Le mouvement des 15 dollars de l’heure

supernova n.1 2022-2023

La lutte des classes a toujours traversé les États-Unis. Les contrastes sociaux, raciaux et de genre (et avant tout l’extrême inégalité socio-économique) ont caractérisé cette nation depuis ses origines. Pourtant, les grandes « masses » sont restées fidèles aux valeurs et aux équilibres de la nation américaine.

Le fossé social qui s’est creusé aujourd’hui est dût non seulement aux processus de crise qui affectent cycliquement l’économie mondiale, mais aussi à un déclin spécifique des États-Unis par rapport à leur rôle hégémonique impérialiste. Le mythe du rêve américain, s’il avait déjà été remis en question dans la jungle du Viet Nam et dans l’incendie des bidonvilles aux États-Unis dans les années 601, est aujourd’hui définitivement un souvenir, quand on voit les nouvelles concentrations urbaines de tentes qui modifient la « skyline » des villes.

Nous assistons actuellement à l’invasion de redneks au Capitole hill, à la fuite des États-Unis d’Afghanistan, à la crise immobilière, c’est-à-dire au mythe de l’accession à la propriété, à l’augmentation constante du nombre de personnes qui quittent tout simplement leur emploi après un lock-out. Ce dernier phénomène est devenu une tendance sociale du  » no work  » sur laquelle se jettent journalistes et sociologues, donnant de multiples explications tout en occultant la plus simple des considérations : le travail est inutile…2 Le travail est aujourd’hui de moins en moins rémunéré, et le temps de travail est largement réparti sur toute la journée. Les prolétaires « sans réserve » aux États-Unis travaillent 10 à 15 heures par jour, simultanément dans différents secteurs.

Et enfin, les énièmes exécutions d’Hispaniques et d’Afro-Américains réalisées par la police démocratique de Biden…

Toutes ces images sont celles d’une amérique qui s’effondre. Plus que les Drive-in et les inventions de la Silicon Valley, ce sont les vieilles images en noir et blanc des charrettes qui réapparaissent devant nous, comme Steinbeck les a décrites avec férocité dans son roman Wrath dans les années 1930, ou les visages relâchés et somnolents des boxeurs ratés décrits dans le film Fat City dans les années 703.

C’est dans ce contexte qu’a pris vie l’un des mouvements syndicaux les plus importants de ces dernières décennies aux États-Unis : Fight for $15.

Cela fait presque dix ans que les travailleurs de la “restauration rapide” sont descendus dans les rues de New York et ont organisé leur première manifestation à Time Square pour réclamer 15 dollars de l’heure et un syndicat.

Cette action initiale, qui ne comptait que quelques centaines de manifestants, a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, transformant non seulement le débat sur le salaire minimum, mais contribuant également à lancer l’une des plus grandes vagues syndicales que nous ayons connues aux États-Unis.

Ce mouvement a commencé avec les travailleurs américains de la restauration rapide et englobe maintenant plusieurs catégories (soins de santé, industrie, transports, etc.). Elle est née de cette masse de travailleurs précaires, non qualifiés, qui constituent une grande partie de la main-d’œuvre aujourd’hui. Des travailleurs qui ont décidé de dire stop à un marché du travail qui les oblige à travailler de 10 à 14 heures avec un salaire qui ne permet même pas de subvenir à leurs besoins quotidiens.

Les chiffres de la statistique officielle du coût de la vie :

Selon le ministère américain de la santé et des services sociaux, le seuil de pauvreté aux États-Unis est de 21 330 dollars pour une famille de trois personnes et de 25 750 dollars pour une famille de quatre personnes.

Selon le Bureau of Labor & Statistics, le salaire moyen des travailleurs du secteur alimentaire est actuellement de 21 750 dollars par an, juste au-dessus du seuil de pauvreté pour une famille de trois personnes, soit 10,45 dollars par heure.

Il s’agit d’un chiffre moyen ; il y a des millions de personnes qui gagnent encore moins.

Entre-temps, le salaire minimum fédéral est resté stable à 7,25 dollars depuis 2009. En outre, les augmentations du salaire minimum intervenues entre 1968 et 2009 étaient trop faibles pour compenser l’inflation. Aujourd’hui, 7,25 $ valent 14,8 % de moins qu’en 2009, après ajustement pour l’inflation.

Le mouvement « Fight for $15 » enregistre des niveaux de succès sans précédent. Du côté des travailleurs, il s’agit d’une lutte pour faire passer le salaire minimum fédéral à 15 dollars ; du côté des syndicats, il s’agit d’un mouvement qui démontre que les travailleurs précaires ont le pouvoir de construire une organisation et une solidarité dans des secteurs où les anciennes centrales syndicales ne voyaient ni place ni intérêt.

