Proletariat et immigration

Iniciativa Comunista, 20 juillet 2025, Espagne

Des événements tels que ceux qui se sont récemment produits à Torre Pacheco (Murcie) mettent à nouveau en évidence le problème de la division, également favorisée par un secteur prétendument marxiste, qui tend à opposer de facto la population immigrée à la classe ouvrière autochtone.

Les vieux fantômes du passé refont surface, opposant une classe ouvrière autochtone (ou intégrée) à une masse de personnes provenant de ce qu’on appelle aujourd’hui le « sud global », qualifiées de marginales, voire de lumpenprolétariat, donnant lieu à une énième réédition du chauvinisme national dont l’histoire du mouvement ouvrier n’est malheureusement pas exempte.

Cela favorise de facto les intérêts de l’oligarchie financière et du patronat, qui ont tout intérêt à diviser la classe ouvrière en multiples sous-groupes, en mettant l’accent sur la suspicion à l’égard des migrants, associés à des phénomènes délinquants sur la base d’a priori culturels, et en les rendant responsables de leur prétendu « manque d’intégration ».

Il s’agit de générer une idéologie qui justifie de facto la surexploitation fondée sur la précarité de la situation administrative ou même, dans les deuxième et troisième générations, sur ces traits prétendument culturels de ce secteur de notre classe.

En d’autres termes, la division au sein de la classe ouvrière favorise la concurrence et permet au capital d’en tirer davantage de profits, car elle dévalorise la main-d’œuvre d’un groupe par rapport à un autre, ce qui entrave la solidarité et l’unité de classe.

Indépendamment de l’existence de phénomènes délictueux qui ont plus à voir avec les poches de marginalisation générées par le système capitaliste lui-même qu’avec une origine ethnique ou culturelle particulière, il appartient aux communistes de démasquer ce que cache la propagande du système, qui sert à désigner la différence comme responsable des maux inhérents au système lui-même, en masquant les causes réelles de ces phénomènes.

Il convient de s’arrêter sur ce que les classiques ont souligné à propos du concept de prolétariat.

Le prolétariat chez Marx et Engels

Les textes classiques de Marx et Engels définissent le prolétariat comme associé à l’idée de dépossession, de sorte qu’à côté d’une définition plus stricte (comme prolétariat industriel actif), qui est plus souvent utilisée dans les textes économiques, il est souvent employé dans des termes plus larges, surtout dans les textes philosophiques et politiques.

Ainsi, Engels, dans la préface de « La situation de la classe ouvrière en Angleterre » (1845), nous dit textuellement : « J’ai utilisé de manière interchangeable les expressions ouvriers et prolétaires, classe ouvrière, classe dépossédée et prolétariat ». Chez Marx, l’idée de prolétariat est définie par la caractéristique de la dépossession dans divers textes, comme par exemple dans les « Manuscrits économiques et philosophiques » (Marx 1844). Pour sa part, dans « L’idéologie allemande », il est défini comme « la classe qui ne possède rien », puis précisé comme la classe dont la capacité de travail est mise en vente sur le marché du travail.

Marx utilise même parfois le terme « prolétariat » dans un sens plus large et indéterminé, équivalent à masse opprimée. Ainsi, dans « La misère de la philosophie », il dit : « Le féodalisme avait aussi son prolétariat, les serfs, classe qui renfermait les germes de la bourgeoisie », et, plus loin, il fait allusion à un « nouveau prolétariat », comme le « prolétariat moderne » qui grandit avec la bourgeoisie.

Malgré tout, cela reste exceptionnel, et l’utilisation du terme dans un sens historiquement précis prévaut dans ses œuvres.

Il faut donc distinguer dans les textes le prolétariat productif du prolétariat au sens large. Dans « Théories sur la plus-value I » (1861/1863), Marx définit la classe ouvrière comme « la grande masse de la société ». Le « Manifeste communiste », bien connu, nous dit : « La société dans son ensemble se divise de plus en plus en deux grands camps hostiles, en deux grandes classes qui s’affrontent directement l’une avec l’autre : la bourgeoisie et le prolétariat ».

