L’islamophobie est un racisme d’État
Nous constatons que l’islamophobie est aujourd’hui en France une politique générée au sommet de l’État et de ce fait elle est un racisme d’État. Nous appelons islamophobe toute politique dont le principe est le suivant : « les musulmans sont un danger qui menace la vie commune ». L’islamophobie est le fait de désigner une religion comme « incompatible » avec la République ou avec la Démocratie ou d’étiqueter les musulmans comme des êtres « inassimilables ».
Le débat sur le terme islamophobie existe. Ce qui pose problème, dit-on, c’est la confusion possible entre une critique d’une religion et le racisme. On pourrait utiliser d’autres termes. C’est vrai. Et pourquoi pas un débat sur l’usage du mot après tout. Le problème c’est que ce débat sert le plus souvent à occulter la réalité du phénomène. Le problème du débat sémantique, c’est souvent de nier les contradictions réelles. Pour nous, l’islamophobie est liée à une forme de domination sociale précise. Attaquer et cibler aujourd’hui les musulmans en Europe, c’est en réalité cibler un groupe dominé socialement et c’est tenter de créer une unité contre lui au nom d’un fétiche identitaire. Il est pourtant nécessaire d’avoir un point de vue de classe sur le phénomène. Derrière d’innombrables débats dont on nous inonde sur « la dangerosité de l’islam », on met au ban des millions de personnes. Faire accepter cela à la population est bien le secret du maintien au pouvoir de la bourgeoise.
L’enjeu est immense. Du point de vue de la classe dominante, mais aussi du point de vue de tous ceux qui n’ont rien à gagner au maintien du monde tel qu’il est. C’est pour cette raison que la débat est difficile. Sur la scène publique nous voyons comment il est structuré :
1) un courant dominant refuse de reconnaître l’islamophobie en dehors de comportements individuels déviants.
2) quand on la reconnaît, on nie qu’elle est un racisme d’État ou un racisme structurel.
Le premier cas, le plus répandu et le plus puissant, c’est le refus de reconnaître l’islamophobie elle-même, le mot comme la réalité. Ceux qui portent ce refus sont en fait nos ennemis déclarés, ce sont des partisans de l’islamophobie républicaine. Ils disent que la République est impeccable mais que c’est précisément elle qui est menacée par un islam qui gangrène les banlieues. Leur première demande de leur part adressée à l’État a été de réprimer les signes religieux et en général la visibilité de l’islam dans l’espace public. Ils analysent la situation sociale en France sous un seul prisme car ils ont une seule obsession : il existe un « péril islamiste ». Leur méthode préférée consiste à islamiser tous les problèmes sociaux. En fait, ils inversent le réel et Marx nous a appris que c’était justement une des fonctions de l’idéologie bourgeoise. Il s’agit d’inverser pour l’opinion la situation de l’opprimé et celle de l’oppresseur. Cette méthode est utilisée dans les médias par toute la Star Academy islamophobe, par les Alain Finkielkraut, les Caroline Fourest, les Elisabeth Badinter, les Malek Boutih, mais elle est aussi utilisée par Gilles Kepel, grand spécialiste de l’islam en France, un expert très écouté dans les couloirs du pouvoir. Gilles Kepel affirme que le débat sur l’islam est « interdit » en France… Il précise pernicieusement que ce débat est « illicite ». Il affirme aussi qu’il ne faut pas reconnaître l’islamophobie car ce serait faire le jeu des djihadistes. L’argument a une visée évidente : surtout ne parlez pas du racisme en France, ne parlez pas des discriminations, ni des guerres et des bombardements car les terroristes en profitent et le seul vrai problème c’est le salafisme. Et surtout ne dites pas qu’il y a de l’islamophobie. Mais c’est précisément Gilles Kepel lui-même qui ramène tout à l’islam. Il a ainsi islamisé les révoltes de 2005. Zyed Benna et Bouna Traoré meurent en 2005 à cause d’un contrôle policier. À Clichy-sous-Bois, lors d’affrontements des grenades lacrymogènes sont jetées par la police dans la mosquée. Kepel dit aujourd’hui que c’étaient des émeutes au « lexique islamique » alors même que l’État tentait à l’époque d’instrumentaliser la religion en demandant à l’UOIF un avis religieux pour appeler à la fin des affrontements. Kepel islamise une révolte contre les crimes policiers. Pour quelle raison ? L’objectif inavoué de tous les discours qui mettent en avant le « problème musulman », c’est de rayer les questions sociales, de nier la question des inégalités. Depuis 30 ans, on place la laïcité et un soi-disant péril musulman au centre des débats. Derrière la question des « valeurs », il y a d’abord des intérêts bien matériels.
