SUPERNOVA n.9 2025
la ville touristique et les travailleurs
Parler de prolétariat métropolitain, c’est se confronter à l’industrie touristique. Nous avons interviewé un collectif de camarades qui intervient dans l’une des villes symboles du « tourisme » en Europe : Florence (Italie).
1) Une présentation de votre collectif
Workers in Florence est un collectif né il y a plus de deux ans, suite à une expérience similaire dans la ville, la campagne Che lavoro di merda (Quel boulot de merde), et qui continue à parler de précarité tout en donnant une voix à ceux qui ne l’ont pas. Nous ne sommes ni un syndicat ni une association, mais une réalité politique autogérée qui cherche à soutenir les luttes des travailleuses et travailleurs des secteurs les moins considérés, dut ravaux non déclarés ou des contrats « atypiques » : du tourisme aux coopératives sociales, de la restauration aux livreurs, des services publics sous-traités aux employés des musées. Extrait de notre présentation :
« Nous sommes les travailleurs et travailleuses précaires de la ville de Florence, ceux qui ne savent pas ce qu’est un CDI, ou qui souvent n’ont même pas de contrat.
Nous sommes ceux que vous croisez chaque jour au restaurant, au bar, ou quand vous commandez à manger ; ceux qui nettoient les chambres d’hôtel et les appartements, qui déchargent vos valises. Ceux qui vous guident dans les musées, que vous rencontrez dans les bibliothèques. Nous sommes dans les hôpitaux, les écoles et les universités, dans les enseignes de fast fashion ou de luxe. Dans les usines et les chantiers, parfois dès l’école, déjà confrontés à des conditions de travail non protégées et non rémunérées. Parfois, pour faire les courses, payer le loyer, les factures ou nos études, vous nous verrez tondre la pelouse ou tailler les branches en haut d’un arbre dans les jardins, ou pédaler dans le smog et la circulation pour vous livrer un sandwich. Nous sommes dans presque tous les lieux de travail que vous pouvez imaginer, dans tous les secteurs où l’exploitation est légalisée. Des multinationales aux coopératives sociales locales. Nous appartenons majoritairement aux dernières générations, mais notre condition n’est pas seulement générationnelle. Nous sommes aussi ceux qui ignorent ce qu’est un syndicat, car pour nous, il n’y en a jamais eu. Personne n’a jamais défendu nos droits, car pour eux aussi, nous valons peu ou sommes invisibles : divisés, fragmentés, désorganisés et « inorganisables ». »
2) Une ville-vitrine : le cas de Florence
Dans de nombreuses villes, nous assistons à une transformation du tissu urbain et social, liée aux mutations productives et au parasitisme impérialiste. Florence nous semble emblématique en Europe, vu son « importance » liée aux flux touristiques. Quelles sont les caractéristiques d’une ville-vitrine ?
Florence, comme d’autres villes italiennes (Rome, Venise…), voit l’industrie touristique générer d’énormes capitaux, grâce aux flux de visiteurs et aux investissements de grands groupes financiers et immobiliers. Sa transformation remonte aux années 2000, quand de nombreuses familles ont été poussées hors du centre historique vers les périphéries, amorçant un processus de vidage des centres urbains au profit des touristes et des classes aisées. Les politiques municipales ont accéléré ce phénomène : les quartiers historiques se sont dépeuplés, tandis que promoteurs et propriétaires engrangeaient des profits avec la multiplication des B&B et locations saisonnières. D’autres spéculations ont porté sur l’achat ou la construction d’hôtels de luxe et de Student Hotel — des résidences étudiantes à plus de 1 000 €/mois, destinées aux élèves des universités étrangères. Promus notamment par TSH (multinationale néerlandaise), ces établissements contournent les lois municipales contre la location touristique en se présentant comme des logements étudiants, alors qu’il s’agit de véritables hôtels. Florence en compte déjà plus de cinq, dont un inauguré (et contesté par nous) début 2023. Ces dernières années, avec l’accélération post-Covid, la mutation en ville-vitrine s’est intensifiée : hausse des prix (loyers, biens essentiels), recentrage de l’économie autour du tourisme (bars, restaurants, blanchisseries industrielles, guides, employés de musées…), privatisation d’espaces publics (rues transformées en halls d’hôtel 5 étoiles, sites vendus à des multinationales pour des événements privés), et expulsion des « indésirables » du centre via des arrêtés anti-mendicité.
