L’Ukraine est le monde

supernova n.4 2023

Les plaines de l’Europe de l’Est, facilement traversées par de grandes armées, sont depuis des siècles soumises à l’influence des civilisations de l’Est et de l’Ouest désireuses d’étendre leur influence. Il n’est donc pas surprenant que cette région se trouve actuellement au cœur d’une guerre inter-impérialiste. En tant que communistes, nous ne devons pas aborder ce sujet en nous empêtrant dans les batailles idéologiques qui entourent cette guerre. Nous devons plutôt commencer par examiner le développement historique de forces antagoniques dans cette région, puis analyser la dynamique mondiale qui les entoure.

L’Empire russe s’est développé dans la seconde moitié du dernier millénaire sur une base féodale, puis semi-féodale. Son cœur s’est consolidé en Europe de l’Est grâce au développement historique des États Kiéviens, Novgorodiens et Moscovites au cours du Moyen-Âge. Aux XVIIIe et XIXe siècles, l’État russe s’est poussé à l’Est, jusqu’aux portes de la Chine, et a consolidé ses territoires dans le Caucase, la Baltique, l’Europe du Nord et l’Asie centrale. Ces exploitations, de même que le centre de la Russie et sa périphérie est-européenne (principalement l’Ukraine, la Biélorussie et la Pologne), ne se sont pas développées initialement sur une base capitaliste : Elles étaient composées de formations sociales que l’on peut qualifier comme des ethnies, des proto-nationalités ou des tribus1, mais qui n’étaient pas des nations modernes consolidées.

Toutefois, dans la seconde moitié du XIXe siècle, les relations capitalistes ont commencé à se développer à un rythme accéléré dans l’ensemble de l’empire russe, en particulier dans le cœur de la Russie. En Russie propre, au Belarus et en Ukraine, l’émergence de fractions nationales de la bourgeoisie naissante a conduit au développement formel de cultures folkloriques, auparavant essentiellement paysannes, qui sont devenues les racines d’une identité nationale commune utilisée pour se distinguer des autres. Naturellement, tous les mouvements de ce type en dehors de la Russie propre ont été considérés par la classe dirigeante et la monarchie comme une menace envers l’ordre des choses existant, et ont donc subi une forte répression.

Parallèlement aux mouvement de la bourgeoisie nationale qui se développent et se consolident dans tout l’empire, une gauche socialiste révolutionnaire émerge. En se développant, elle a dû contester avec la précédente pour les trois principaux réservoirs de potentiel révolutionnaire : la classe ouvrière, la paysannerie et les nations et nationalités opprimées. C’est ainsi que le parti Social-Démocrate de Russie a développé son analyse de la question nationale au-delà de tout que les socialistes d’Europe occidentale avaient fait, car les conditions particulières de la Russie Tsariste rendaient cette question particulièrement urgente.

Il ne faut pas oublier que la révolution russe subséquente a été une révolution multinationale. Après la prise de pouvoir, les bolcheviks ont fait quelque chose de sans précédent : ils ont reconnu aux nations minoritaires le droit à l’autodétermination, y compris le droit à la sécession. Comme d’autres, l’Ukraine a accepté de rejoindre l’Union des nations soviétiques. C’est ainsi qu’est né l’État multinational de l’Union soviétique.

Ukraine, en revanche, était un champ de bataille entre les forces armées et politiques bourgeoises-nationalistes, tsaristes, occidentales-interventionnistes, paysannes-anarchistes et communistes. À l’époque de la révolution russe, l’Ukraine était l’une des régions les plus industrialisées de l’empire Russe. Ces industries, principalement situées dans la moitié orientale du pays, regroupaient une bourgeoisie d’origine ukrainienne et russe. Par contre, les terres arables de cette région immensément fertile (qui allait être surnommée « le grenier à blé de l’Union soviétique ») supportaient un nombre anormalement élevé de Koulaks : une couche sociale de paysans prospères qui représentaient un processus d’accumulation primitive se développant dans les campagnes.