Une seconde catégorie de groupes ou de personnes rejettent l’islamophobie et reconnaissent la montée de l’islamophobie en France. Mais ils ou elles ne tiennent pas les institutions et les organes du pouvoir pour responsables. On affirme alors que l’islamophobie est un courant d’idées néfastes et non un racisme d’État ou un racisme structurel.
Il faut dire que cela crève pourtant les yeux. Mais, alors, ils contestent l’usage de l’expression « racisme d’État » ou même « racisme structurel ». L’argument principal est le suivant : il n’y a pas de loi de ségrégation ou de discriminations concernant l’ensemble des musulmans en France. À l’occasion de l’affaire du burkini durant l’été 2016, certains antiracistes reconnaissent qu’il y a une volonté politique affichée de ségrégation (on interdit de baignade des femmes musulmanes parce qu’elles portent une certaine tenue) mais qu’on ne peut pas parler d’un racisme d’État. La preuve en serait que cette mesure ne concernait que les femmes et que le Conseil d’État est intervenu comme garant de l’État de droit. Cet argument ne peut pas être convaincant. En fait des politiques publiques sont menées à l’encontre des musulmans. Derrière l’interdiction du voile à l’école et le débat permanent sur les voiles, il y a une même question qui se pose au moins depuis la guerre d’Algérie, c’est celle de l’acceptation de la présence maghrébine en France.
En fait, ce qui est engagé dans l’affirmation du racisme d’État, c’est la définition même du combat que l’on mène contre le racisme. Soit le racisme est l’ensemble des préjugés sur les autres et alors il suffit de faire des campagnes sur la tolérance mutuelle, soit le racisme est institutionnel, c’est un instrument d’oppression, c’est-à-dire des différences qui sont transformées en inégalités par une structure politique et par des rapports sociaux d’exploitation et alors le combat contre le racisme s’oriente contre cette structure politique et contre les intérêts que cette structure sert.
La République française n’est pas une arme qui immunise la France contre le racisme. Une grande partie de son histoire prouve même le contraire. Les lois contre la main-d’oeuvre étrangère, contre les tziganes, les décennies de crimes coloniaux et toutes sortes de persécutions ont existé sous les plis du drapeau républicain. Il existe bien sûr une différence évidente entre un régime juridique qui se fonde directement sur un ordre raciste et notre situation actuelle. Il n’y a pas de Code noir, de code de l’indigénat ou d’apartheid inscrit dans la Constitution, mais cela n’empêche pas la poursuite d’une oppression généralisée sur des critères nationalitaires, ethniques, religieux.
Si un groupe social vit de façon systématique des discriminations, un mépris, une relégation sociale de fait, si un ensemble composé des millions de gens vit « en » France mais n’est jamais considéré comme étant « de » France, si ce groupe doit en permanence justifier son allégeance et donc être suspecté, non pas par ses voisins mais aussi et d’abord par tout le système administratif, médiatique, par la police, par les services sociaux, nous avons alors toute latitude pour nommer cela un racisme d’État.
Nous gardons donc l’expression racisme d’État. Et il se trouve que l’État est ce qui exerce le monopole quasi absolu de la violence au service d’une classe dominante. L’État n’est pas neutre. Dans le type de société où nous vivons, une société hiérarchisée et ethnicisée, l’État ne peut pas être autre chose que l’instance qui garantit l’ordre raciste.
Quelle est la fonction de l’islamophobie ?
La thématique islamophobe est liée à la mutation sociale et à la dimension néocoloniale, pressent à l’intérieur du territoire français, c’est-à-dire contre les enfants des travailleurs immigrés, avec des générations nées en France.
