Supernova n.6 2024
Un fascisme américain serait « démocratique » ».
Bertolt Brecht
Nous vivons une phase marquée où l’urgence est la norme, où la militarisation et la rhétorique belliqueuse envahissent différents aspects de la vie sociale et de l’organisation de l’État.
Le classisme (haine et mépris des classes inférieures)1, le racisme, étroitement liés à la dimension sociale, sont les éléments qui cimentent la « guerre entre les pauvres » qui envahit la classe ouvrière. Une guerre qui permet à la bourgeoisie impérialiste de maintenir fermement son commandement. Et ce, alors que l’érosion des garanties des travailleurs (salaires, temps de travail, pensions, santé publique, etc.) se poursuit. Nous assistons donc à l’émergence de nouveaux mouvements et comportements réactionnaires de masse, produits par les contradictions liées à la concurrence impérialiste mondiale et à l’absence de perspective adéquate dans la gauche prolétarienne et ouvrière.
Face à tout cela, l’antifascisme militant prolétarien et anti-impérialiste semble submergé et réduit à un simple exercice culturel de petites minorités. Mais pourquoi en est-on arrivé là ? Les facteurs sont multiples, mais un élément nous semble central : le renoncement à la politique, à la lutte pour l’hégémonie et le pouvoir. Renoncer à l’hégémonie, rejeter le pouvoir, c’est renoncer à la lutte des classes elle-même, et donc accepter passivement les rapports de force actuels entre les classes. La politique n’est pas seulement « participation », elle est avant tout direction, action, et pour les communistes, elle se traduit par l’identification d’un programme politico-militaire en fonction de la phase que l’on traverse. Mais le combat pour le « programme » devient littérature si elle ne trouve pas son application concrète dans l’autonomie prolétarienne, c’est-à-dire dans les formes de résistance concrète que se donnent aujourd’hui les masses populaires. Aujourd’hui, pour la « gauche” 2, ce sont les « minorités » et non plus les « majorités » qui sont le terrain d’action. On ne veut inclure parmi les » opprimés » que des minorités et des groupes « marginalisés » et non la majorité des gens. De ce point de vue, la majorité fait fondamentalement plus partie du problème que de la solution en raison de ses « privilèges » et de sa participation à la reproduction des conditions.
L’un des éléments centraux du marxisme est la théorie du « sujet révolutionnaire ». Le prolétariat est la seule classe du capitalisme qui possède la force numérique, le potentiel organisationnel conditionné par sa situation de vie, par sa position dans le processus de production, pour avoir le pouvoir nécessaire pour renverser la bourgeoisie en tant que classe dominante. Le prolétariat est en même temps la première classe dans l’histoire de l’humanité à pouvoir abolir complètement la domination de classe. Par rapport au capital, le mouvement ouvrier incarne« le mouvement indépendant de la grande majorité dans l’intérêt de la grande majorité » Karl Marx3.
C’est une caractéristique de la « gauche », contrairement au marxisme qui met l’accent sur l’unité malgré la diversité face à l’ennemi commun, que de placer unilatéralement la différence au centre de sa politique. La démarcation nette de la « gauche » par rapport au marxisme s’exprime le plus clairement dans son rejet fondamental des « grands narration » et des « sujets collectifs » historiques. Du point de vue de la « gauche », seuls les individus existent dans une société devenue fluide et prétendument « post-industrielle », sans structures fixes. La « gauche » ne trouve l’espoir d’un changement émancipateur (et non plus d’une révolution) que dans les « communautés » individuelles, discriminées et marginalisées, qui luttent pour la reconnaissance de leur identité et des droits qui y sont associés. Le potentiel de résistance aux conditions dominantes ne vient donc que des marges de la « société majoritaire », et non plus de la majorité sociale elle-même. La “gauche” a depuis longtemps fait ses adieux à la classe ouvrière et aux masses populaires en tant que point de référence positif. Les débats au sein de la « gauche » tournent essentiellement autour de nouvelles démarcations et « catégories de différence » au sein des diverses minorités et entre elles. De nouvelles identités sont constamment construites, qui ne sont plus compatibles avec les constructions antérieures des groupes.