Par la suite, dans les années qui ont précédé la révolution russe, l’alliance entre les bolcheviks et les forces révolutionnaires nationales en Ukraine s’est parfois révélée difficile.

La nécessité de redistribuer les céréales dans toutes les régions et le passage à la collectivisation des fermes se sont heurtés de plein fouet aux aspirations de la bourgeoisie nationale. Les Koulaks résistent violemment à ces mesures. Combiné à la sécheresse, cet ensemble de facteurs va créer les conditions de la survenue de la famine en 19322. Celle-ci allait enflammer les contradictions entre les forces supranationales et nationales, et entrer plus tard dans la mythologie nationaliste comme « Holdomore », une famine créée artificiellement afin de réprimer sans pitié les activités antisoviétiques.

À ce stade, il peut être utile de réexaminer la manière dont Lénine met en évidence la double nature des mouvements nationaux : Dans leur correspondance ( par leur lutte contre les nations oppressives) et leur divergence (par l’exclusivité de la politique de la bourgeoisie pour les privilèges de cette nation uniquement); avec le programme du mouvement prolétarien. Pour lui, le mouvement prolétarien ne peut soutenir les politiques de la bourgeoisie nationale que sur une base conditionnelle, car « la bourgeoisie place les revendications nationales au premier rang, le prolétariat subordonne ces revendications à l’intérêt de la lutte des classes « 3.

Notamment, depuis la fondation de la République socialiste soviétique d’Ukraine, l’ouest du pays était sous occupation polonaise, devenant ainsi une république bourgeoise antibolchevique. C’est là que les représentants des classes possédantes; les courants nationalistes réactionnaires et plus tard fascistes, ont prospéré. Ils exploitent les contradictions réelles entre la paysannerie et le gouvernement soviétique, dans le but de se réunir avec le reste de l’Ukraine, en dehors de l’Union soviétique. Les intérêts de classe l’emportent cependant sur les intérêts nationaux : En effet, ils ont cherché à plusieurs reprises l’aide des impérialistes occidentaux qui cherchaient à vaincre l’Union soviétique, collaborant plus tard avec leurs occupants nazis avec les mêmes intentions. Alors que l’Europe plongeait dans la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine (les marches occidentales de l’Union soviétique) a subi un nombre élevé de pertes militaires (armée rouge) et civiles. En outre, des dizaines de milliers de partisans se sont battus jusqu’à la fin de la guerre contre les forces étrangères et les collaborateurs nationaux. Ironiquement, la réunification de l’Ukraine a été réalisée par l’Union soviétique dans le cadre de la marche de l’Armée rouge vers l’Allemagne.

Or, la période d’après-guerre de l’Union soviétique a vu une évolution favorable à la Russie propre, avec un recul des droits culturels. Le parti communiste ukrainien, malgré sa vision trop étroitement nationaliste, a parfois été un allié clé des Bolcheviks dans la mise en œuvre des politiques, et parfois en désaccord avec eux. Ce basculement a marqué le démantèlement du parti par les dirigeants soviétiques. Néanmoins, Nikita Khrouchtchev4, premier secrétaire du parti communiste, dirigea plus tard le processus de déstalinisation, jouant également un rôle majeur dans le transfert de la Crimée à l’Ukraine (bien qu’elle soit majoritairement russophone).

Après la dissolution de l’Union soviétique, l’Ukraine a été plongée dans un chaos économique et politique caractérisé par l’émergence d’oligarques dans la mêlée générale chaotique. Alors que le Belarus et le Kazakstan s’alignent sur la fédération russe, les pays baltes optent pour les impérialistes occidentaux, les oligarques ukrainiens oscillent entre l’Est et l’Ouest. Bien que la position dominante de la bourgeoisie ait commencé par un alignement avec la Russie, la « révolution orange » de 2004 a marqué une intensification du conflit (à propos des résultats des élections) entre ces deux fractions, où la position occidentale l’a temporairement emporté.

