une sensation brute mais d’une sensation éduquée 2) non pas de la perception isolée, mais de l’ensemble des perceptions se recoupant 3) du lien de ces perceptions avec la pratique qui s’approprie la matière et la transforme 4) non seulement de la pratique ordinaire mais aussi de l’expérimentation scientifique 5) par conséquent non pas seulement de la perception de l’individu mais de la société dans son ensemble, dans son développement historique.
Il y a un parcours semé d’embûches du reflet approximatif à un reflet plus adéquat. La notion de « reflet » a été très critiquée, considérée comme naïve, mécaniste, primaire précritique, s’appuyant sur une métaphore optique qui limiterait la connaissance à une image. Or, la catégorie de « reflet » n’est pas optique ! Son contenu est simple : la conscience reproduit la matière de façon plus ou moins exacte. C’est l’affirmation de la position seconde de la conscience. Et de son aptitude à nous donner une connaissance valable de la réalité.
Connaissance et vérité de Tchang en Tsé
Ce document que nous présentons et que nous allons publier est un outil de formation des militants qui clarifie des définitions, des enjeux et des difficultés propres à la théorie du reflet. La question théorique la plus importante est la suivante. Comment connaître, à partir de la sensation, les lois de la réalité objective et utiliser ces lois pour la transformer ?
La vérité se définit par le reflet de l’objectivité (la sphéricité du globe terrestre, le tableau des éléments, les lois de succession des modes de production : trois vérités qui sont des reflets du monde objectif). La longue histoire des sciences montre qu’il est possible de refléter fidèlement le monde réel (autre thèse matérialiste). Mais si la vérité est objective, elle est celle d’un sujet. La vérité est objective dans son contenu et subjective quant à sa forme.
Cependant, Il n’existe pas de vérité subjective. Cette notion est un contresens. Il existe plusieurs théories fondées sur la vérité subjective et le subjectivisme. Elles sont toutes à réfuter catégoriquement. Celle de Mach par exemple qui ne reconnaît que les sensations perçues par la conscience et refuse l’idée de lois de la nature. Celle des utilitaristes (William James, John Dewey) qui défendent l’idée que « tout ce qui est profitable est vrai », Autrement dit, j’appelle vérité tout ce qui est conforme à mon intérêt.
La vérité objective et le caractère de classe de la vérité ne sont pas contradictoires. Toute pensée porte une empreinte de classe mais il y a une vérité objective, c’est sa découverte qui est marquée par l’appartenance de classe. Seule une classe dont les intérêts vont dans le sens du développement historique objectif peut pleinement accéder à la vérité objective. Cela fonctionne surtout les sciences sociales mais on dit que si les axiomes de géométrie heurtaient les intérêts des hommes, on essaierait certainement de les réfuter. A l’inverse, dans les conditions du capitalisme des pans entiers de la science ne servent pas le prolétariat.
Comment savoir si notre connaissance est réellement objective ?. Le critère de vérité est ce qui permet de vérifier si notre pensée reflète correctement le réel. La conception matérialiste a un critère du vrai qui s’accorde avec ses propres prémisses : celui de la pratique sociale comme point de départ. La pratique est critère de vérité
Les critères subjectifs du vrai ont été proposé par de nombreux philosophes. Descartes a proposé celui de la clarté et de la distinction de nos idées, limitant le critère à être celui de la conscience qui se perçoit elle-même au risque du solipsisme. Feuerbach défendait comme critère l’assentiment commun. Or, une vérité est en effet universelle et objective si elle est reconnue comme vraie par tout esprit mais que nous tombions d’accord sur un énoncé est un signe que celui-ci peut être objectif mais en aucun cas une preuve puisque nous pouvons partager une illusion commune. Le pragmatisme a proposé son propre critère : l’utilité et l’efficacité. La vérité est certes utile mais ce n’est pas l’utile qui est son critère. La pratique comme critère de vérité est celui proposé par Marx dans les Thèses sur Feuerbach (1845). On ne va pas de concept en concept pour vérifier sa pensée. C’est ce que montre l’exemple de la découverte de Neptune (Le Verrier/Galle en 1846)
Ce critère est dynamique. Il y a des limites déterminées de la pratique qui font que le critère du vrai ne fait pas des vérités ce qui est absolument fixe et immuable.