La tendance de la politique « identitaire » est que les minorités respectives, au lieu de se concentrer sur leurs points communs en tant que personnes opprimées et de présenter un front uni contre les conditions qui prévalent, tentent de faire valoir leurs intérêts particuliers en leur nom propre et au nom de leur « communauté ». Il n’est pas rare que l’État bourgeois cible précisément ce point sensible avec le levier des mécanismes de division et d’intégration. Contradiction utilisée par les patrons pour déclencher la « guerre des pauvres » au sein des secteurs prolétaires et poupulaires4. La « classe inférieure » est au mieux traitée d’en haut et avec un doigt moralisateur levé au nom de la politique identitaire. Les questions sociales et politiques difficiles sont laissées plus ou moins sans combat à la vieille gauche réformiste5 ou simplement aux charmeurs de serpents fascistes et à leur démagogie sociale…
Ces mécanismes renforcent le sentiment d’impuissance des classes populaire. Toute classe dirigeante a toujours essayé de faire croire aux classes qu’elle opprime qu’elle est indispensable à la vie des classes opprimées elles-mêmes et qu’elle est invincible. À une époque, et dans une certaine mesure encore aujourd’hui, elle alimente la croyance que l’oppression qu’elle exerce fait partie de l’ordre divin du monde. Quiconque le conteste et montre qu’il est un produit historique et transitoire est un hérétique, quiconque dénonce ses méfaits est un blasphémateur, quiconque le viole est un fou. Depuis le lendemain de la révolution française, lorsque la bourgeoisie s’est donné pour tâche de façonner le pouvoir qu’elle avait conquis, son credo était :« Une société sans inégalité est impossible, l’inégalité est intolérable sans code moral, un code moral est inacceptable sans religion » (Napoléon). Toute classe dirigeante a toujours essayé de convaincre les masses de son droit de dominer et d’opprimer, de faire accepter aux classes opprimées sa domination comme une loi de la nature et un lieu commun qui ne peut même pas être discuté. « Que ferions-nous sans le pape ? que ferions-nous sans le roi ? que ferions-nous sans le maître ? Ce sont des phrases qui couraient et, dans une certaine mesure, courent encore sur les lèvres des opprimés encore assujettis, même idéologiquement, par la classe dirigeante.
Mais le maelström des contradictions impérialistes, des crises et des processus de guerre peut ébranler la conviction des masses opprimées : la bourgeoisie impérialiste sait comment assurer la vie des classes opprimées elles-mêmes, elle sait comment gérer la société, « le maître sait mieux que nous ce qu’il faut faire ». Les différentes formes de résistance populaire et anti-impérialiste, les soulèvements et même les petites victoires remportées dans les luttes revendicatives peuvent saper l’hégémonie de la bourgeoisie impérialiste sur les masses opprimées, la croyance que la bourgeoisie impérialiste est invincible.
Relier les nouvelles et les anciennes générations de militants, reconstruire un tissu militant qui met au centre des catégories telles que le pouvoir, l’hégémonie et l’action politique est une tâche cruciale aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’autocélébrer sa propre « secte », ni d’agir par « marketing rackettiste« sur le plan organisationnel. Aujourd’hui, même en l’absence de parti, il faut agir dans un esprit de parti. Placer le marxisme au centre signifie concevoir le socialisme comme une science, et donc comme un élément de recherche et de perspective en constante évolution. Interagir dans les secteurs sociaux qui traversent les masses populaires signifie agir et organiser des fronts : des luttes pour les garanties des travailleurs aux batailles pour la liberté politique et sociale, dans l’anti-impérialisme qui doit se concrétiser sur le front extérieur : en solidarité avec la résistance des peuples, et sur le front intérieur dans la lutte implacable contre sa propre bourgeoisie impérialiste, à la lutte féministe et écologiste, LGBTI… Des fronts de lutte et des organisations capables d’intervenir dans le contexte actuel, en acceptant les contradictions que la lutte entraîne. Nous agissons dans un contexte métropolitain et impérialiste spécifique. Cela nous oblige à réfléchir : comment les formes de résistance prolétariennes et populaires se développent-elles dans un contexte métropolitain et impérialiste ? Comment peuvent-elles prendre une dimension révolutionnaire ? Comment définir aujourd’hui une ligne révolutionnaire adaptée au contexte historique que nous vivons?
Mettre nos pages au service de tous les camarades qui étudient, interviennent, dans les différents contextes est un premier pas vers la réponse à ces questions. Un journal capable d’être un instrument et un outil de travail pour tous les camarades qui agissent en tant que cadres politiques. Relevant le défi de la politique, de l’hégémonie, du pouvoir. Nous serons tout ! Nous voulons tout !
1 Surtout contre les chômeurs et les précaires, en utilisant la « vieille » litanie toujours à la mode : ils ne veulent pas travailler, ils sont paresseux…
2 Nous parlons de la gauche bourgeoise, libérale, libertaire, corporatiste, « démocratique »
3 La gauche prolétarienne et ouvrière ne nie pas les différences et les particularités au sein même de la classe, elle les assume comme des contradictions inhérentes au capitalisme et au développement inégal de l’impérialisme : »Nous ne combattons pas le capitalisme blanc avec le capitalisme noir, mais avec le socialisme » Fred Hampton (1948-1969) militant marxiste léniniste afro-américain, dirigeant des Black Panthers.
4 En opposant, dans certains cas, l’ ethnie de certaines couches sociales populaires. Ou encore opposer le degré de « légalité », l’ancienne contre la nouvelle immigration …
5 En reproposant avec nostalgie les « mythiques » Trente Glorieuses…