Quoique spontanée et confuse, la révolution orange était animée par un vague sentiment de lutte contre la corruption (des lignes ethnolinguistiques étaient en train d’être tracées, mais elles n’étaient qu’un élément secondaire). Ce fut l’une des premières « révolutions colorées » : un terme qui est apparu pour désigner les mobilisations populaires, utilisées pour effectuer des changements de régime pro-occidentaux sans intervention directe. Ne pas analyser un tel phénomène de manière dialectique, et l’étiqueter de manière trop simpliste comme un complot de la « CIA », etc. signifie manquer précisément ce que les révolutionnaires ne doivent jamais manquer : l’état d’esprit des masses (la situation subjective) et les contradictions clés de la société (la situation objective). La réalité est qu’aucune revolution colorée n’est possible s’il n’y a pas de base pour une rébellion de masse. La victoire de la fraction occidentale, avec la prestation de serment de Louchenko en tant que président, a permis de promouvoir et de populariser davantage les thèmes nationalistes, tandis que la politique étrangère s’est orientée vers un rapprochement avec l’UE.

En 2010, la faction orientale a repris le pouvoir avec l’élection de Lanoukovitch. Toutefois, cette résurgence a été brève, car le mouvement Euromaidan a éclaté en 2013, commençant par une série de manifestations qui se sont transformées en fusillades dans les rues de Kiev. Bien que les revendications officielles aient été un retour vers l’UE, les facteurs sous-jacents semblent avoir été les mêmes que ceux de la rébellion précédente : la lutte contre la corruption et un dégoût général pour la condition de la politique bourgeoise, qui a entraîné une polarisation des divisions ethno-linguistiques. Au point le plus élevé de l’escalade, les forces d’extrême droite (qui ne comptaient que quelques centaines de personnes au départ) ont brièvement pris le leadership, étant les seules à être prêtes et désireuses de prendre la tête d’un conflit armé avec les forces de l’État. Lorsque Lanoukovitch a fui le pays, signe d’une nouvelle victoire de la fraction occidentale, les forces pro-russes de l’est du pays ont réagi pour se détacher de l’Ukraine. En Crimée, l’escalade est arrivée au point d’aboutir à une occupation militaire russe directe. Parallèlement, le gouvernement ukrainien a envoyé des troupes dans le Donbas pour mettre fin au soulèvement régional. La guerre civile qui a fait suite s’est poursuivie, avec des accalmies de temps à autre, jusqu’à l’invasion russe de 2022.

Avec ce bref résumé, nous espérons mieux comprendre la complexité du développement historique des conditions objectives et subjectives en Ukraine. Elles ont conduit à l’émergence de factions opposées au sein de la bourgeoisie nationale, chacune prônant un « meilleur accord » de la part des blocs impérialistes concurrents. C’est ainsi que l’Ukraine est devenue un territoire contesté dans la nouvelle redivision du monde.

Pour les camarades du Front des travailleurs d’Ukraine (ML) ou de l‘Union russe de la jeunesse communiste révolutionnaire (bolcheviks), l’escalade dans la guerre impérialiste ne signifie pas seulement le front extérieur des classes dominantes. Mais aussi l’ouverture d’un front intérieur avec l’interdiction des organisations et la réécriture des codes du travail5.

Les communistes ukrainiens sont confrontés aux mouvements populaires qui ont surgi face à une classe dirigeante faible. Faible, non pas parce qu’elle est enracinée dans des formes semi-féodales, n’ayant pas encore vécu les réformes politiques progressives apportées par une bourgeoisie nationale, etc. mais faible face à la contradiction entre l’État-nation et le capital international.

