Sankara et la révolution burkinabé

supernova n.8 2025

Connaître la révolution burkinabé

La célébrité de Thomas Sankara a éclipsé le processus révolutionnaire dont il a pris la tête au Burkina Faso de 1983 à 1987. Beaucoup connaissent son nom et son assassinat dans des conditions troubles, le 15 octobre 1987 ; peu connaissent la trajectoire historique de la révolution burkinabé. Aujourd’hui, à l’heure d’un net recul de la domination française en Afrique de l’Ouest et dans tout le Sahel et à l’heure d’un renouveau des aspirations anti-impérialistes des peuples africains, il peut être utile de retracer les grandes lignes cette expérience historique. En 2025, le sankarisme est revendiqué de toutes parts dans toute la « Sous-région ». Son héritage est l’objet d’une concurrence entre plusieurs forces politiques1. Ce qui est un signe indéniable que les mouvements révolutionnaires peuvent renaître de leurs cendres, dans des conditions qui paraissent souvent peu favorables. Les expériences historiques sont les trésors de la théorie révolutionnaires car, en tant que conception scientifique, elle se nourrit de la synthèse de tout ce qui met en mouvement des millions d’humains. Mais il faut lever une équivoque, surtout si l’on associe les termes de révolution avec Thomas Sankara. Ces expériences ne sont pas produites par le charisme et l’intégrité de « grands hommes » mais c’est inversement, la situation historique et la configuration déterminée des forces sociales qui créent les opportunités que sauront saisir des figures et des organisations capables de canaliser les profondes aspirations des masses populaires les plus opprimés et les plus exploitées. Les masses populaires créent leurs propres leaders. Les forces subjectives de la révolution n’existent et ne se développent que par leur capacité à comprendre le cours de choses et à s’implanter durablement dans les masses populaires. Ce qui peut alors nous intéresser au plus au point c’est précisément l’analyse du processus révolutionnaire lui-même, son programme, sa ligne politique, ses réalisations et ses limites nées de contradictions non surmontées. Ainsi, pour tous ceux qui pensent que le capitalisme ne saura pas l’horizon indépassable de l’humanité et qui aspirent à une société débarrassée de l’exploitation de l’humanité par elle-même, ce que nous apporte un bilan politique d’une expérience historique de rupture, même partielle, avec l’ordre impérialiste dominant transcende, et de loin, l’éclat d’une figure aussi lumineuse fut-elle.

La révolution du 4 août 1983 et le programme du DOP

Le 4 août 1983, la fraction démocratique et anti-impérialiste de l’armée prend le pouvoir et porte à sa tête le capitaine Sankara, ancien premier ministre, alors arrêté, emprisonné puis placé en résidence surveillée. La principale force de mobilisation politique pour appuyer cette prise de pouvoir par les armes est constituée, en dehors des cercles militaires (OMR, Organisation Militaire Révolutionnaire), par le PAI (Parti Africain de l’indépendance) et l’ULC-R (Union de lutte communiste-reconstruite), deux partis qui se réclament du marxisme. Le pouvoir central est constitué du CNR (Conseil National de la Révolution) et la base de masse est celle des CDR (Comités de Défense de la Révolution). Le programme de la révolution est énoncé dans le Discours d’Orientation Politique (le DOP) présenté à la radio le 2 octobre 1983 et présenté jusqu’en 1987 comme la ligne directrice de la révolution burkinabé. Ce document est essentiellement rédigé par Valère Somé, membre de l’ULC-R. L’appellation même qui s’est imposée pour désigner le processus de changement est la « Révolution Démocratique et Populaire » (RDP). Il est probable que le concept de RDP ait émergé au sein de la FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France), un catalyseur important des luttes anticoloniales et de la lutte anti-impérialiste entre 1950 et les années 1970. Le concept met en avant l’idée que la Révolution en Haute-Volta (ancien nom du Burkina Faso) ne peut pas encore être socialiste mais doit permettre l’arrivée au pouvoir d’une bourgeoisie nationale patriote afin de soutenir une politique d’industrialisation nationale. Selon ce schéma, la classe ouvrière ne pouvant diriger la révolution conclut une alliance stratégique avec des éléments progressistes pour la gestion de l’Etat, dans un front populaire2. Ce concept est définitivement théorisé par Le Discours d’Orientation Politique (DOP).