Le mouvement Fight for $15 a débuté sous le nom de Fast Food Forward à New York en 2012, lorsqu’un groupe de 200 travailleurs de la restauration rapide, organisé par New York Communities for Change, s’est mis en grève pour protester contre les bas salaires4 : « Nous avons commencé à parler aux travailleurs de la restauration rapide et à leur demander s’ils voulaient s’organiser pour obtenir des salaires plus élevés », a déclaré Jonathan Westin, de New York Communities for Change. « Il n’y avait pas un travailleur à qui nous avons parlé qui ne voulait pas signer la campagne. Comme une rivière en crue, le mouvement qui a débuté à New York s’est développé et a trouvé de plus en plus de travailleurs de la restauration rapide solidaires à travers les États-Unis.

Des milliers de travailleurs de nombreux secteurs ont manifesté devant des centaines d’entreprises pour réclamer des salaires plus élevés. Le 15 avril 2015, des travailleurs de divers secteurs ont organisé une manifestation d’une journée qui s’est étendue à plus de 230 villes américaines, pour réclamer un salaire minimum de 15 dollars. Selon le National Employment Law Project, cette journée est devenue la plus grande manifestation de travailleurs à bas salaires de l’histoire des États-Unis.

Le mouvement a été structuré dans le «Fight for $15», mais est également connu sous différents noms dans différentes villes et états des États-Unis. L’objectif pour les travailleur est de porter le salaire minimum à 15 dollars de l’heure, ville par ville et État par État, jusqu’à ce qu’ils obtiennent gain de cause au niveau fédéral.

Dans le cadre de la lutte pour les 15 dollars, certains syndicats apportent un soutien logistique et organisationnel à ces travailleurs précaires5. Cette masse de travailleurs précaires qui se sont organisés eux-mêmes ne faisaient pas partie des anciens syndicats, et représentent aujourd’hui une nouvelle vague de syndicalisation aux États-Unis.

Grâce à leurs efforts, le salaire minimum a augmenté dans plusieurs villes et États du pays. « La vague d’actions locales et étatiques suscitée par la lutte pour les 15 dollars a une portée historique », écrit le National Employment Law Project (NELP). Plus de 50 juridictions ont augmenté les niveaux de salaire depuis 2012, note le PNEL.

À ce jour, 29 États, Washington DC et un certain nombre de grandes villes ont fixé un salaire minimum supérieur au niveau fédéral. Certains ont même réussi à atteindre le seuil de 15 dollars.

En Californie, le salaire minimum a été augmenté progressivement depuis 2016, à partir d’un taux de 10 dollars par heure, et atteindra 15 dollars par heure en 2022. Plusieurs villes californiennes ont déjà porté le salaire minimum à 15 dollars ou plus, notamment Berkeley, El Cerrito, Emeryville, Mountain View, San Francisco, San Jose, San Mateo et Sunnyvale . Le Massachusetts a adopté la loi « Grand Bargain » en 2018, portant le salaire minimum de l’État à 15 dollars de l’heure d’ici 2023, après des augmentations annuelles à partir du minimum de 11 dollars de l’heure atteint en 2017.

L’État de New York portera le salaire minimum dans la région du Downstate à 15 dollars de l’heure, tandis que dans le Upstate New York, le salaire minimum sera fixé par le commissaire au travail à un minimum de 12,50 dollars de l’heure. Dans le New Jersey, le salaire minimum atteindra 15 dollars de l’heure en 2024. En mars 2019, le Maryland et l’Illinois ont explicitement adopté des lois ou des statuts sur le processus d' »augmentations progressives sur plusieurs années » portant le salaire minimum de l’État à au moins 15 dollars de l’heure. En mai 2019, le Connecticut a adopté une loi sur les 15 dollars de l’heure. Le 3 novembre 2020, 61 % des électeurs de Floride ont approuvé l’amendement 2, qui porte le salaire minimum à 10 dollars de l’heure, puis l’augmente chaque année de 1 dollar de l’heure jusqu’à ce que le salaire minimum atteigne 15 dollars de l’heure en 2026, avant de revenir à un ajustement annuel en fonction de l’inflation.

Dans l’État de Washington, deux villes ont été choisies comme bancs d’essai pour le salaire minimum de 15 dollars. Seattle a été parmi les premières villes américaines à adopter un plan à 15 dollars de l’heure en 2014.