3) Conditions des travailleurs : salaires, logement, transports…
Si les multinationales et grands groupes engrangent des millions grâce à la ville-vitrine, les travailleurs subissent des salaires de misère et un coût de la vie toujours plus élevé. Le tourisme génère une pauvreté laborieuse : saisonnalité, contrats précaires (souvent « gris » — un contrat existe, mais ne couvre pas toutes les heures travaillées ni les droits théoriques), et bas salaires plongent les prolétaires dans des conditions insoutenables. Nos enquêtes révèlent que beaucoup ignorent leurs droits et survivent grâce à plusieurs jobs ou heures supplémentaires. Ces emplois sont souvent considérés comme des « petits boulots » pour étudiants, mais ils concernent aussi des personnes de plus de 50 ans. Les salaires, fixés par des conventions collectives signées par les grands syndicats, sont dérisoires : moins de 5 €/h pour de nombreuses catégories (employés de musées, femmes de ménage de B&B, plongeurs, bibliothécaires municipaux…). Côté logement et transports, la situation n’est pas meilleure : les loyers ont explosé dans le centre et les premières périphéries, tandis que les transports (1,70 € le ticket, manque de liaisons nocturnes ou vers certaines zones) ne garantissent pas une vie digne.
4) Formes d’organisation dans ce « nouveau monde du travail »
Ce secteur de la classe des travailleurs, éclaté en mille micro-emplois et contrats disparates, rend le travail syndical et politique complexe. L’enjeu est d’unifier les conditions et d’organiser les travailleurs les plus combatifs. La clé réside dans l’internité : être présent sur le lieu de travail pour impulser des luttes.
Sans ancrage concret, il est difficile de toucher les concernés. Les premières rencontres révèlent un foisonnement de problèmes individuels, qu’il faut ensuite synthétiser pour lancer une campagne. Pour nous, la cible est la municipalité (maire et adjoints en tête), responsable des logiques d’exploitation et ennemi tangible. Les syndicats, eux, interviennent souvent après la fin d’un contrat, sans lutte interne. Malgré l’ampleur des problèmes, ils ne se sont penchés sur ce secteur que récemment. Les grandes centrales (CGIL, CISL, UIL) ont même signé les pires conventions du secteur, ce qui les discrédite auprès des travailleurs. Seuls la CGIL (via un accord avec Just Eat pour les livreurs) et l’USB (syndicat de base antagoniste) mènent des actions notables.
5) Votre action spécifique dans ce secteur
Notre rôle ne se limite pas au syndicalisme ou à des luttes ponctuelles : nous visons à élargir la perspective et organiser des mobilisations externes pour faire pression sur les employeurs et médiatiser les situations, notamment auprès de la mairie. La reconnaissance et l’internité se construisent sur des années. Un outil efficace est la diffusion de témoignages (vidéos, audios, écrits) sur les réseaux sociaux, pour briser l’isolement et unifier les travailleurs autour de conditions communes. Soutenir les noyaux militants internes et les aider à organiser des luttes fait partie de notre méthode, tout comme le recours à des avocats du travail. Mais notre propagande cible aussi le « collègue d’à côté » — non politisé, désillusionné ou jamais approché par des luttes. L’objectif est de sortir de l’isolement et de se reconnaître comme une force collective. En deux ans, nous avons organisé des travailleuses de coopératives sous-traitantes, des employés de restaurants/bars et des agents de musées publics, avec qui nous préparons des actions. Notre ambition ? « Organiser les inorganisables ». Et l’essentiel était de commencer…