Le DOP va s’imposer, en tant que la parole politique institutionnelle, comme la référence principale. Le texte débute en inscrivant la prise de pouvoir du 4 août 1983 dans l’histoire des soulèvements populaires récents et anciens dans le pays depuis 1966. Ce texte caractérise ensuite la Haute-Volta (future Burkina Faso, « pays des hommes intègres ») comme un pays pauvre, essentiellement rural, et dominé par le néo-colonialisme, dépourvu de développement industriel et de souveraineté réelle, en proie au détournement de « l’aide internationale » par une caste bureaucratique et militaire corrompue. Il insiste sur la continuité de la domination coloniale et de la domination néo-coloniale, celle qui voit une petite couche bourgeoisie burkinabé profiter du pillage des ressources du pays sous couvert d’indépendance. « Dans leur essence, la société néo-coloniale et la société coloniale ne diffèrent en rien. Ainsi, à l’administration coloniale on a vu se substituer une administration néocoloniale identique sous tous les rapports à la première. A l’armée coloniale se substitue une armée néo-coloniale avec les mêmes attributs, les mêmes fonctions et le même rôle de gardien des intérêts de l’impérialisme et de ceux de ses alliés nationaux ». Le DOP désigne la bourgeoisie comprador et bureaucratique comme l’ennemi de tout progrès social : « Des nationaux voltaïques entreprirent, avec l’appui et la bénédiction de l’impérialisme, d’organiser le pillage systématique de notre pays. Des miettes de ce pillage qui leur retombent, ils se transforment petit à petit en une bourgeoisie véritablement parasitaire, ne sachant plus retenir leurs appétits voraces. Mus par leurs seuls intérêts égoïstes, ils ne reculeront désormais plus devant les moyens les plus malhonnêtes, développant à grande échelle la corruption, le détournement des deniers et de la chose publics, les trafics d’influence et la spéculation immobilière, pratiquant le favoritisme et le népotisme. » (p.8). Le DOP décrit de façon très concrète la situation catastrophique de la paysannerie voltaïque, spoliée et exploitée à outrance. Le document insiste particulièrement sur l’absence d’auto-suffisance alimentaire dans un pays pourtant rural. La situation globale de dépendance est mise en exergue : « Les investissements privés en provenance de l’extérieur sont non seulement insuffisants, mais en outre exercent des ponctions énormes sur l’économie du pays et ne contribuent donc pas à renforcer sa capacité d’accumulation. Une part importante de la richesse créée à l’aide des investissements étrangers est drainée vers l’extérieur au lieu d’être réinvestie pour accroître la capacité productive du pays. Dans la période 1973-1979, on estime les sorties des devises comme revenus des Conseil National de la Révolution, DOP, Mercredi 2 octobre 1983. Haute-Volta 12 investissements directs étrangers à 1,7 milliard de francs CFA par an, alors que les investissements nouveaux ne se chiffrent qu’à 1,3 milliard de francs CFA par an en moyenne. ». Le taux de scolarisation est alors de 16% et l’analphabétisme de 92%. La révolution dont le CNR prend la tête sera donc une lutte féroce, consciente et organisée contre les classes parasitaires pour qui le néo-colonialisme est un Eldorado. Et c’est là un point crucial de tout processus révolutionnaire. Quelles que soient les difficultés et l’échec final de la révolution burkinabé qui a suscité espoir et désillusions la question cruciale est celle d’un programme et d’une politisation des masses qui assume la lutte des classes. Le DOP, à la différence des lignes politiques de nombre de « socialismes africains »3 du passé et des lignes « souverainistes » actuelles, affirme qu’il ne peut y avoir de changement révolutionnaire sans lutte des classes. Le DOP propose une analyse marxiste de l’espace social en fonction de l’appartenance au peuple ou aux ennemis du peuple et de la conscience politique supposée. Le DOP précise ainsi qui sont les ennemis du peuple burkinabé4 : la bourgeoisie d’Etat, la bourgeoisie compradore, la bourgeoisie moyenne et les chefferies traditionnelles dites « féodales ». Le DOP montre ainsi l’héritage de débat politiques dans la gauche révolutionnaire. En effet, déjà en 1971, lors de son Vème congrès, l’Union Générale des Etudiants Voltaïques (UGVE) stipulait que sont potentiellement révolutionnaires la classe ouvrière, la paysannerie, la petite bourgeoisie, les intellectuels patriotes et appartiennent au camp de la réaction la bourgeoisie politico-bureaucratique, la bourgeoisie comprador et les forces féodales. Cette analyse fondamentale et les initiatives politiques qui vont en découler doivent être diffusées en profondeur dans les masses populaires, selon Sankara et les cadres de la révolution burkinabé. Sur cette question, Sankara fait cependant preuve d’une grande lucidité ; Dans son dernier discours, Sankara félicite ceux qui ont participé à la traduction du DOP en fulfuldé, dioula et mooré, un travail « qui a certainement demandé beaucoup d’effort, beaucoup de travail, beaucoup de réflexion pour adapter, traduire des concepts parfois nouveaux » mais qui « n’aura aucun intérêt si les paysans ne savent pas le lire, parce qu’ils n’ont pas appris à lire. » De fait, avec une population à 95% analphabète, il est certain que la diffusion du DOP a été réduite, toutefois, il faut noter l’importance symbolique de traduction de ce texte en langue nationale et Sankara de continuer : « Offrir le DOP non traduit en langues nationales à un analphabète, c’est insulter un aveugle en lui donnant une lampe torche. L’aveugle a d’abord besoin de voir, ensuite de lampe torche pour mieux voir. Donnons à tous les analphabètes la capacité de lire, ensuite nous leur donnerons de la lecture saine et de la lecture utile comme le DOP traduit en langues nationales. ». Les changements proposés par l’expérience sankariste ne proviennent donc pas du seul enthousiasme révolutionnaire dont Sankara était évidemment animé. Ils sont portés par un front d’organisation de la gauche radicale (à l’exception notable du PCRV-Parti Communiste Révolutionnaire Voltaïque-) et par le choix de structurer des organisations à la base (les CDR) qui ont explicitement pour but « la destruction de la machine d’Etat néo-coloniale ». Ils sont dotés de pouvoirs importants tels que l’établissement des cartes d’identité, le recensement, la collecte d’impôts, la nomination du juges pour les Tribunaux Populaires. La révolution burkinabé veut être une expérience de sortie de l’assujettissement à l’ordre impérialiste et une tentative de développement agraire et industriel du pays en comptant sur ses propres forces, en organisant la mobilisation populaire dans des structures d’auto-organisation. Elle se réalise dans un pays enclavé et isolé à un moment historique de reflux des initiatives révolutionnaires à l’échelle mondiale; il s’agit alors de sortir de la soumission financière, politique et militaire à l’impérialisme et de sortir les campagnes de leur arriération. Elle reste cependant dans le cadre des rapports sociaux bourgeois. Ces caractéristiques permettent de juger de façon objective ce qui a été réalisé au cours de l’expérience sankariste : on ne peut pas reprocher au sankarisme des limites qu’il ne s’est pas lui-même proposer de franchir. J.S.