Lorsque le Conseil des salaires de l’État de New York a annoncé que le salaire minimum dans la ville de New York serait porté à 15 dollars de l’heure d’ici le 31 décembre 2018, Patrick McGeehan a déclaré dans le New York Times que c’était un résultat direct des manifestations « Fight for $15 » et que « le mouvement de protestation syndicale lancé par les travailleurs de la restauration rapide à New York il y a près de trois ans a conduit à une augmentation des salaires pour les travailleurs dans tout le pays. »

Un salaire minimum de 15 dollars par heure chez Amazon est entré en vigueur en novembre 2018.

On estime qu’en raison des lois sur le salaire minimum adoptées par les États et les collectivités locales depuis le début de la lutte pour les 15 dollars et des augmentations de salaire volontaires accordées par les employeurs des secteurs public et privé sous la pression du mouvement, plus de 22 millions de travailleurs ont bénéficié ou bénéficieront d’une augmentation de salaire.

Bien qu’il s’agisse de victoires importantes pour les travailleurs, l’objectif est d’augmenter les salaires au niveau fédéral. L’administration Biden, et plus largement le parti démocrate et ses composantes (réformistes et néo-keynésiennes) soutiennent ce mouvement, cependant nous voyons la  » vieille  » logique réformiste, qui cherche à se présenter comme la synthèse politique d’un mouvement qui remet en cause les rapports de force entre les classes, agir inévitablement comme un frein à la richesse sociale et organisationnelle du mouvement de classe en lutte. De plus, cette hypothèse ne remet pas en cause les relations de pouvoir au sein des classes6 .

Cependant, aujourd’hui encore, le parti démocrate n’a pas mis en place de solutions législatives adéquates au niveau fédéral pour soutenir directement ce mouvement.

Le mouvement est dirigé et formé par des travailleurs syndiqués à travers le mouvement lui-même. Il est soutenu et financé par des groupes et des syndicats qui espèrent montrer aux travailleurs le pouvoir de la syndicalisation, et plus généralement de l’organisation et de la solidarité de classe.

Le secteur de la restauration rapide, par exemple, est l’un des moins syndiqués des États-Unis. Seuls 1,3 % de ses travailleurs sont syndiqués. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles il a été si difficile de syndiquer cette industrie. Le chantage social de ce secteur de travail et le manque d’intérêt politique pour les secteurs prolétaires de la part des lobbies politico-syndicaux aux Etats-Unis peuvent être deux éléments qui expliquent l’absence d’une force syndicale adéquate dans ce secteur.

En outre, la syndicalisation des travailleurs précaires pose des problèmes spécifiques : la plupart d’entre eux considèrent que leur emploi est temporaire et ne sont pas disposés à payer des cotisations syndicales pour un emploi qu’ils prévoient de quitter.

Les entreprises franchisées de restauration rapide, telles que McDonald’s, n’ont aucune obligation légale de négocier collectivement. Les sociétés mères ne sont pas responsables des employés des sites franchisés.

Même face à toutes ces difficultés, la lutte pour les 15$ et plus généralement, le nouveau syndicalisme, ont réussi à se développer.

Elle a trouvé un soutien dans des secteurs que l’on pensait réfractaires à la syndicalisation, dans un contexte socioculturel que l’on pensait uniquement homologué aux logiques libérales…. De grands groupes de prolétaires s’organisent, défendent leurs intérêts et développent des formes de solidarité.

Les syndicats majoritaires eux-mêmes n’ont jamais pensé à organiser ces secteurs, car ils étaient considérés comme trop flexibles et antagonistes avec les autres secteurs de travailleurs, l’aristocratie ouvrière ayant peur de devenir des travailleurs pauvres……

Au sein de ce mouvement, diverses dynamiques se sont ouvertes qui reflètent la composition sociale, raciale et de genre du monde du travail précaire aux Etats-Unis.

L’accent mis sur les questions de la violence policière à l’encontre des minorités ethniques, le rôle des femmes et la défense de leur dignité par le biais de batailles spécifiques sur le lieu de travail, contre la violence sexuelle, sont des exemples de la manière dont ce mouvement se situe directement sur un terrain qui n’est pas simplement corporatif et corporatiste.

C’est grâce à ce mouvement que nous pouvons aujourd’hui saluer la naissance du premier syndicat aux États-Unis chez Amazon.

Lorsque les mouvements se développent et se structurent, plusieurs facteurs agissent. Du contexte explosif qui permet une diffusion rapide, une identification facile, une généralisation, mais aussi un réseau de militants qui se place directement au niveau de l’action.