Les pays impérialistes puissants, face à l’anarchie du marché international, ont le privilège de s’engager dans une « régulation interne » continue et coûteuse pour tenter de limiter ce chaos chez eux (par exemple, le protectionnisme, la ‘redistribution des richesses’, les audits indépendants et la législation anti-trust, etc.) En revanche, l’Ukraine est l’un des nombreux pays qui ne disposent pas de ces moyens (car ils sont payés par les superprofits des opérations impérialistes). Ici, le chaos du capital sape ses fondations mêmes, et le dysfonctionnement des affaires internes se manifeste ouvertement par la spéculation, la corruption, etc. Sans les superprofits de l’impérialisme, il n’est pas possible de soudoyer une partie de la classe ouvrière avec l’espoir d’une vie meilleure ; ainsi, lorsque les masses se rebellent, l’État en est réduit à une répression excessive dans une tentative désespérée de contrôler ses affaires internes. Dans de telles situations, les puissances impériales restent aux aguets comme des vautours.

En tant que communistes, l’augmentation récente de ces mouvements populaires confus et interclassistes ne doit pas être rejetée. Notre soutien ne peut être que conditionnel. Nous devons aggraver la composante de ces mouvements la plus fortement animée par l’affrontement des prolétaires avec le capital international. Nous ne pouvons pas soutenir les « solutions » de la petite bourgeoisie et du nationalisme à cette contradiction. Celles-ci visent à obtenir des privilèges nationaux pour tenter d’atteindre l’équilibre avec le marché mondial (protectionnisme, etc., voir ci-dessus). Nous devons travailler pour empêcher le prolétariat de tomber dans un tel cul-de-sac politique6 (démontré par Syriza et Podemos). En tant que communistes, nous savons que toutes ces contradictions ne peuvent pas être résolues par le capitalisme, ni par l’État-nation.

En conclusion de notre analyse des particularités de l’Ukraine, nous changeons de perspective pour adopter une vue panoramique de la dynamique mondiale qui a donné naissance à cette guerre. En effet, à mesure que les tensions entre les États-Unis et la Chine s’intensifient, la guerre en Ukraine prend de l’importance, car elle annonce l’effondrement du mythe du monde unipolaire.

Pour analyser ce panorama, nous commençons par la conception de l’impérialisme de Lénine, non pas comme une catégorie (dans une dichotomie entre progressisme et impérialisme), mais comme une manière de décrire toute une époque du capitalisme. Par exemple, l’analyse récente de la Russie témoigne du fait que lorsque les catégories sont analysées de manière isolée, on en perd la perspective plus large, ce qui conduit à leur exagération. Certes, il est facile de percevoir la Russie comme se battant dans un coin. À l’ère impériale moderne des guerres par procuration et du « soft power », les stratégies longtemps considérées comme démodées (le lancement d’une guerre terrestre à l’ancienne, les déclarations ouvertes d’annexion, etc. ) montrent qu’elle a du mal à garder la tête hors de l’eau. Et d’une manière très réelle, la Russie lutte pour sa propre survie – sa survie en tant que puissance impérialiste. Certes, elle n’est pas la puissance impérialiste dominante, mais elle n’est en aucun cas un pays opprimé, mais plutôt un pays qui participe à la nouvelle redivision du monde.

Tout comme un projecteur peut éclairer la scène dramatique, se focaliser sur la guerre et la ruée vers les ressources de l’Ukraine peut nous faire négliger la chorégraphie complexe des tensions mondiales – une symphonie de notes plus subtiles qui jouent une mélodie d’une importance bien plus grande que le grand spectacle lui-même. L’impérialisme » de Lénine illustre la compréhension de la tapisserie des « sphères d’influence » sont tissée par le capital financier, où la domination militaire n’est qu’un outil parmi d’autres. Cette domination du capital financier décrite par Lénine entremêle les institutions nationales; corporatives, financières et politiques par le biais de son besoin d’expansion. De même, son influence s’étend à une myriade d’organisations internationales, qu’il s’agisse d’organisations d’aide internationale, d’organismes de réglementation, du monde de la criminalité, de plates-formes diplomatiques et économiques, d’instituts de recherche ou de plates-formes de communication etc. Le « soft power » qui en résulte explique pourquoi, par exemple, il était si important pour Macron de promettre un milliard d’euros pour le développement d’écoles francophones en Afrique en pleine pandémie.