ps: La deuxième partie de l’article sera publiée dans le numéro 9 de Supernova

1 La référence à Sankara est bien sûr le socle de légitimation du régime actuel du Burkina Faso, dirigé depuis le coup d’Etat de septembre 2022 par le capitaine Ibrahim Traoré. Sa raison d’être réside dans le défi sécuritaire, face aux immenses difficultés à faire reculer l’insurrection djihadiste, essentiellement au Nord du Burkina Faso. A cette fin, un changement des alliances militaires a eu lieu, en fait, le soutien russe en lieu et place des forces armées de l’ancienne puissance coloniale française. Le régime de transition a aussi passé un accord avec la Russie afin de construire une centrale nucléaire. Seul 25% de la population ayant accès à l’électricité. L’Agence fédérale russe de l’énergie atomique (ROSATOM) pilote le projet burkinabé depuis juin 2024. Mais le projet, s’il aboutit, durera entre 10 à 15 ans. Sur les 400 centrales réparties dans le monde, une seule centrale nucléaire est située sur le continent, en Afrique du Sud. Idéologiquement, la junte au pouvoir se présente comme « patriote anti-impérialiste » et héritière de Sankara. Mais, on doit noter qu’elle évite soigneusement de reprendre à son compte les conceptions de Sankara concernant la lutte des classes, louant au contraire les « chefferies traditionnelles » alors que la révolution de 1983 avait explicitement pour objectif d’éradiquer les structures de la « féodalité ».

2 Cette théorie s’éloigne donc sur des points cruciaux de la révolution de Nouvelle Démocratie, avancée par le maoïsme, pour laquelle, dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, le Parti Communiste, centre de commandement de la classe ouvrière, doit diriger le processus révolutionnaire en éradiquant le féodalisme, la mainmise impérialiste et la bourgeoisie bureaucratique et compradore qui lui est subordonnée, avant de passer à la phase socialiste.