Cette définition serait impossible à établir si elle ne s’étendait qu’aux travailleurs productifs. De plus, dans le troisième tome du « Capital », la production de marchandises est étudiée comme un phénomène global et l’idée du « travail conjoint de la classe ouvrière » est exposée.

Ainsi, Engels, dans « La situation de la classe ouvrière en Angleterre », étudie l’existence de l’armée de réserve comme conséquence des dépressions de 1826 et 1841-42. Il analyse également l’émigration (irlandaise), qu’il inclut dans l’armée de réserve.

Dans « L’idéologie allemande », il est dit textuellement : « La grande industrie a créé une classe qui, dans toutes les nations, est animée par le même intérêt et dans laquelle toute nationalité a été détruite ». Cette idée peut être problématique, voire erronée en ce qui concerne la question nationale, mais elle abonde dans la coexistence, dans la pensée classique, d’une définition plus large que celle qui se limite strictement au travailleur industriel actif, homme et natif, qu’une interprétation erronée des classiques nous présenterait comme unique.

Sinon, nous ferions une caricature du marxisme, aussi problématique que si, dans une famille, seul le travailleur actif était prolétaire, et non ses proches qui, en raison de leur âge ou du chômage, ne sont pas actifs à ce moment-là. En d’autres termes, on peut se lever prolétaire et se coucher lumpen (c’est-à-dire en situation de précarité professionnelle), ou vice versa.

Problèmes du passé et du présent

Le problème fondamental lorsqu’on aborde ces questions est que Marx était impatient d’établir le rôle et la tâche historiques mondiales que lui-même et les autres écrivains socialistes attribuent au « prolétariat pleinement formé » (Marx et Engels, Œuvres choisies, volume 3), sans théoriser la fragmentation et la division au sein de la classe ouvrière.

La réponse de Marx à la question posée par Bakounine « Que signifie que le prolétariat devient classe dominante ? », écrite en 1874, est la suivante : « Cela signifie que le prolétariat, au lieu de lutter individuellement contre les classes privilégiées, a acquis une force suffisante et est suffisamment organisé pour utiliser des moyens généraux de pression dans sa lutte contre ces classes. Cependant, il ne peut utiliser que des moyens économiques destinés à faire disparaître sa propre condition de salarié et, par conséquent, à s’abolir lui-même en tant que classe. Sa victoire complète est également la conséquence de la fin de sa domination, car son caractère de classe a disparu » (Marx : Étude du livre de Bakounine : État et anarchie).

Il n’y a chez Marx aucune indication (à ma connaissance, du moins) que, outre la fragmentation entre le capital et le travail, le prolétariat doive faire face au problème important de la fragmentation au sein même du travail, avant et après la conquête du pouvoir politique. Il s’agit là d’un problème très grave, car les implications idéales du mode de production capitaliste, qui en font un anachronisme historique, n’en font pas un anachronisme matériellement perceptible, ni immédiatement visible.

À mon avis, le développement de la tendance à la fragmentation et à la division hiérarchique du travail a généré des divisions objectives d’intérêts :

1.- Au sein de tout groupe particulier de travailleurs.

2.- Entre différents groupes de travailleurs appartenant à une même communauté nationale (ou étatique).

3.- Entre des forces de travail nationalement différentes, opposées les unes aux autres dans le contexte de la concurrence capitaliste internationale, à la plus petite comme à la plus grande échelle (y compris la collision potentielle d’intérêts sous forme de guerre).

4.- La main-d’œuvre des pays capitalistes avancés, bénéficiaires relatifs de la division capitaliste mondiale du travail, face à la main-d’œuvre du soi-disant tiers-monde, beaucoup plus exploitée.

5.- Les travailleurs salariés, en tant que séparés et opposés aux intérêts, objectivement différents (et en général dépourvus d’articulation politique/organisationnelle) des chômeurs et de ceux qui n’ont aucun salaire.

6.- Les travailleurs ayant un emploi stable face aux travailleurs précaires (qui alternent des périodes d’activité et des périodes de chômage).

7.- Le travail réglementé face au sous-emploi et/ou au travail clandestin, qui concerne principalement (mais pas uniquement) les travailleurs immigrés en situation irrégulière.