Le début des années 1980 est le temps de l’installation durable du chômage de masse en France. Il y a aujourd’hui une armée de réserve inemployée ou précaire dans des proportions considérables. Il n’y a pas de place au soleil capitaliste pour toute cette armée de bras dés oeuvrés. On sait aussi que le capitalisme se nourrit de toutes sortes de divisions ; il oppose donc nécessairement les couches du prolétariat les unes aux autres. Dans les années 60, le capitalisme intégrait à sa production des millions de bras au sein d’une hiérarchie stable et inégalitaire. Maintenant, il morcelle les vies et désintègre avec la précarité comme horizon. Cette évolution a aussi été celle de reformulations du racisme. Nous pensons que les deux phénomènes sont corrélés. Derrière la nouvelle islamophobie, il y a la vieille haine anti-arabe recyclée, mise au goût du jour et applicable aux changements de la situation sociale qui provoque un changement de composition de la population française. Si les enfants de la colonisation et des travailleurs immigrés étaient hindous, il y a fort à parier que nous connaîtrions une vague d’hindouphobie en France. Surtout si le Proche-Orient était en fait une région indienne.
Chacun sait comment l’islam est devenu une psychose française. On en est arrivé à trois ou quatre débats nationaux par an sur l’islam (les crèches, les sorties scolaires, les repas, les minarets, les prières de rue, les piscines, les plages, les hôpitaux, tout y passe). On est passé à toutes sortes de lois sur le « foulard », puis à la chasse aux sorcières pour « l’apologie de terrorisme ». La dernière séquence qui consiste à débusquer la « radicalisation » a vu naître des critères étatiques précis avec des fiches de « profiling » pour reconnaître, en premier lieu dans les écoles, des élèves qui tourneraient mal selon des signes de pratiques vestimentaires ou de codes sociaux « en rupture ». Les Autorités ont aussi fixé le cadre d’une sorte de « nouvelle mission civilisatrice » après les attentats de Charlie Hebdo. Dans toutes les écoles de France, il fallait inculquer au plus vite les « valeurs de la République » aux petits barbares de France. C’est le versant pédagogique d’un nouveau discours de la guerre intérieure qui s’installe. Une guerre à usage interne.
Les quartiers sensibles deviennent des menaces immédiates pour toute la société nous dit-on. Les autorités parlent de « 100 Molenbeek en France ». C’est une expression de Patrick Kanner alors qu’il était ministre de la Ville en mars 2016. En quelques décennies, dans le discours officiel, les « cités » sont devenues des couveuses de terroristes. L’islamophobie n’est pas à nos yeux le simple rejet de l’autre parce qu’il est musulman, c’est un racisme qui permet de maintenir l’opprimé à sa place et de construire une unité factice dans une situation sociale de plus en plus instable. Il est nécessaire aujourd’hui pour la classe dominante de diviser profondément ceux qui n’ont plus aucun intérêt à ce que le capitalisme perdure.
L’islamophobie, ça sert à faire la guerre
L’islamiste matérialise la définition d’« ennemis intérieurs » et d’« ennemis extérieurs » dans le cadre d’un nouveau cycle de guerres, le capital provoque la polarisation de classe dans la société et criminalise une partie de celle-ci : c’est le système lui-même qui crée ses ennemis.
À l’extérieur des frontières, le mot islam et le mot islamisme désignent depuis 30 ans au moins tout un ensemble de pays dominés que l’on ravage par des guerres régulières. On dénombre 4 millions de morts dans toutes les opérations de la « guerre contre la terreur » depuis 2001. Chiffre qui devrait faire réfléchir. Mais ce n’est pas le cas. L’argument inusable des guerres en cours c’est le combat contre l’extrémisme religieux. On évoque ainsi le rejet par les pays musulmans de la modernité et on parle de « choc des civilisations ». En fait, il n’y a pas de choc des civilisations car le choc a déjà eu lieu, ce fut un choc colonial au XIXème quand l’Europe s’est partagée l’Afrique et l’Asie. Le problème réel c’est la continuation de l’impérialisme.
Quant à la question de la violence religieuse, il en existe de différentes sortes. La religion recouvrant de très nombreuses forces sociales. Quand on voit apparaître des phénomènes de « violences religieuses », il est nécessaire de les replacer dans leur contexte matériel et social. Le jugement moral qui exclut le contexte de lutte est sans valeur1.