À cet égard, même si c’est la Russie qui s’engage dans les interventions militaires actuelles, c’est surtout la Chine qui prépare le terrain pour que de telles interventions puissent avoir lieu. Depuis l’ère napoléonienne, les lignes de ravitaillement sont devenues un facteur essentiel de la guerre. Autrefois négligé, il semble aujourd’hui banal de reconnaître que la capacité de ses troupes à combattre dépend du maintien de leur approvisionnement. En bref, nous devrions nous poser la question suivante : si la Chine n’avait pas préparé le terrain, où en serait la capacité militaire de la Russie en Afrique ? Les manœuvres de « soft power » peuvent se dérouler à plusieurs niveaux, notamment sur le plan économique, de l’information, de la perturbation générale et de la désorientation, afin de créer des conditions favorables à l’un ou l’autre des blocs. À l’instar d’une partie d’échecs, les manœuvres cruciales se produisent souvent, non pas dans les phases finales, lorsque l’adversaire sent une menace imminente, mais plutôt dans les mouvements précédents, dissimulés dans l’ombre.Cela peut toutefois donner l’impression que ces sphères d’influence sont statiques et que tous les mouvements entre elles sont orchestrés. Pour en revenir à la caractérisation par Lénine de l’impérialisme comme la phase la plus chaotique du capitalisme, rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. Si, à l’époque de Lénine, « l’exportation du capital » n’était pas plus rapide qu’un bateau à vapeur, aujourd’hui, à l’ère du numérique, de vastes pans du capital financier se dispersent comme des éclats d’obus, traversant le monde sous leur forme virtuelle, en un clin d’œil. L’accélération de cette tendance s’accompagne d’une augmentation des turbulences, de la spéculation, des jeux d’argent et de la logique consistant à « couper l’herbe sous le pied pour gagner du fric rapidement » (il suffit de regarder le crise économique 2008 pour s’en convaincre). Un cercle vicieux se met en place : l’augmentation de la concentration du capital entraîne un chaos accru sur le marché. Ce chaos est ponctué de crises économiques qui renforcent à nouveau la concentration (les éléments les plus faibles n’ayant pas les ressources nécessaires pour survivre à la crise).

Le cycle actuel de chaos et de concentration se situe dans un monde où le rideau de fer ne sépare plus l’économie mondiale en deux domaines distincts. Au contraire, les deux principales puissances impériales sont imbriquées dans une étreinte mortelle d’interdépendance économique : Un coup porté à l’une d’entre elles provoque une onde de choc chez l’autre. Les sanctions contre la Russie sont un bon exemple de la façon dont les efforts pour séparer une partie au capital mondial peuvent produire des résultats inattendus qui vont à contre-sens de ses objectifs (dans d’autres cas, comme pour l’uranium, la loi du marché refuse tout simplement de telles tentatives). En résumé, nous devons considérer chaque « sphère d’influence » comme en flux permanent. À cet égard, nous ne pouvons parler que de tentatives visant à canaliser des parties du capital financier international entrelacé dans certaines directions. Ou d’efforts pour exploiter une vulnérabilité exposée par l’anarchie du capital chez l’adversaire. Malgré toutes ces tentatives et tous ces efforts, la loi du marché fonctionne souvent de manière obscure et contradictoire, à l’insu de ces plans.