Ces divisions sont importantes dans la mesure où elles constituent la base du soutien que l’État reçoit de divers groupes de travailleurs pour la « protection » qu’il assure au maintien et à la sauvegarde légaux de la division du travail objectivement établie, en adoptant une série de mesures qui garantissent les avantages maximaux à la classe dominante du pays, tout en offrant des avantages relatifs à la main-d’œuvre nationale (ou à une partie significative de celle-ci).

Bien entendu, l’État ne peut remplir sa fonction de « protecteur » de groupes de travailleurs qu’en fonction des intérêts de sa classe dominante dans son ensemble.

Ce n’est que dans les périodes de crise profonde que le travail peut se libérer temporairement de ces contraintes paralysantes.

Étude de la situation aux États-Unis

Arrêtons-nous un instant sur la situation aux États-Unis, pays qui est paradigmatique de ces questions en termes d’importance quantitative et qualitative de la contradiction ethnique et/ou d’origine nationale au sein de la classe ouvrière.

Sheila Collins, dans son livre « The Rainbow Challenge » (1987), expose : « Le conflit de classes (moteur des soulèvements sociaux précédents) avait, dans les années 1960, perdu en quelque sorte sa pertinence politique. La prospérité rendue possible par l’émergence (après la Seconde Guerre mondiale) des États-Unis en tant que puissance mondiale dominante, associée à la division raciale et sexuelle du travail, a servi à masquer à la classe ouvrière masculine blanche sa soumission fondamentale au système ».

Et il affirme : « Nous avons besoin d’une pédagogie et d’une vision politiques qui aient un large attrait classiste et qui, en même temps, intègrent les politiques et les mesures pratiques nécessaires pour garantir aux groupes les plus défavorisés une sortie de leur statut de « seconde classe ». Et, bien que partant d’une approche réformiste ou social-démocrate, il poursuit en affirmant que : « La promotion de ces programmes doit s’accompagner d’une large éducation publique destinée à une société multiraciale et multiculturelle ».

Des solutions très idéalistes, à mon avis, mais qui reflètent la préoccupation pour ces facteurs.

Vicente Navarro, professeur de politique sociale à l’université John Hopkins, dans un article publié dans le Monthly Review, volume 39 (juin 1987), critique Sheyla Collins en replaçant la perspective de classe et en plaidant pour la création d’une organisation classiste : « Nous avons besoin d’une catégorie de classe non seulement comme instrument d’analyse, mais aussi comme catégorie pour le changement social ».

Tous deux s’accordent à dire que le gros de la classe ouvrière américaine est composé de Noirs, d’Hispaniques et de femmes, et que ces contradictions sont donc fondamentales pour aborder un projet de transformation.

En conclusion

Pour en revenir aux classiques, Lénine disait en 1917 : « Une telle exploitation du travail des ouvriers les moins payés des pays arriérés est précisément une caractéristique typique de l’impérialisme. C’est précisément là, dans une certaine mesure, que réside le parasitisme des pays impérialistes riches qui corrompent une partie de leurs ouvriers avec des salaires plus élevés, tout en se livrant à l’exploitation illimitée et honteuse du travail des ouvriers étrangers « bon marché ».

Et il ajoutait : « Il faut ajouter aux mots « les moins bien payés » les mots « et souvent sans droits », car les exploiteurs des pays « civilisés » profitent également du fait que les ouvriers étrangers importés n’ont pas de droits. (V.I.Lénine « Sur la révision du programme du Parti », 6-8 octobre 1917).

Le système a besoin d’une main-d’œuvre surexploitée et, pour les secteurs productifs qui ne peuvent être délocalisés (travaux agricoles, hôtellerie, services sociaux…), la demande de main-d’œuvre est essentiellement alimentée par les migrants. La diabolisation de ces groupes favorise cette surexploitation et discipline les relations de production, ce qui a un impact négatif sur l’ensemble de la classe ouvrière.

Nous devons renforcer et favoriser la nécessaire unité de classe, tant face aux tentatives de division encouragées par le capital et ses porte-parole, que pour que le prolétariat puisse accomplir sa tâche historique de se libérer lui-même et l’humanité, les appels paternalistes chargés d’un prétendu « bonisme » étant un alibi pour ceux qui cherchent à ne pas remettre en question les fondements mêmes du système.

iniciativacomunista.net

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