supernova n.8 2025
-Quelles sont les bases programmatiques de votre collectif ? Et quelles formes d’organisation utilisez-vous ?
Notre collectif ne propose pas de « programme révolutionnaire », sinon le fait de valoriser l’unité de la classe dans sa composition diverse et son éclatement, de valoriser l’importance de l’antagonisme des rapports sociaux et la nécessité de s’organiser. Pour bien se faire comprendre : notre objectif final est le communisme, une société sans classe et sans État, où l’humanité et la biosphère seraient finalement libérées de tout rapport d’exploitation, de prédation et de domination. La réalisation de cet objectif concret exige le renversement de l’état bourgeois, et l’émergence des formes d’organisation et de conscience sociale permettant l’établissement de la société nouvelle.
Notre rapport à l’organisation sous-tend une relation à la stratégie révolutionnaire. La plupart de nos militant·e·s ont déjà participé à des luttes ou fait partie d’autres collectifs et ont une certaine expérience avant de rejoindre Classe contre classe. Nous pensons que trop d’énergie et de temps ont été consacrés à des formes de militance qui confinent à l’activisme. Nous réfléchissons à placer nos forces là où notre impact sera le plus important plutôt que de les disperser à l’arrière ou à l’avant de chaque protestation qui vient s’ajouter à l’agenda. Dans la pratique, nous tentons de « prioriser » à partir de différents critères; par exemple si c’est sur notre territoire. Une des spécificités de la Belgique est l’hypertrophie de ses organes de cooptation. L’État verrouille les possibilités révolutionnaires en perfusant les structures autonomes d’argent public pour mieux les transformer en relais indirects de son contrôle.
Cette situation de brouillard de guerre permanent nous pousse à promouvoir une ligne claire de l’autonomie vis-à-vis de toute institution étatique ou para-étatique. Notre organisation vise à mener des attaques tactiques et physiques contre le système en place. Nous entretenons un rapport présent à l’antagonisme, nous n’attendons pas une étape hypothétique d’un programme avant de le mettre en pratique, nous tentons de nous organiser comme une force de combat et non comme un milieu alternatif.
-Sur quels secteurs (social, territorial, politique, culturelle, etc.) avez-vous décidé d’intervenir ?
Nous avons décidé de nous centrer stratégiquement sur un axe territorial plutôt que sur un axe d’entreprise. Nous partons du constat que notre classe s’est atomisée, notamment sur le plan socio-économique avec la disparition des grandes concentrations ouvrières, particulièrement à Bruxelles, où l’axe territorial nous semble le plus pertinent pour avoir un effet au sein de la classe. Le territoire que nous investissons se définit par sa composition populaire, mais également par son histoire et son identité progressiste. Nous ne cherchons pas à y faire de l’action sociale ; nous n’avons ni l’intention, ni les moyens, d’entrer en concurrence avec l’armada d’associations palliatives et d’occupations temporaires subventionnées actives sur celui-ci. Nous sommes dans le pays de la concertation sociale où les mouvements de masse sont rares et extrêmement pacifiés et où les mobilisations syndicales sont chorégraphiées par les directions, jusqu’au nombre de casquettes qui défileront lors du trajet habituel gare du nord-gare du midi. Les syndicats en Belgique se sont transformés peu à peu en organes de cogestion des entreprises et de services pour les affilié·e·s (paiement des allocations, etc).
Cette dynamique leur a permis de maintenir un très haut taux de syndicalisation mais au dépens de leur potentiel antagonique, ces affiliations ne s’appuyant pas sur une conscience de classe mais d’avantage sur une obligation pratique. De représentants des intérêts de la classe dans le système, ils sont devenus les représentants du système dans la classe, leur intégration au pouvoir et leur corruption idéologique les rendent irrécupérables. À partir de ces analyses, nous concentrons nos efforts sur un territoire délimité avec une action idéologico-politique plutôt que syndicale ou sociale. Le processus d’accumulation des forces n’est pas mécanique. Celles et ceux qui ont intérêt à la révolution se renforcent à travers la pratique de l’antagonisme, et par celle-ci, se renforce la conscience de classe et la capacité d’organisation collective.
-Le « 1900 » du mouvement communiste, avec ses victoires, ses défaites et ses riches expérimentations est terminé depuis plusieurs années, quel poids accordez-vous dans votre action à l’identité historico-politique ? Que pensez-vous de la « transmission » politique révolutionnaire entre les différentes générations ?
Classe contre classe s’est formé dans le sillage du Secours Rouge Belgique qui lui même est né dans les années 2000 pour combler le fossé entre deux générations ; celle des luttes, parfois armées, des années 60, 70 et 80, et celle désenchantée des années 90, qui avait évolué dans un contexte de reflux idéologique. Alors que le Secours Rouge se concentre principalement sur la dialectique répression/révolution, la défense des projets révolutionnaires et la solidarité internationale, nous avons voulu étendre nos domaines d’intervention politique ; mais la transmission de la mémoire des luttes fait toujours partie de notre matrice.