D’une certaine manière, cette guerre est la première escarmouche : la mise à l’épreuve des forces et la réorganisation des forces à l’est et à l’ouest, en réaction à ce que l’adversaire révèle. En effet, malgré toutes les abstractions susmentionnées, c’est le conflit militaire qui oblige chacun à dévoiler ses cartes. C’est cette compréhension du conflit impérialiste (sous ses formes subtiles et ouvertes) qui nous donne un cadre pour évaluer les blocs impériaux respectifs. À cet effet, il devient impératif d’aborder les affirmations concernant le prétendue rôle « progressiste « 7 attribué à la Chine et à la Russie. Au niveau le plus superficiel, ces affirmations les présentent comme des « libérateurs » pour leur lutte contre les fascistes, leur aide aux nations africaines dans la lutte contre leurs anciens maîtres coloniaux ou simplement parce qu’ils sont les outsiders qui s’opposent à l’impérialisme américain. Pour contrer ces affirmations idéalistes, il suffit de les opposer à l’implication de telles valeurs « libératrices » à l’intérieur de leurs frontières. Comme l’a affirmé Lénine, les anti-impérialistes sont partout lorsqu’il s’agit de parler de son pays rival, mais nulle part lorsqu’il s’agit de parler de sa propre nation impérialiste.

Ces arguments moralisateurs trouvent généralement leur fondement dans la ligne idéaliste connue sous le nom de « multi-polarisme ». Il s’agit de la tendance politique qui promeut le développement de plusieurs puissances impérialistes concurrentes dans l’espoir d’un monde « multipolaire » : dans ce contexte, les grandes puissances se « tiennent mutuellement en échec », en créant une distribution plus équilibrée et diversifiée du pouvoir et de l’influence sur la scène mondiale.

Contrairement à ces aspirations à « l’équilibre », la théorie de l’impérialisme de Lénine décrit deux tendances contradictoires, avec le Monopole (/concentration/intégration) à un pôle , et la Concurrence (/friction/division/conflit/) à l’autre. Cette contradiction majeure au sein du capitalisme explique pourquoi Lénine commence son analyse de l’impérialisme par la formation de monopoles, mais termine par l’inévitabilité de la guerre (plutôt que par un monopole mondial unique). Ce sont ces aspects contradictoires de l’impérialisme qui produisent un développement inégal et une distribution inhomogène des richesses au lieu d’aboutir à un état d’équilibre. Pour imaginer un tel état d’équilibre, il faudrait non seulement que toutes les puissances impériales aient une répartition égale des ressources matérielles, de la population, une géographie qui élimine tout avantage stratégique, etc. mais aussi que chacune ait un rythme de développement économique identique, de sorte qu’aucun facteur de différenciation ne puisse donner à un bloc l’avantage sur l’autre. Face à de telles imaginations, nous retrouvons Lénine : « Celui qui nie les tâches urgentes d’aujourd’hui, au nom de rêves sur les tâches douces de l’avenir, devient un opportuniste « 8. La réalité de l’impérialisme est que l’ascension d’un bloc s’accompagne du déclin d’un autre. Cela peut momentanément fournir une ouverture aux gouvernements bourgeois des pays plus faibles pour jouer un côté contre l’autre en tentant d’obtenir un plus grand degré d’indépendance. Mais ce scénario est toujours limité et précaire, et son échec, à long terme, est inévitable. La réalité est que la notion d’équilibre durable entre les puissances impériales est le retour de la recherche du mirage d’un « capitalisme pacifique » ( comparable à l’idée d’ultra-impérialisme de Kautsky9) à une époque où l’histoire a prouvé depuis longtemps que l’impérialisme n’aboutit qu’à des conflits et à des guerres.

La réalité de la guerre et ses implications politiques peuvent être bouleversantes, tout en paraissant paradoxalement lointaines et surréalistes. Il est facile de comprendre comment la paralysie décisionnelle face aux questions complexes qu’elle pose peut conduire à applaudir l’autre empire. Cependant, alors que les répercussions mondiales de cette guerre sont de plus en plus ressenties par notre classe, il est nécessaire de promouvoir une ligne de classe indépendante plutôt que de se laisser emporter par le programme des forces « progressistes » de l’un ou l’autre des blocs impérialistes.

Ainsi, alors que l’impérialisme de notre nation resserre son étau sur le prolétariat, extrayant jusqu’à la dernière goutte de travail pour alimenter son arsenal de guerre, les conséquences matérielles de cette guerre pour la classe ouvrière se font de plus en plus sentir. Les implications matérielles de cette guerre pour le prolétariat sont que l’ennemi est plutôt chez lui. On pense aux investissements militaires au détriment des investissements civils, ou plus simplement aux exodes que produisent les guerres et les différents circuits liés à l’accueil des migrants.