3 Le premier président de la Guinée (Conakry), Ahmed Sékou Touré affirmait que la division en classes et la lutte des classes était un concept inopérant en Afrique et qu’il fallait parler d’un « peuple classe » unanimement soumis à la domination coloniale puis impérialiste. Cela n’a pas té le cas des courants politiques révolutionnaires qui ont nourri des expériences et des pensées émancipatrices en Afrique, comme de fut le cas du dernier Kwame Nkrumah (Les luttes de classes en Afrique), Amilcar Cabral (L’arme de la théorie), de Pierre Mulele en RDC, ou encore du riche héritage du courant communiste en Afrique du Sud.

4 « Ces ennemis du peuple, qui sont-ils ? Ils se sont démasqués aux yeux du peuple lors des événements du 17 mai dans leur hargne contre les forces révolutionnaires. Ces ennemis du peuple, le peuple les a identifiés dans le feu de l’action révolutionnaire. Ce sont.: 1°) La bourgeoisie voltaïque, qui se distingue, de par la fonction que les uns et les autres accomplissent, en bourgeoisie d’État, bourgeoisie compradore et bourgeoisie moyenne. – La bourgeoisie d’État : C’est cette fraction qui est connue sous l’appellation de bourgeoisie politico bureaucratique. C’est une bourgeoisie qu’une situation de monopole politique a enrichie de façon illicite et crapuleuse. Elle s’est servie de l’appareil d’État tout comme le capitaliste industriel se sert de ses moyens de production pour accumuler les plus-values tirées de l’exploitation de la force de travail des ouvriers. Cette fraction de la bourgeoisie ne renoncera jamais de plein gré à ses anciens avantages pour assister, passive, aux transformations révolutionnaires en cours. – La bourgeoisie commerçante : Cette fraction, de par ses activités mêmes, est attachée à l’impérialisme par de multiples liens. La suppression de la domination impérialiste signifie pour elle la mort de «la poule aux oeufs d’or». C’est pourquoi elle s’opposera de toutes ses forces à la présente révolution. C’est dans cette catégorie que se recrutent par exemple les commerçants véreux qui cherchent à affamer le peuple en retirant de la circulation les vivres à des fins de spéculation et de sabotage économique. – La bourgeoisie moyenne : Cette fraction de la bourgeoisie voltaïque, bien qu’ayant des liens avec l’impérialisme, rivalise avec celui-ci pour le contrôle du marché. Mais comme elle est plus faible économiquement, elle se fait évincer par l’impérialisme. Elle a donc des griefs contre l’impérialisme, mais a aussi peur du peuple et cette peur peut l’amener à faire front avec Conseil National de la Révolution, DOP, mercredi 2 octobre 1983. Haute-Volta 15 l’impérialisme. Toutefois, du fait que la domination impérialiste sur notre pays l’empêche de jouer son rôle véritable de bourgeoisie nationale, quelques-uns de ses éléments, sous certains rapports, pourraient être favorables à la révolution qui les situerait objectivement dans le camp du peuple. Cependant, entre ces éléments qui viennent à la révolution et le peuple, il faut développer une méfiance révolutionnaire. Car, sous ce couvert accourront à la révolution des opportunistes de toutes sortes. 2°) Les forces rétrogrades qui tirent leur puissance des structures traditionnelles de type féodal de notre société. Ces forces, dans leur majorité, ont su opposer une résistance ferme à l’impérialisme colonialiste français. Mais depuis l’accession de notre pays à la souveraineté nationale, elles ont fait corps avec la bourgeoisie réactionnaire pour oppresser le peuple voltaïque. Ces forces ont tenu les masses paysannes en une situation de réservoir à partir duquel elles se livraient à des surenchères électoralistes. Pour préserver leurs intérêts qui sont communs à ceux de l’impérialisme et opposés à ceux du peuple, ces forces réactionnaires ont le plus souvent recours aux valeurs décadentes de notre culture traditionnelle qui sont encore vivaces dans les milieux ruraux. Dans la mesure où notre révolution vise à démocratiser les rapports sociaux dans nos campagnes, à responsabiliser les paysans, à mettre à leur portée plus d’instruction et plus de savoir pour leur propre émancipation économique et culturelle, ces forces rétrogrades s’y opposeront. Ce sont là les ennemis du peuple dans la présente révolution »

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