Prenons l’exemple des manifestations contre les dessins jugés blasphématoires par des musulmans. La réaction de la plupart des gens de gauche a été immédiate : ce sont juste des idiots, ce sont des fanatiques. C’est peut-être vrai mais est-ce un jugement politique juste ? Remontons dans le temps. En 1857, lorsque des soldats hindous et musulmans indiens ont massacré des colons britanniques, leurs femmes et leurs enfants. Cette révolte est partie du fait que les cartouches données aux soldats par l’armée britannique d’occupation allaient être graissées par de la graisse de boeuf et de porc. Cela va, on s’en doute, contre la sensibilité hindoue et musulmane. Marx était de leur côté. Il a défendu les soldats hindous et musulmans qui apparaissaient barbares aux regards européens. Si les tweets avaient existé à l’époque, on aurait tweeté sur ces sauvages, sur leur superstition, sur leur fanatisme. Mais faire cela c’est regarder l’écume des choses et c’est aussi ne pas comprendre ce qu’est le contexte colonial. Est-ce seulement par leurs préjugés qu’il faut expliquer la révolte des Indiens en 1857 ou est-ce qu’il faut expliquer la révolte par la situation de domination et de rapine ? Marx nous a appris qu’il faut rechercher avant toute chose comment s’exerce la contradiction capitaliste.
Dans la plupart des médias, on concentre l’attention mondiale sur Daech, on présente le terrorisme islamique comme la menace n°1 du XXIème siècle, accusant cette organisation d’être derrière tous les attentats et actes « terroristes » dans le monde. Par contre, on ne présente pas ou peu les contradictions entre États et les forces qui se disputent pour prendre la place de Daech. Dire que la menace mondiale c’est le terrorisme islamique c’est choisir une grille de lecture impérialiste. Car c’est dire que la menace n’est ni la faim, ni la pauvreté, ni les conflits immenses en cours et à venir, des conflits directs ou indirects entre les grandes puissances, ni la destruction de la planète par le capitalisme.
Or, en termes militaires et stratégiques, le terrorisme est une nuisance, pas une menace pour les régimes en place en Occident. Dire l’inverse est une absurdité absolue. Les attentats ponctuels, aussi terrifiants soient-ils, ne renverseront pas les régimes en place en Europe ou aux États-Unis. Aucune organisation dite terroriste djihadiste aujourd’hui ne peut se mesurer à des grandes puissances ou déstabiliser sérieusement les classes dominantes en place dans les centres impérialistes. Les actions armées de faible envergure ont des buts de propagande, pas de prise de pouvoir. L’opinion est cependant travaillée avec la psychose des attentats pour accepter l’idée que l’islamisme militant, sous la forme djihadiste, est la menace majeure de notre époque. Pourtant, les rapports de force à l’échelle mondiale se jouent dans l’opposition de puissances comme la Chine, les États-Unis ou les différents pays impérialistes européens. On a donc ici un cas typique de construction d’une fausse conscience. Les pays impérialistes ont ravagé au moins une dizaine de pays arabes et musulmans depuis 1991 et ils affirment que le problème de la violence vient de ceux qu’on bombarde. Des pays entiers sont démembrés et on déplore une prolifération de bandes armées sectaires. Comment pourrait-il en être autrement ?
L’islamophobie correspond donc à des facteurs économiques et stratégiques précis pour l’impérialisme, mais aussi à l’histoire de l’immigration en France. L’islamophobie est un résultat de la mise au ban des « zones sensibles » et de la mainmise européenne sur des pans entiers de l’Afrique et de l’Asie. Elle est l’arme idéologique qui joint deux oppressions. Une oppression ici et une oppression dans des pays arabes et musulmans dominés depuis l’expédition de Napoléon en 1798. Finalement, l’islamophobie nourrit le besoin d’une peur perpétuelle pour une guerre perpétuelle. L’islamophobie disparaîtra si elle ne sert plus à nourrir la domination impérialiste là-bas et la guerre sociale ici. La particularité de cette « guerre religieuse » c’est que la distinction entre un front intérieur et un front extérieur est de moins en moins valable. Bombardements mis à part.
un camarade
2017 Marseille