De se permettre de se laisser embarquer par les promesses « d’équilibre » des impérialistes ou de « tranquillité » de notre propre bourgeoisie nationale, en promettant de nous mettre à l’abri du chaos du capital international; sont des impasses stratégiques que nous ne pouvons pas nous permettre de commettre. A l’inverse, ce sont les qualités autodestructrices du capital qui ont ouvert des fissures dans la façade de nos ennemis de classe. Si nous choisissons de ne voir qu’un mur impénétrable, il est certain que nous resterons immobilisés. Le capitalisme d’aujourd’hui est plus faible que jamais, de plus en plus incapable de captiver notre jeunesse avec des rêves de luxe prefabriqués, qui sont ensuite retournés,lorsque la réalité frappe à la porte, révélant de telles fausses promesses comme un étalon pour évaluer sa propre pauvreté relative. Face à un prolétariat de plus en plus multinational (l’organisation du travail et le marché), nous avons une concurrence qui produit une lutte de plus en plus féroce entre les classes et entre la même masse de travailleurs, ce que l’on appelle la « guerre des pauvres ».

Il y a des guerres d’intensité variable sur tous les continents, il y a des guerres qui sont simplement oubliées parce qu’elles sont périphériques, comme dans le cas du Yémen. La guerre en Ukraine est le « monde » parce qu’en Ukraine, les contradictions du capitalisme deviennent plus visibles. Cette guerre a rendu encore plus visibles les divergences au sein de la gauche et du mouvement communiste lui-même.

Les déchirures et les divisions que cette guerre provoque dans le mouvement communiste (partisans de l’Ukraine, partisans de la Russie, internationalistes) sont inévitables, et d’une certaine manière positives, parce qu’elles sont liées aux contradictions du présent. Face au conflit de l’Ucriana, on ne peut pas faire comme si c’était un conflit comme les autres, la position que l’on décide d’adopter conduit à des positions précises. Placer sa propre bourgeoisie comme ennemi principal n’est donc pas une opinion, parmi d’autres, mais un choix précis d’indépendance du mouvement communiste aujourd’hui.

A.Z

1 L’un d’entre eux est le « Rus », qui désigne les rameurs, des commerçants scandinaves dont la base s’est déplacée de Kiev, la « mère des villes Rus », à Moscou à la suite de l’invasion des Mongols.

2 Pour plus d’informations sur ce sujet voir ; What About Russia?, An Honest Reply to Honest Questions, Anna Louise Strong. https://digital.library.pitt.edu/islandora/object/pitt%3A31735061539676/viewer#page/8/mode/2up

3 Lénine – Le droit des nations à l’autodétermination

4 Nikita Khrouchtchev (1894-1971) est né à Kalinovka, dans l’oblast de Koursk, en Russie impériale (dans l’actuelle Russie, près de la frontière actuelle avec l’Ukraine) dans une famille paysanne. En 1908, sa famille s’installe à Yuzovka, en Ukraine (aujourd’hui territoire de Donetsk sous contrôle russe).

5 Quelques-unes des premières mesures prises par l’État ukrainien au déclenchement de la guerre

6 Pour Lénine, l’ère de l’impérialisme est celle où la dépendance des petites nations à l’égard des grandes puissances impériales devient une règle générale.

7 On pourrait tout aussi bien évoquer le rôle « civilisateur » de l’Empire britannique qui, dans ses propres colonies, a étendu le réseau routier et construit des bâtiments et d’autres choses utiles.

8 Introduction de Lénine à L’impérialisme et l’économie mondiale de Boukharine

9 Karl Kautsky (1854-1938), l’un des principaux dirigeants de la social-démocratie allemande, il a soutenu l’intervention militaire de l’Allemagne dans la première guerre mondiale.

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