Se pose alors la question de la vérité absolue et de la vérité relative. Il existe une vérité objective, absolue, représentée de façon relative dans les représentations humaines. Autrement, il y a une dialectique, un processus de découverte de la vérité. C’est un processus du relatif à l’absolu sans terme. On s’approche de la totalité par des concepts et par une image scientifique du monde. La puissance de l’intelligence humaine est de pouvoir approcher la vérité absolue qui se forme à partir de vérités relatives. La théorie atomique dans l’histoire qui va de Démocrite XIXème siècle avec la découverte effective des atomes, des électrons, puis les découvertes des particules dites élémentaires au XXème siècle jusqu’au boson de Higgs. La pensée humaine est une construction historique, souveraine dans ses buts, déterminée par l’histoire.
Cette conception assymptotique de la science s’oppose au relativisme : rien n’est stable, les théories se succèdent donc il n’y a pas de vérité absolue. Voici la conclusion typique et erronée du relativisme. Or, le fait que se succèdent la théorie corpusculaire et ondulatoire de la lumière ne signifie pas que chaque conception est à rejeter de façon unilatérale. La relativité de la connaissance et son historicité n’empêche pas une découverte du vrai. Même les vérités mathématiques sont relatives au référentiel (décimal, euclidien). Et le principe de la matérialité du monde lui-même doit être développé (rôle exact de l’ADN et ARN par exemple). Les principes ne valent rien sans enquêtes et recherches. L’enquête va du singulier au spécifique puis à la loi universelle. Une vérité scientifique n’est ni purement relative ni définitivement absolue. Elle est connaissance déterminée, finie et donc relative mais en tant qu’élément acquis, elle est éternelle et absolue. La vérité est temporelle et éternelle, absolue et relative.
La vérité est concrète mais le concret n’est pas l’immédiat, l’apparent. C’est la synthèse des multiples déterminations et rapports de la chose avec d’autres. Ces rapports sont eux-mêmes en mouvement. (Cf. Marx, la méthode de l’économie politique, dans Introduction à la critique de l’économie politique)
« La synthèse (de tous les aspects du phénomène, de la réalité) et leurs rapports : voilà de quoi se compose la vérité »2. Il n’y aurait ni connaissance ni science à chercher si ce qui nous apparaissait immédiatement résumait ce qui est vrai. La représentation sensible et la proximité aux choses n’est pas une vérité concrète. Pour le formuler plus précisément, le début de la connaissance humaine est la connaissance sensible immédiate, mais cette connaissance est pauvre, elle n’est pas connaissance des déterminations internes des choses. Pour approfondir, il faut passer par des concepts abstraits puis faire la synthèse des déterminations et de leurs liaisons. C’est la démarche que suit Marx dans Le Capital
Qu’est-ce que « l’analyse concrète d’une situation concrète », qui est l’ âme du marxisme selon Lénine ? On peut la résumer par les traits suivants :
-réunir de nombreux matériaux (des faits isolés sont inutiles)
-partir d’une position prolétarienne et utiliser la méthode matérialiste dialectique, c’est-à-dire analyse exhaustive des contradictions
-réaliser une analyse historique
-réaliser une analyse de classe
On évite ainsi les vices de méthode : unilatéralisme, superficialité, subjectivisme, sclérose. Le premier vice de méthode pour les révolutionnaires est finalement de penser qu’ils peuvent se passer de méthode scientifique pour penser le réel.
R.M.
1Friedrich Engels, Dialectique de la nature. Editions Sociales, 1952, p.233
2Lénine, Cahiers philosophiques, « Notes sur le Science de la Logique de Hegel »