Il n’est donc pas difficile de deviner que différents mouvements qui ont traversé la société américaine ont indirectement influencé ce mouvement, pensez par exemple à Occupy.

La lutte des travailleurs de la restauration rapide eux-mêmes, par exemple, n’a pas commencé avec « Fight for $15 », mais a des racines plus profondes7. Les luttes et les tentatives d’organisation syndicale des travailleurs de l’industrie, des services et de la distribution liées au franchisage datent déjà de plusieurs décennies. Il n’est pas rare de trouver parmi les représentants des villes dans « Fight for 15 » des syndicalistes précurseurs de la syndicalisation des travailleurs précaires.

La nouveauté de ce mouvement ne réside pas dans ses formes d’organisation et de solidarité, ni dans sa composition interne (prédominance de femmes, de noirs et hispano-latins), son trait le plus intéressant est qu’il concerne des masses de travailleurs directement dés-intégrées. Et cela permet à ce mouvement d’être vécu comme réalisable et nécessaire par une grande masse de travailleurs et de travailleuses aux États-Unis, qui se sentent et sont placés à l’extérieur d’une société qui, jusqu’à récemment, a placé toute sa force dans la capacité d’intégrer et d’harmoniser » les extrêmes, garantissant évidemment toujours la domination des classes dominantes.

Qu’est-ce que cela nous apprend dans la vieille Europe ? Qu’il peut y avoir un mouvement organisé des travailleurs précaires, qui se donne une plateforme de lutte et de revendications capable de dépasser le simple niveau local et corporatif. La vieille taupe de Marx continue de creuser, offrant à tous ceux qui veulent se débarrasser de l’ancien monde de nouvelles perspectives.

Vera Z

1 Bien qu’elle ne touche qu’une partie minoritaire de la population totale des États-Unis.

2 Le développement des machines qui remplacent le travail humain renforce le sentiment que le travail est aujourd’hui une simple « prison », le mythe de l’artisanat, du dur labeur, a évidemment du mal à mourir, mais il devient davantage une iconographie du passé qu’une tendance sociale moderne

3 La Dernière Chance (titre original:Fat City) est un film américain réalisé par John Huston en 1972. Il est inspiré du roman Fat City de Leonard Gardner, publié en 1969.

4 Le 29 novembre 2012, plus de 200 travailleurs de la restauration rapide de McDonald’s , Burger King , Wendy’s , Domino’s , Papa John’s , Kentucky Fried Chicken et Pizza Hut

5 Un exemple est le Service Employees International Union (SEIU), l’une des principales forces syndicales issues de l’AFL-CIO (la principale organisation syndicale aux États-Unis). Le SEIU a commencé comme un syndicat (soins de santé) et s’est ensuite développé dans d’autres secteurs, plaçant les secteurs précaires au centre de la syndicalisation. Mary Kay Henry, l’actuelle présidente du SEIU, affirme que le syndicat soutient et développe le mouvement en faveur des 15 dollars de l’heure : « Les personnes qui travaillent pour les entreprises les plus riches d’Amérique devraient pouvoir s’offrir au moins les produits de première nécessité pour faire vivre leur famille ».

6 La gauche révolutionnaire américaine réapparaît et gagne en force grâce à ce nouveau dynamisme social, mais il lui manque encore une synthèse politique pour structurer un programme révolutionnaire adapté à la dimension métropolitaine et impérialiste des États-Unis, qui aille au-delà des simples revendications communautaires. La structuration communautaire aux USA est un fait, et donc un élément auquel la gauche révolutionnaire aux USA a toujours été confrontée. C’est grâce à cette dimension communautaire que sont nées les formes les plus intéressantes d’organisation autonome de classe aux États-Unis, de l’IWW, qui organisait principalement des travailleurs récemment immigrés au début des années 1900, au Black Power. La naissance même du parti communiste aux États-Unis dans les années 1920 a connu dès le départ une scission, pour ainsi dire, liée aux différentes composantes de l’immigration. La dimension communitaire, espace où l’on pouvait agir politiquement en tant que gauche révolutionnaire, marquait néanmoins inévitablement le trait de minorité sociale par rapport à la population américaine. Il n’aurait pas pu en être autrement, mais il convient aujourd’hui de saisir les nouvelles contradictions aux Etats-Unis et donc les nouvelles possibilités pour une gauche révolutionnaire aux Etats-Unis.

7 Vanessa Tait, Poor Workers Unions, Haymarket Books

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