Nous rejetons une vision historiciste où notre histoire serait comme une continuité linéaire d’événements qui mèneraient à une forme de progrès au prix de certains compromis idéologiques, et accordons une importance particulière aux ruptures, aux contradictions, aux discontinuités qui la traversent. Nous avons un regard critique sur les expériences révolutionnaires passées, sur leurs succès et la crainte qu’elles ont suscité chez l’ennemi, sur leurs erreurs à ne pas répéter. Ce regard n’a jamais pour but de distribuer des bons et des mauvais points, mais d’apprendre, avec respect et modestie, les pièges, ressources et processus rencontrés par les expériences révolutionnaires du passé, pour mener notre lutte avec méthode et intelligence. Même une défaite finale n’invalide pas toute une expérience historique. Toutes les expériences historiques comportent des contributions utiles à la construction révolutionnaire future. Nous refusons d’assumer ou de rejeter une expérience historique en bloc : toutes peuvent et doivent nourrir le projet révolutionnaire aujourd’hui. De cette manière, nous éviterons de rejouer les mêmes scènes de l’histoire en apprenant des choix et des méthodes du passé. L’attention portée à la transmission n’est pas le seul héritage du Secours Rouge. Le travail de solidarité pour les prisonnier·e·s et la valorisation de leurs expériences révolutionnaires nous a conduit, dans la pratique, à rejeter le sectarisme politique. Nous pensons que l’un des symptôme d’un mouvement faible est le repli sur des identités politiques figées (anarchistes, marxistes-léninistes, etc) défendues comme on défendrait son équipe de football.
Nous considérons les autres forces révolutionnaires, non pas comme des concurrentes ou des « camarades dans l’erreur », mais comme des forces sœurs dont les orientations spécifiques sont des expériences légitimes dans une période où beaucoup est à inventer ou réinventer. Plutôt que d’aspirer à l’hégémonie au sein de la gauche révolutionnaire, nous cherchons à nouer des alliances loyales avec toutes les forces qui la composent. Nous construisons des unités là ou elles sont réalisables, et ce au plus haut niveau possible sans compromettre nos principes. Cette politique d’alliances a pour but de déboucher sur des complicités dynamiques, évolutives et offensives plutôt que des rassemblements tactiques sur le plus petit dénominateur commun. Elles doivent être une source de force collective et non la somme de toutes nos faiblesses.
-L’organisation actuelle du travail, la nouvelle dimension urbaine, les contradictions liées à l’impérialisme font que la politique est vécue différemment par les nouvelles générations. Ces dernières années, la concurrence mondiale et la crise ont fait craquer le mur du « consensus » dans les démocraties impérialistes, mais le poids du conformisme, du m ouvement réactionnaire, du réformisme est fort. Quels sont, selon vous, les principaux objectifs et formes que la gauche prolétarienne doit se donner aujourd’hui ?
Notre objectif doit être de faire progresser le processus révolutionnaire en répondant aux besoins et manquements du mouvement révolutionnaire, tout en étant aux côtés des masses lorsqu’elles commencent à secouer leurs chaînes. Nous rejetons toute posture messianique : les contradictions du capitalisme ne suffiront pas à elles seules à provoquer son effondrement. Le rapport de force nous est largement défavorable. Il est essentiel d’intervenir là où les contradictions se manifestent le plus et surtout là où notre intervention peut renforcer notre camp et contribuer à poser les bases nécessaires à cette phase d’accumulation des forces. Le premier enjeu est idéologique. Nous devons rester fermement ancré·e·s dans une perspective révolutionnaire, même si sa réalisation semble lointaine ou inaccessible. À l’heure de la surcharge d’information, il ne suffit pas d’écrire le texte juste et de prêcher une parole claire pour qu’elle soit lue ou entendue et qu’elle crée un impact dans le réel. Le projet révolutionnaire est affaibli et nous devons le crédibiliser par des démonstrations de force, tant quantitatives que qualitatives. Cela nécessite un antagonisme organisé, qui ne se limite pas à la lutte de rue, et qui se traduit aussi par notre attitude face à l’État : ne pas quémander, ne pas le légitimer, et face à sa répression : ne pas s’effondrer, ne pas la légitimer. Ensuite il faut dépasser le manque de créativité stratégique, tant dans le mouvement qu’au sein des masses. Le manque d’analyse conduit à une reproduction mécanique et nous conduit souvent à des impasses tactiques. Nous devons être capable de briser les routines.
Une sale habitude belge est le mimétisme quasi-systématique de ce qui, vu d’ici, semble fonctionner en France, sans tenir compte des spécificités locales. Cela nourrit une impression « qu’ici, rien ne prend », alors qu’il ne s’agissait que de tentatives de construire sur des bases inexistantes. Nous devons prendre garde au repli dans l’entre-soi militant. Nous devons crédibiliser le projet révolutionnaire et combattre le réformisme, afin de détourner les masses de cette impasse et provoquer une prise de conscience chez les réformistes déjà engagé·e·s dans celle-ci, de telle sorte qu’une grande partie d’entre eux et d’entre elles, dans l’inévitable guerre des classes, rallient le camp de la révolution. Car il en sera toujours ainsi, dès que la lutte arrivera à un certain niveau de maturité ou de radicalité, la polarisation révélera l’existence de seulement deux camps, classe contre classe, et obligera chacun·e à choisir le sien.
Nous connaissons notre camp, à nous de l’organiser, de le renforcer, et de lui donner la volonté et les moyens de passer à l’offensive.